Un député allemand veut tuer le SCAF

SCAF image Dassault

Un député allemand propose d’arrêter le programme FCAS. Derrière cette sortie, un risque réel d’implosion du futur avion de combat européen.

En Résumé

L’intervention du député allemand Volker Mayer-Lay, qui demande ouvertement la fin du programme FCAS, n’est pas un simple coup politique. Elle met au jour une crise profonde entre Paris, Berlin et Madrid autour du Future Combat Air System, projet estimé à plus de 100 milliards d’euros pour développer un chasseur de 6e génération et tout un écosystème de drones et de cloud de combat. La rupture de confiance entre Dassault Aviation et Airbus Defence sur le partage industriel et la maîtrise des technologies sensibles compromet le calendrier, déjà repoussé vers 2040. En parallèle, le programme concurrent Global Combat Air Programme (GCAP), mené par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, avance avec une gouvernance jugée plus lisible. L’appel à “terminer FCAS” reflète la peur très concrète d’une partie de l’industrie allemande de se retrouver reléguée au second plan. Derrière le débat technique se joue une question brutale : l’Europe est-elle capable de concevoir un avion de combat du futur sans s’autodétruire dans ses rivalités internes ?

Le programme FCAS, un pari industriel européen en crise ouverte

Le Future Combat Air System est conçu, sur le papier, comme le pilier du futur pouvoir aérien européen. L’idée est simple : remplacer les Rafale français et les Eurofighter allemands et espagnols par un avion de combat de 6e génération, entouré de drones d’accompagnement et connecté à un “combat cloud” capable de partager en temps réel les données tactiques entre plateformes. Le coût global est évalué à au moins 100 milliards d’euros, étalés sur plus de vingt ans, avec une entrée en service visée autour de 2040.

Concrètement, le FCAS repose sur un “système de systèmes”. Au cœur, le New Generation Fighter (NGF), développé théoriquement sous maîtrise d’œuvre de Dassault. Autour, des Remote Carriers, drones de différentes tailles, et un cloud de combat permettant la fusion de données, le tout intégré à des avions existants. Cette architecture doit offrir un avantage opérationnel majeur : capacité de pénétration en profondeur, capteurs multipliés, effet de masse par les drones et résilience accrue en environnement contesté.

Sur le papier, l’équation répond aux ambitions de souveraineté européenne. Dans la réalité, le programme accumule retards et tensions. Lancé en 2017, il a déjà connu plusieurs blocages politiques et industriels. Les jalons techniques sont repoussés, les négociations sur la phase suivante prennent des mois, et les annonces publiques masquent difficilement les désaccords de fond. Quand un projet de chasseur de 6e génération dérive ainsi avant même la construction du premier démonstrateur, c’est un signal d’alarme sérieux.

La réunion annoncée des ministres de la Défense français, allemand et espagnol doit décider de l’avenir immédiat du programme. Officiellement, tout le monde reste “engagé”. Officieusement, chacun prépare ses plans B. C’est dans ce contexte que la sortie de Volker Mayer-Lay prend tout son poids.

La charge de Volker Mayer-Lay et l’exaspération allemande

Le député CDU Volker Mayer-Lay n’est pas un élu marginal. Rapporteur pour la Luftwaffe au Bundestag, il exprime une tendance lourde : une partie de la classe politique allemande ne croit plus au FCAS tel qu’il est structuré aujourd’hui. Quand il affirme qu’“un arrêt contrôlé du programme est la seule solution fonctionnelle” et que “l’amitié franco-allemande survivra, mais pas l’industrie allemande à un nouveau retard”, il met des mots clairs sur ce que beaucoup, à Berlin, disent à demi-voix.

L’argument central est sans détour : si le calendrier continue à dériver, la Luftwaffe manquera de capacités à l’horizon 2040, et surtout, les industriels allemands perdront des compétences clés. L’Allemagne a déjà choisi le F-35 américain pour remplacer une partie de ses Tornado. Elle sait très bien que si le programme FCAS échoue, la solution de repli sera d’acheter davantage d’avions américains ou, à terme, d’entrer comme partenaire junior dans un autre programme. Dans ce scénario, l’autonomie technologique européenne se réduit à un slogan.

La critique de Mayer-Lay vise aussi directement la méthode française. Pour lui, la demande de Dassault d’avoir un rôle dominant sur le NGF revient à mettre Airbus dans une position de sous-traitant. Il y voit un rapport de force insupportable pour un pays qui a construit, avec Airbus, une partie de la puissance industrielle européenne. En creux, il y a une accusation simple : Paris cherche à verrouiller la maîtrise technologique, et Berlin refuse de financer un projet où il serait relégué.

