
Analyse des tensions frontalières de la Chine : origines des conflits, vision chinoise des menaces et objectifs stratégiques de Pékin en Asie.
Ce que Pékin considère comme les « sources » des tensions
Encerclement militaire américain et coalitions régionales
Dans le récit officiel chinois, la montée des frictions est d’abord provoquée par l’extension des alliances américaines (AUKUS, Quadrilatérale/« Quad »), l’augmentation d’accès américain aux bases philippines (EDC, et les patrouilles de « liberté de navigation » qui menacent son environnement de sécurité. Pékin a fustigé AUKUS dès 2021 comme une dérive « de Guerre froide » et un risque de prolifération, tandis que Washington, Canberra et Londres y voient la protection d’un Indo-Pacifique « libre et ouvert ».
Côté Philippines, l’EDCA a bien été élargi (neuf sites au total, dont quatre supplémentaires en 2023, notamment au nord de Luçon et à Palawan), ce que Pékin interprète comme une facilitation logistique en cas de crise autour de Taïwan et en mer de Chine méridionale.
Frontières « non délimitées » et « droits historiques »
Pékin soutient que plusieurs frontières terrestres et maritimes n’ont jamais été réglées de façon légitime : rejet de la ligne McMahon en Arunachal Pradesh (rebaptisé « Zangnan » par la Chin et contestation d’une démarcation « imposée par les colonialismes ». La diplomatie chinoise répète que l’« Arunachal Pradesh » est illégal ; New Delhi réplique que l’État est partie intégrante de l’Inde.
En mer de Chine méridionale, Pékin revendique des « droits historiques » à l’intérieur d’une ligne en neuf traits (devenue « dix traits » en 202, malgré l’arrêt de 2016 du tribunal arbitral saisi par Manille qui a jugé ces prétentions contraires à l’UNCLOS. La Chine rejette cet arrêt comme « nul et non avenu ».
Séparatisme et sécurité nationale « holistique »
Pour Pékin, la « sécession » de Taïwan (et les « ingérences extérieures ») sont la principale menace à l’intégrité territoriale. L’Anti-Secession Law (200 codifie la possibilité de « moyens non pacifiques » si certaines lignes rouges sont franchies. En 2025, un livre blanc sur la sécurité nationale a encore élargi la notion de sécurité à l’ensemble du politique, de l’économique et du technologique.
Où et comment les tensions se manifestent
Mer de Chine méridionale : coercition « sous le seuil »
Le cadre légal que s’est donné Pékin. La loi chinoise sur la garde-côtière (2021) permet l’usage gradué de la force contre des « intrusions » dans des eaux revendiquées, un texte assorti en 2024 d’un règlement n° 3 qui reste volontairement vague sur les conditions d’emploi, ce qui entretient l’ambiguïté et le risque d’erreur de calcul.
Les instruments de la zone grise. Outre la China Coast Guard (CCG), la Chine emploie massivement une milice maritime (navires para-civils armés/subventionnés) pour saturer les récifs, bloquer les ravitaillements et dissuader sans tirer. L’AMTI/CSIS documente des déploiements record en 2024-2025, avec professionnalisation croissante des unités de Hainan.
Le front philippin. 2023-2025 ont vu une accélération des collisions, arrosages au canon à eau et barrages flottants autour de Scarborough, Sabina et Second Thomas Shoal. Manille a opté pour une stratégie de transparence (diffusion d’images, coalition diplomatiqu, pendant que la CCG multipliait les « mesures d’expulsion ». Les incidents de 2024 (dommages sur navires philippins) et de 2025 près de Scarborough confirment la trajectoire escalatoire. Sur le plan du droit, Manille s’appuie sur la sentence de 2016.
La carte aux « dix traits ». Publiée en août 2023, elle ajoute un trait à l’est de Taïwan et réaffirme une emprise quasi totale, déclenchant des protestations régionales.
Mer de Chine orientale : ADIZ et pression continue autour des Senkaku/Diaoyu
La Chine a proclamé en 2013 une ADIZ qui chevauche celles du Japon, de Taïwan et de la Corée du Sud. Depuis, la présence de la CCG dans la zone contiguë des Senkaku atteint des records : quasiment au quotidien en 2024, avec des incursions régulières dans les eaux territoriales japonaises. Ces patterns sont suivis de près par Tokyo (JCG, MOF et commentés par des observatoires régionaux.
Himalaya avec l’Inde : militarisation latente et « villages xiaokang »
Après le choc de Galwan en juin 2020 (morts de part et d’autr, les deux armées ont créé des zones tampons mais ont aussi densifié routes, bases avancées et déploiements. Pékin, qui nie la validité de la ligne McMahon et réaffirme sa terminologie « Zangnan », a parallèlement bâti des « villages bien-être » dual-use (habitat civil/implantation de forces) le long du LAC et jusque dans des secteurs contestés avec le Bhoutan, ce qui fige sur le terrain des « faits accomplis ».
Frontière sino-birmane : stabiliser une zone-tampon instable
La guerre civile en Birmanie a déstabilisé les districts frontaliers chinois (scams, contrebande, obus perdus). Pékin a plusieurs fois parrainé des cessez-le-feu (janvier 2024 puis janvier 2025 avec la MNDA, dans l’objectif explicite d’éviter débordements et de rouvrir les postes commerciaux. Ces arrangements restent fragiles, mais illustrent la priorité chinoise à « étouffer » les crises périphériques.
