Les achats d’avions américains qui fragilisent l’Europe

avions américains en Europe

L’Europe multiplie les achats de F-35 et de F-16 au détriment de ses propres avions de combat. Quels chiffres, quelles pertes industrielles, quelles alternatives pour l’autonomie stratégique ?

En résumé

L’Europe vit un paradoxe. D’un côté, les budgets de défense explosent, avec près de 343 milliards d’euros prévus en 2024 pour les États membres de l’UE, dont plus de 88 milliards pour l’achat de nouveaux équipements. De l’autre, les achats d’avions étrangers par l’Europe profitent largement aux États-Unis : près de la moitié des avions de combat en service dans les armées européennes sont d’origine américaine, principalement des F-16 et des F-35, alors même que le continent produit trois avions modernes – Rafale, Eurofighter Typhoon et JAS 39 Gripen. Cette réalité pèse directement sur le développement européen des avions de combat et sur l’autonomie stratégique de l’industrie aéronautique européenne, en détournant des dizaines de milliards d’euros de commandes potentielles. Les raisons sont connues : pression du temps face à la Russie, promesse d’interopérabilité dans l’OTAN, puissance d’influence américaine, lenteurs et divisions des programmes européens. Mais des initiatives comme le fonds SAFE (150 milliards d’euros de prêts conditionnés à un contenu majoritairement européen) tentent de réorienter la politique d’achats de défense en Europe. L’avenir dépendra de la capacité des Européens à se mettre d’accord sur des programmes communs (SCAF, GCAP) et sur une stratégie industrielle cohérente, plutôt que de continuer à arbitrer, pays par pays, entre avions américains et projets européens concurrents.

La réalité chiffrée des achats d’avions étrangers par l’Europe

Les montants en jeu donnent la mesure de l’enjeu. En 2023, les États membres de l’Union européenne ont consacré environ 279 milliards d’euros à la défense, dont 72 milliards à l’investissement, soit 26 % du total, un record depuis que l’Agence européenne de défense suit ces données. En 2024, la Commission européenne estime que l’effort de défense des Vingt-Sept atteindra environ 343 milliards d’euros, avec 88 milliards d’euros dédiés à la seule acquisition de nouveaux équipements, dont plus de 80 % pour des matériels neufs.

Dans ce volume, la part exacte des achats d’avions américains n’est pas publiée de façon détaillée. En revanche, plusieurs analyses convergent sur la structure des flottes. Une étude du Guardian, basée sur les inventaires des armées, indique que près de la moitié des avions de combat en service dans les forces européennes sont d’origine américaine, principalement des F-16, F-15 et F-35. À eux seuls, les F-16 représentent presque 600 appareils en Europe hors États-Unis, toutes versions confondues.

En parallèle, les programmes aéronautiques européens ne fournissent que trois avions de combat modernes : Rafale, Eurofighter Typhoon et JAS 39 Gripen. La production annuelle cumulée de ces appareils reste limitée à quelques dizaines d’unités par an, bien loin du rythme industriel américain.

L’effet de bascule est encore plus visible si l’on ne regarde que les commandes récentes. Le F-35 Lightning II est déjà commandé ou en passe de l’être par au moins treize pays européens, dont l’Italie, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Norvège, le Danemark, la Pologne, la Finlande, l’Allemagne, la Grèce, la Belgique, la République tchèque et la Roumanie. À terme, le volume pourrait dépasser 500 à 600 F-35 déployés sur le continent.

En valeur, si l’on prend un coût unitaire “tout compris” (avion + soutien + armement) autour de 150 à 180 millions d’euros par F-35A, chaque tranche de 100 appareils représente entre 15 et 18 milliards d’euros de dépenses, majoritairement captées par l’industrie américaine. Même en tenant compte de compensations industrielles, c’est autant de commandes qui ne sont pas passées à la construction d’une base industrielle aéronautique européenne.

Les raisons opérationnelles et politiques du choix américain

Pourquoi, dans ce contexte, la dépendance européenne aux avions américains continue-t-elle de s’accroître ? Les armées comme les gouvernements européens avancent plusieurs arguments très concrets.