Le contexte politique joue également. Avec un chancelier Friedrich Merz engagé dans un discours plus dur face à Paris, la CDU/CSU pousse une ligne moins conciliante que celle des années Merkel. L’idée que “la France exagère” sur le travail confié à ses industriels trouve un écho dans une partie des milieux économiques. L’appel à “mettre fin à FCAS pour repartir sur des bases saines” est donc autant un signal envoyé à Paris qu’un message interne à l’opinion allemande : l’époque où Berlin signait les chèques sans discuter est terminée.

Les rivalités Dassault–Airbus et la bataille pour le leadership technologique

Au cœur du blocage se trouve le conflit entre Dassault Aviation et Airbus Defence. Les deux groupes ne se battent pas pour quelques pourcents de contrat, mais pour le contrôle de la compétence clé : la conception d’un avion de combat européen de très haute complexité. La France estime que Dassault, héritier direct du Mirage et du Rafale, a l’expertise pour piloter la conception d’un chasseur complexe intégrant furtivité, fusion de données et capacités collaboratives. L’industriel français réclame une vraie maîtrise d’œuvre et la capacité de trancher sur l’architecture avion.

Côté allemand, Airbus considère inacceptable d’être cantonné à des rôles périphériques alors qu’il dispose déjà d’une expérience solide sur l’Eurofighter et sur de nombreux programmes structurants. L’entreprise demande un partage équilibré non seulement en volume d’heures de travail, mais aussi en responsabilités de conception. Cette divergence se cristallise sur les droits de propriété intellectuelle, les interfaces critiques et la sélection des sous-traitants. Quand Mayer-Lay parle de “subordination”, il traduit ce sentiment de déclassement ressenti par une partie de l’écosystème allemand.

Le paradoxe est que certaines briques avancent plutôt bien. Le développement du moteur, entre Safran et MTU Aero Engines, est souvent cité comme un exemple de coopération fluide. Mais l’architecture du NGF, cœur symbolique du avion de combat du futur, reste l’objet d’un bras de fer permanent. Plus grave : les négociations autour d’un partage de 33 % par pays auraient été remises en cause par l’ambition française d’obtenir autour de 80 % du travail sur la cellule et le système de mission. Pour l’industrie allemande, c’est un casus belli.

Ce conflit ne relève pas de la susceptibilité, mais d’un calcul froid. Celui qui maîtrise l’architecture avion et les briques logicielles critiques contrôle, pour les trente prochaines années, une chaîne entière de valeur : modernisations, évolutions, export, dérivés. Accepter aujourd’hui un rôle secondaire, c’est renoncer à des dizaines de milliards d’euros de contrats futurs. Dans ce contexte, chacun défend son pré carré, quitte à fragiliser l’ensemble du programme FCAS.

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Le scénario d’abandon et l’ombre du programme GCAP

La question posée par Volker Mayer-Lay est brutale : faut-il arrêter le FCAS plutôt que de le laisser s’enliser ? Derrière cette hypothèse, il y a une alternative très concrète : se rapprocher du Global Combat Air Programme. Ce programme réunit le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon autour d’un chasseur de 6e génération baptisé GCAP, parfois encore désigné par l’ancien nom Tempest. L’objectif est une entrée en service autour de 2035, soit quelques années avant la cible affichée du FCAS.

D’un point de vue industriel, GCAP présente une structure de gouvernance plus claire, avec BAE Systems, Leonardo et Mitsubishi Heavy Industries en piliers. Le volume global envisagé oscille autour de quelques centaines d’appareils, avec un coût total qui pourrait dépasser les 40 à 50 milliards d’euros selon les hypothèses. Plusieurs pays, dont l’Allemagne, l’Australie ou l’Arabie saoudite, sont régulièrement cités comme candidats potentiels à un statut de partenaire ou de client.

Si Berlin quittait le programme SCAF pour rejoindre GCAP, la conséquence serait immédiate : fragmentation complète de l’effort européen. On se retrouverait avec un bloc franco-espagnol cherchant à sauver un FCAS réduit, un bloc euro-britannique autour de GCAP, et un troisième pôle constitué des pays achetant directement des F-35 ou d’autres avions américains. Autrement dit, l’Europe disperserait encore davantage ses ressources au moment où les États-Unis et la Chine investissent massivement dans leurs propres programmes.

Un autre scénario circule : maintenir une coopération sur le “combat cloud” et les drones, mais laisser chaque camp avancer sur son propre chasseur. C’est la piste d’un “démembrement ordonné” du FCAS, où le NGF franco-espagnol coexisterait avec un éventuel projet allemand réorienté, voire une entrée dans GCAP. Ce compromis sauverait une partie du travail engagé, mais entérinerait l’échec d’un avion de combat européen véritablement commun.

