
Analyse détaillée des vols conjoints de bombardiers chinois et russes près de l’Alaska en 2024 : capacités, motivations et implications stratégiques.
Le choc de juillet 2024 : quand la Chine s’approche des États-Unis
L’été 2024 a marqué une étape inédite dans l’histoire militaire contemporaine. Pour la première fois, des bombardiers chinois H-6K, accompagnés de Tu-95MS russes, ont pénétré la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) de l’Alaska. Même s’ils ne sont pas entrés dans l’espace aérien souverain américain, cette intrusion a suffi à déclencher une réponse immédiate de l’US Air Force et de l’aviation canadienne, qui ont fait décoller des chasseurs pour escorter les appareils.
Ces vols n’étaient pas isolés. Ils s’inscrivent dans une série de patrouilles conjointes sino-russes commencées en 2019 au-dessus de la mer du Japon et de la mer de Chine orientale. Mais l’apparition de ces bombardiers à proximité directe du territoire américain a changé la perception stratégique : la Chine est désormais capable de projeter sa force aérienne à plusieurs milliers de kilomètres de ses bases.

Un objectif militaire clair : compléter la triade nucléaire
Le rôle des bombardiers dans la dissuasion
La Chine développe depuis des décennies une triade nucléaire comparable à celle des États-Unis et de la Russie : missiles balistiques intercontinentaux (ICBM), sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) et bombardiers stratégiques. Jusqu’à récemment, l’aviation constituait le maillon faible de cette triade. Les H-6, inspirés du bombardier soviétique Tu-16, restaient limités en portée et en capacités.
Avec l’introduction du H-6N, la donne change. Cette version, mise en service en 2019, dispose d’un système de ravitaillement en vol, d’une autonomie accrue (6 000 km) et peut emporter de nouveaux armements stratégiques. Elle est conçue pour porter le missile KD-21, un missile de croisière à longue portée estimé entre 1 300 et 1 500 km, capable d’emporter une ogive nucléaire ou conventionnelle. Certains analystes évoquent même l’intégration future d’un missile hypersonique aéroporté.
Un entraînement grandeur nature
L’approche des H-6N vers l’Alaska ne doit pas être vue uniquement comme un geste symbolique. Il s’agit aussi d’un exercice opérationnel pour tester la capacité de l’Armée de l’air chinoise (PLAAF) à mener des missions de longue portée, à coordonner un vol en coalition avec la Russie et à simuler des scénarios de frappe stratégique contre des cibles américaines.
Une dimension politique : envoyer un message à Washington et ses alliés
Un avertissement sur le nucléaire partagé
Pékin s’inquiète de plus en plus de l’éventualité d’un nuclear sharing en Asie, sur le modèle de l’OTAN en Europe. L’idée que les États-Unis pourraient déployer des armes nucléaires en Corée du Sud ou au Japon alarme la Chine. Les vols près de l’Alaska peuvent donc être interprétés comme une démonstration de capacité visant à rappeler aux États-Unis que la Chine possède désormais des vecteurs aériens crédibles pour des frappes stratégiques.
La coopération avec Moscou
La présence conjointe de bombardiers russes Tu-95 dans ces patrouilles ajoute une autre dimension. Pékin et Moscou montrent qu’ils sont capables de soutenir des opérations coordonnées face à Washington. Même si cette alliance est avant tout pragmatique, elle accentue la pression sur les défenses américaines dans le Pacifique.
Les missions suivantes : vers Guam et au-delà
Après le vol d’Alaska en juillet, d’autres patrouilles ont eu lieu quelques mois plus tard, notamment au-dessus de la mer de Chine orientale et dans l’ouest du Pacifique. Le 30 novembre 2024, un groupe de H-6N a été détecté à proximité de Guam, base stratégique majeure des États-Unis. Cette fois, les bombardiers se trouvaient à portée de leurs missiles KD-21, ce qui équivaut à un scénario d’attaque nucléaire simulée contre une installation américaine clé.
Guam abrite non seulement des bombardiers américains B-1 et B-52 mais aussi des sous-marins et des systèmes de missiles de défense. La présence de bombardiers chinois à distance de tir crédible a été perçue par les analystes comme un signal stratégique lourd.
Ce que cela change pour la défense américaine
Une menace élargie
Jusqu’ici, la Chine représentait une menace aérienne surtout concentrée sur l’Asie-Pacifique. Désormais, la possibilité de vols stratégiques conjoints jusqu’en Alaska ou dans le Pacifique central oblige les États-Unis à envisager un front aérien beaucoup plus large.
Un impact sur le NORAD
Le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) doit désormais surveiller en permanence non seulement les bombardiers russes venant de Sibérie mais aussi les appareils chinois opérant depuis des bases russes. Cela implique un renforcement de la surveillance radar, des patrouilles aériennes accrues et une coordination encore plus étroite avec le Canada.
Un coût stratégique pour Pékin
Ces missions sont cependant coûteuses en logistique, en heures de vol et en exposition médiatique. Pékin pourrait donc les limiter dans le temps pour maximiser leur effet politique tout en préservant la flotte.

Les implications pour les alliés régionaux
Le Japon et la Corée du Sud
Les vols conjoints de 2019 à 2023 au-dessus de la mer du Japon avaient déjà inquiété Tokyo et Séoul. L’extension de ces patrouilles jusqu’à l’Alaska et Guam renforce la perception que la Chine et la Russie coordonneront leurs forces pour défier les alliances américaines.
L’Australie et l’Inde
Pour Canberra, impliquée dans l’alliance AUKUS, ces démonstrations rappellent la vulnérabilité des bases avancées dans le Pacifique. Pour l’Inde, partenaire du Quad, elles soulignent la proximité stratégique croissante entre Moscou et Pékin, ce qui complique ses équilibres diplomatiques.
Ce que Pékin cherche vraiment
Il serait naïf de croire que ces vols ne sont que de simples provocations médiatiques. La Chine poursuit trois objectifs clairs :
- Légitimer ses bombardiers nucléaires comme un pilier de sa triade.
- Tester ses capacités opérationnelles sur de longues distances et en coopération avec la Russie.
- Envoyer un signal de dissuasion aux États-Unis et à leurs alliés, en particulier contre toute tentative d’introduire des armes nucléaires américaines en Asie.
Vers une régularité des patrouilles ?
Depuis début 2025, aucune mission similaire n’a été rapportée. Ce gel semble lié au contexte politique : Pékin cherche à éviter une confrontation directe alors que ses relations commerciales avec Washington restent tendues. Mais rien n’indique que ces vols ne reprendront pas. Une fois que la Chine aura estimé avoir atteint ses objectifs diplomatiques ou que le dialogue aura échoué, il est probable que des patrouilles régulières, peut-être même sans participation russe, réapparaissent.
Un signal qui dépasse la démonstration
L’apparition de bombardiers chinois près de l’Alaska marque un tournant dans la perception des menaces. Pékin ne cherche pas seulement à provoquer Washington : il teste des scénarios de guerre à longue portée, il perfectionne l’usage de ses bombardiers stratégiques et il prépare sa défense nucléaire sur des bases concrètes.
Pour les États-Unis et leurs alliés, cette évolution impose de renforcer les défenses anti-missiles dans le Pacifique, de multiplier les entraînements conjoints et de repenser l’équilibre de la dissuasion.
Ce que l’épisode de 2024 révèle avant tout, c’est que la Chine a franchi un seuil : celui où ses bombardiers ne servent plus seulement d’outil symbolique mais deviennent un vecteur stratégique crédible dans la confrontation mondiale.
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