Sur le plan opérationnel, le F-35 est perçu comme un “passeport” vers la supériorité technologique. Avion de cinquième génération, furtif, fortement numérisé, il est présenté comme la colonne vertébrale future de la défense aérienne de l’OTAN. Une analyse de European Security & Defence note que, même si l’Europe produit trois avions de combat modernes, le F-35 est en passe de devenir l’épine dorsale de la défense aérienne de l’Alliance.

Cet argument se double d’un impératif d’interopérabilité. Les États-Unis contrôlent une grande partie des “capacités habilitantes” de l’OTAN : ravitaillement en vol, ISR (intelligence, surveillance, reconnaissance), systèmes de commandement, missiles de croisière ou armements air-sol à longue portée. Choisir un F-35 ou un F-16, c’est s’assurer que la flotte pourra s’intégrer sans friction dans les plans de campagne américains et bénéficier immédiatement des bibliothèques de menaces, des liaisons de données et des mises à jour logicielles.

Sur le plan politique, le rôle des alliances dans les achats d’avions militaires est déterminant. Pour les pays de l’Est – Pologne, Roumanie, Finlande ou États baltes – acheter américain, c’est envoyer un message clair à Washington : “nous misons sur vous comme garant ultime de notre sécurité face à la Russie”. Les méga-contrats polonais pour des F-35, des chars Abrams ou des HIMARS s’inscrivent dans cette logique d’arrimage stratégique à la puissance américaine.

Enfin, les États-Unis vendent un “package” complet : avion, armement, formation initiale, soutien, parfois même financement. Le F-16 est historiquement moins cher à l’achat et en coût de possession qu’un Rafale ou qu’un Eurofighter, tout en offrant des performances jugées “suffisantes” pour la plupart des missions. Dans un contexte d’urgence – réarmement accéléré après 2022 – cet argument prix/rapidité d’acquisition est décisif pour plusieurs capitales.

Les coûts cachés pour l’industrie aéronautique européenne

Si l’on se place du côté de les enjeux industriels de l’aéronautique européenne, le bilan est beaucoup moins favorable. Chaque F-35 acheté est un avion Rafale, Typhoon ou Gripen potentiellement non vendu, et ce manque à gagner se compte en dizaines de milliers d’emplois industriels sur la durée de vie des programmes.

L’Europe produit pourtant des avions de combat qui couvrent une large palette de besoins. Le Rafale a démontré sa polyvalence en opérations au Sahel, en Irak et en Syrie ; l’Eurofighter Typhoon reste une plateforme air-air très performante, modernisée pour frapper au sol ; le JAS 39 Gripen est optimisé pour les petits pays souhaitant des coûts d’exploitation réduits.

Pourtant, la production annuelle cumulée de ces appareils reste limitée. Une analyse de Simple Flying souligne que les industriels européens livrent seulement quelques dizaines d’avions de combat par an, ce qui ne permet ni de massifier les effets d’échelle, ni de tirer pleinement vers le bas les coûts unitaires.

Sur le plan macroéconomique, on peut esquisser un ordre de grandeur. En 2024, les achats d’équipements de défense des États membres de l’UE atteignent 88 milliards d’euros. Si, par hypothèse, seulement un tiers de cette somme est consacré aux capacités aériennes, cela représente environ 30 milliards d’euros. Si la moitié de ce montant part à l’étranger – essentiellement vers les États-Unis – ce sont potentiellement 15 milliards d’euros par an qui ne nourrissent pas l’autonomie stratégique de l’industrie aéronautique européenne.

Sur vingt ans, la durée de vie typique d’une flotte de chasseurs, on parle d’un cumul potentiel de 300 milliards d’euros de commandes “captables” par des constructeurs européens, si les choix politiques allaient massivement dans ce sens. Ce calcul reste hypothétique mais il donne l’ordre de grandeur du manque à gagner pour le soutien au développement des avions européens.

À cela s’ajoute un coût stratégique : dépendre d’algorithmes, de codes sources, de pièces de rechange et de chaînes logistiques contrôlés par Washington signifie que l’Europe ne peut pas entièrement décider seule de l’usage de ses flottes, ni des évolutions technologiques qu’elle souhaite prioriser. L’article du Monde sur le F-35 insiste sur cette dépendance, en rappelant que l’avion impose un flux de données et de maintenance transitant par des systèmes américains.