Les conséquences pour l’industrie de défense européenne et la crédibilité stratégique

Si le FCAS s’effondre, les conséquences ne seront pas théoriques. Sur le plan industriel, la chaîne de valeur européenne sera durablement fragilisée. Les bureaux d’études ayant travaillé sur des concepts de avion de combat du futur devront se repositionner. Les sous-traitants, qui ont déjà investi dans des capacités dédiées, risquent de perdre une partie de leur carnet de commandes. À moyen terme, on peut anticiper une consolidation forcée, avec des acteurs plus faibles absorbés ou relégués à des tâches de moindre valeur.

Pour les forces armées, l’impact sera tout aussi concret. Si le programme FCAS échoue, la France, l’Allemagne et l’Espagne devront prolonger en profondeur leurs flottes actuelles ou acheter davantage de matériels américains. Prolonger un Rafale ou un Eurofighter jusqu’aux années 2050 suppose des modernisations successives coûteuses, sans certitude que ces avions restent pertinents face à des adversaires dotés de capacités furtives avancées et de drones collaboratifs en masse. Acheter davantage de F-35 renforcerait la dépendance stratégique vis-à-vis de Washington, alors même que le discours officiel sur “l’autonomie stratégique européenne” reste omniprésent.

Sur le plan politique, l’échec d’un avion de combat européen commun serait un symbole lourd. Il confirmerait que l’Europe est capable de parler d’intégration, mais incapable de la pratiquer sur les programmes les plus structurants. Il donnerait aussi des arguments à ceux qui, dans plusieurs capitales, considèrent que la coopération industrielle européenne est un piège où chacun cherche à maximiser sa rente nationale au détriment du projet collectif.

Enfin, il faut regarder les choses sans filtres : pendant que Paris et Berlin se disputent la taille de leur part de gâteau, les États-Unis, la Chine et le Japon, eux, avancent. Les programmes de avion de combat du futur ne se construisent pas en petites touches. Ils exigent des choix rapides, une gouvernance claire et un minimum de discipline entre partenaires. Si les Européens n’en sont pas capables, ils resteront des clients, même lorsqu’ils se donnent l’illusion d’être des “co-développeurs”.

Le risque d’un système de défense européen condamné à l’achat sur étagère

À plus long terme, l’enjeu dépasse largement le seul FCAS. Ce qui se joue ici, c’est la capacité de l’Europe à maintenir une base industrielle de défense cohérente. Les programmes d’armement structurent les emplois qualifiés, la recherche, la maîtrise des composants stratégiques et la capacité à adapter un système aux besoins nationaux. Renoncer à ce type de projet pour se rabattre sur des achats “sur étagère” revient à accepter une perte progressive de compétences.

Les signaux sont déjà visibles. Une partie des pays européens a massivement commandé des F-35, parfois sans attendre les conclusions des discussions sur les programmes communs. D’autres cherchent des solutions plus rapides pour remplacer des flottes vieillissantes. Le risque est simple : chaque report du programme FCAS rend un achat américain supplémentaire plus probable. Et chaque achat américain réduit d’autant le marché accessible à un futur chasseur de 6e génération européen. Le programme s’affaiblit mécaniquement, ce qui renforce encore la tentation de l’abandon.

Face à cela, l’appel de Volker Mayer-Lay à “arrêter proprement” FCAS peut être vu comme irresponsable. Mais il a le mérite de poser une question que beaucoup éludent : vaut-il mieux maintenir artificiellement un projet mal conçu, ou admettre qu’il faut repartir sur des bases radicalement différentes ? Pour l’instant, la réponse politique reste de sauver les apparences. Pendant ce temps, les calendriers glissent, les coûts montent, et l’écart avec les grandes puissances aéronautiques se creuse.

Si les Européens veulent éviter un futur où Future Combat Air System ne serait qu’un chapitre de plus dans la longue liste des ambitions manquées, il va falloir sortir des postures et trancher clairement : soit accepter un leadership industriel assumé, soit bâtir une gouvernance réellement partagée, mais arrêter de faire semblant que les deux sont compatibles.

Sources

Euractiv – German air force MP calls for end to FCAS fighter jet project
Reuters – German, French, Spanish ministers to meet on FCAS
Reuters – France, Germany step up pressure on arms firms over FCAS
Reuters – Merz urges France to stick to deal on joint fighter jet project
Euronews – Is Europe’s mega defence project FCAS in danger of failing?
The Economist – Europe’s biggest military project could collapse
Wikipedia – Future Combat Air System
Wikipedia – Global Combat Air Programme
Meta-Defense – Options for the future of SCAF are taking shape
National Security Journal – Articles d’analyse récents sur le FCAS

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