Les freins structurels à la souveraineté aéronautique européenne

Au-delà de la seule question du F-35, c’est toute la stratégie européenne de l’industrie de défense qui est en cause. L’Union dispose désormais d’une Stratégie industrielle de défense et d’instruments financiers puissants, mais ceux-ci se heurtent aux réflexes nationaux.

La Commission européenne pousse clairement dans une direction : augmenter l’“achèvement européen” des équipements achetés, développer des capacités industrielles communes, et faire en sorte que les États “achètent ensemble, et achètent en Europe”. Le Livre blanc pour la préparation de la défense et l’agenda “ReArm Europe” envisagent de mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros de financements sur plusieurs années, en grande partie pour des programmes d’armement.

Le nouvel instrument SAFE (Security Action for Europe) illustre ce tournant. Il met à disposition jusqu’à 150 milliards d’euros de prêts à long terme pour des achats de défense, avec une condition forte : au moins 65 % de la valeur des équipements financés doit provenir de fournisseurs basés dans l’UE, en Norvège ou en Ukraine.

Sur le papier, cela devrait favoriser la construction d’une base industrielle aéronautique européenne et réorienter la politique d’achats de défense en Europe vers des matériels continentaux. Dans les faits, plusieurs freins persistent :

Les divisions entre États membres

Tous les pays ne partagent pas la même vision de la souveraineté aéronautique européenne. La France plaide pour un “Buy European” assumé. D’autres, comme l’Italie ou la Hongrie, sont plus réticents à des contraintes jugées trop rigides et craignent de se voir imposer des choix contraires à leurs intérêts industriels ou budgétaires.

Les pays les plus exposés à la menace russe (Pologne, États baltes, Finlande) privilégient la rapidité et la garantie américaine, quitte à sacrifier une partie de l’objectif d’autonomie industrielle. D’autres, comme l’Espagne ou le Portugal, commencent au contraire à remettre en cause certains achats américains, notamment autour du F-35, pour privilégier des solutions européennes comme l’Eurofighter ou le futur SCAF.

La fragmentation des programmes européens

L’Europe prépare en parallèle deux grands programmes aéronautiques européens de nouvelle génération : le SCAF (Future Combat Air System), porté par la France, l’Allemagne et l’Espagne, et le GCAP (Global Combat Air Programme), réunissant le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon. La Commission a récemment approuvé la coentreprise industrielle qui portera GCAP, confirmant ainsi l’existence de deux filières concurrentes sur le même continent.

Cela complique la tâche : plutôt qu’un seul grand programme fédérateur, l’Europe se retrouve avec deux écosystèmes qui devront se partager les financements, les ingénieurs et les exportations. À court terme, ces projets n’entreront pas en service avant 2040, laissant un “trou capacitaire” que les États comblent aujourd’hui… avec du F-35.

Les désaccords politiques entre Européens sur les achats d’avions

Derrière les chiffres se cachent de profondes divergences de vision. Le débat sur les avions étrangers en Europe est d’abord un débat politique.

L’Espagne a choisi de renoncer au F-35 pour ses futurs besoins, préférant prolonger et moderniser sa flotte d’Eurofighter Typhoon et investir dans le SCAF avec la France et l’Allemagne. Cette décision est autant industrielle que symbolique : Madrid entend défendre la compétition entre avions américains et européens et refuser un monopole de fait du F-35 sur le continent.

À l’inverse, l’Allemagne illustre les contradictions européennes. Berlin a annoncé l’achat d’au moins 35 F-35A pour assurer la mission de partage nucléaire de l’OTAN, tout en investissant plusieurs milliards dans le SCAF et dans la modernisation de l’Eurofighter. Cette double stratégie reflète un compromis politique : garantir la crédibilité vis-à-vis de Washington à court terme, tout en préservant un rôle dans l’avenir des avions de combat européens.

Les opinions publiques sont elles aussi partagées. Un sondage pour le European Council on Foreign Relations montre que les Européens acceptent désormais majoritairement une hausse des dépenses de défense, mais sans consensus clair sur la manière de les dépenser. Pour certains, acheter américain reste la garantie la plus rapide et la plus sûre ; pour d’autres, chaque milliard qui traverse l’Atlantique affaiblit l’option d’une Europe “puissance”, capable de se défendre seule si les États-Unis se désengagent.

Enfin, un élément souvent sous-estimé nourrit le désaccord : de nombreux avions dits “européens” intègrent eux-mêmes des composants ou systèmes américains critiques (moteurs, électronique, armements). Par exemple, une part significative des systèmes embarqués du Gripen provient de fournisseurs américains. Cela complexifie la frontière entre les achats d’avions étrangers par l’Europe et les achats “véritablement” européens.

avions américains en Europe

L’avenir des avions de combat européens entre dépendance et sursaut

La décennie 2025-2035 sera déterminante pour l’avenir des avions de combat européens. Plusieurs tendances lourdes se dégagent.

D’un côté, la trajectoire actuelle renforce mécaniquement la dépendance européenne aux avions américains. Le F-35 s’impose comme standard OTAN, les F-16 modernisés restent nombreux, et les capacités d’armement guidé, de renseignement et de communication demeurent pour l’essentiel sous contrôle américain.

De l’autre, l’Union a enfin commencé à mettre en cohérence ses ambitions politiques et ses instruments financiers. Le programme SAFE, les objectifs de 40 % de commandes réalisées en coopération d’ici 2030, et le principe selon lequel une majorité des équipements financés doivent provenir de l’UE constituent de puissants leviers pour réorienter les investissements européens dans les programmes d’avions de combat.

Pour que cela produise des effets concrets, plusieurs conditions devront être réunies :

  • des cycles de décision plus courts, capables de rivaliser avec la réactivité du Foreign Military Sales américain ;
  • une réduction des doublons entre programmes SCAF, GCAP, Eurofighter et Rafale, afin d’éviter de diluer les budgets et les compétences ;
  • une approche plus offensive en matière d’exportations, où les Européens défendent ensemble leurs appareils face à la concurrence américaine, plutôt que de se disputer les rares marchés disponibles ;
  • une clarification politique : l’OTAN comme alliance reste indispensable, mais l’Europe doit décider jusqu’où elle accepte que sa sécurité aérienne européenne et les choix de flotte dépendent d’un fournisseur unique situé hors du continent.

Une décennie décisive pour choisir entre confort et autonomie

L’Europe ne se trouve pas face à un choix simple entre “avions américains” et “avions européens”. La réalité est plus nuancée : même en réorientant les flux financiers, le continent restera longtemps tributaire de l’écosystème américain pour les munitions, les senseurs, les systèmes d’information et de commandement.

La question centrale est autre : quelle part de ses budgets – déjà en forte hausse – l’Europe accepte-t-elle de consacrer à l’équipement de ses armées tout en consolidant, ou non, la construction d’une base industrielle aéronautique européenne ?

Tant que chaque pays arbitrera seul entre F-35, Rafale, Eurofighter et futurs SCAF ou GCAP, les États-Unis conserveront un avantage structurel, nourri par l’effet de masse, la cohérence industrielle et la centralisation politique. Si, au contraire, les Européens parviennent à transformer leurs nouveaux instruments financiers en véritables décisions communes de flotte, alors les achats d’avions étrangers par l’Europe ne disparaîtront pas, mais ils cesseront d’être la trajectoire par défaut.

La décennie qui s’ouvre dira si le continent choisit la facilité du “plug-and-play” américain ou s’il accepte le prix – politique, financier et industriel – d’une autonomie accrue. Dans le domaine des avions de combat comme ailleurs, ce choix ne se fera pas dans les communiqués, mais dans les contrats signés.

Sources

– European Defence Agency, “Defence Data 2023–2024 – Key findings on EU defence spending”
– European Commission, “Defence industrial strategy and ReArm Europe agenda”, 2024–2025
– Council of the EU, “SAFE – Security Action for Europe, €150 billion for joint defence procurement”, 2025
– The Guardian, “Armed by America: how Europe’s militaries depend on the US – a visual analysis”, 24 juin 2025
– Le Monde, “Le F-35 américain, un avion de chasse symbole de dépendance européenne”, 15 juin 2025
– European Security & Defence, “European combat aircraft SITREP”, 19 juillet 2024
– European Security & Defence, “F-35 in Europe: a takeover?”, 25 juillet 2024
– Reuters, “EU approves British, Italian, Japanese joint venture for combat aircraft (GCAP)”, 2 juin 2025
– Financial Times, “Spain shuns US F-35 jets as tensions grow with Washington”, 2025
– Simple Flying, “How many fighter jets are produced annually in Europe ?”, 20 août 2024

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