Taïwan : pression militaire calibrée et ancrage légal
L’Anti-Secession Law (200 encadre la doctrine ; depuis 2022, les patrouilles aéronavales, blocus-exercices et franchissements de la médiane du détroit se sont intensifiés pour « normaliser » la présence PLA autour de l’île. Les rapports du DoD américain situent un jalon capacitaire PLA en 2027 (sans dire qu’une invasion est décidé et une modernisation continue vers 2035/2049.

Comment Pékin justifie ses actions (vision chinois
- Corriger l’« héritage colonial » : la Chine présente ses revendications comme la rectification de lignes imposées quand elle était faible. Le rejet de la McMahon Line et la standardisation de toponymes en « Zangnan » s’inscrivent dans cette logique de « re-chinoïsation » cartographique et discursive.
- Restaurer une profondeur stratégique : en ECS (ADIZ) comme en MCM (récifs militarisés, garde-côtière armée, milic, Pékin veut repousser les capteurs et l’attrition adverses le plus loin possible de ses centres de gravité côtiers. La loi sur la CCG et ses règlements, couplés aux « trois guerres » (opinion, psychologique, juridiqu, fournissent un outillage politico-juridique à cette approche.
- Gérer les zones grises pour éviter la guerre : usage d’unités para-civiles, de canons à eau, de « patrouilles » quasi permanentes ; l’idée est d’user l’adversaire sans franchir le seuil létal – surtout face à un allié des États-Unis (Philippines, Japon). Les séries d’incidents de 2024-2025 autour de Scarborough/Sabina/Second Thomas et la présence record de la CCG près des Senkaku en sont l’illustration.
- Sécuriser les lignes d’approvisionnement (le « dilemme de Malacca ») : la vulnérabilité des flux énergétiques transitant par Malacca irrigue la doctrine chinoise depuis Hu Jintao. D’où les corridors terrestres BRI (CPEC vers Gwadar, CMEC vers Kyaukphyu et ses oléoducs/gazoducs) qui court-circuitent les goulets maritimes.
- Prévenir l’« ingérence » et le « séparatisme » : en Birmanie, Pékin cherche un glacis stable pour ses investissements et pour prévenir l’export de désordre vers le Yunnan ; à Taïwan, l’objectif est d’imposer une normalité PLA autour de l’île, tout en maintenant l’outil légal (ASL) et la pression politico-économique.
Les objectifs stratégiques que servent ces tensions
Objectif 1 : Éroder la marge d’action adverse et briser les coalitions
La Chine teste en permanence les seuils de tolérance des voisins et la cohésion des coalitions alignées sur Washington (AUKUS, Quad, alliance nippo-américaine, alliance américano-philippin. Chaque « incident » calibré vise à forcer l’adversaire à choisir entre escalade risquée et acceptation implicite d’un nouveau statu quo. L’activisme permanent envoie aussi le signal que toute présence étrangère dans ses « eaux adjacentes » aura un coût.
Objectif 2 : Construire un contrôle « de facto » (fait accompli)
En mer, multiplication des patrouilles, barrages, blocus ; à terre, dispersion de « villages » habitables avec routes, administration, télécoms, parfois sur des emplacements contestés (Bhoutan) : ces actions modifient lentement mais sûrement l’environnement opérationnel et rendent plus onéreux tout retour en arrière.
Objectif 3 : A2/AD et « zones d’exclusion » progressives
L’objectif militaire est de tenir l’US Navy et ses alliés à distance de la première/ deuxième chaîne d’îles par couches : missiles antinavires et antiaériens, aviation, sous-marins, mais aussi garde-côtière et milice pour la friction quotidienne. La montée en cadence PLA (avec des défis internes, notamment la corruption qui pénalise certaines capacités) s’inscrit dans les jalons 2027/2035/2049.
Objectif 4 : Sécuriser les approvisionnements et l’accès à l’océan Indien
CPEC vers l’Arabie et l’Afrique via Gwadar, CMEC/oléoducs via Kyaukphyu : ces corridors diminuent la dépendance à Malacca, diversifient les routes et créent des dépendances économiques bilatérales utiles à la diplomatie chinoise.
Objectif 5 : Légitimation interne et « sécurité holistique »
La fermeté aux frontières nourrit la légitimité du Parti dans la quête de « réjuvénation nationale ». Le livre blanc 2025 illustre l’intégration de la sécurité territoriale, économique, technologique et idéologique ; la gestion des crises frontalières (Birmani et la « légalisation » des pratiques maritimes (loi CCG) en découlent.
Traduction opérationnelle, côté chinois
- Légalité offensive (« lawfare ») : publication de cartes standard, toponymie (« Zangnan »), ADIZ, loi CCG et son règlement ; tout sert à revendiquer la normalité des actions chinoises.
- Zone grise à haute fréquence : garde-côtière, milice et bâtiments d’État (plutôt que frégates) pour maximiser la pression et minimiser l’escalade. Les Philippines et le Japon en sont les cibles principales.
- « Salami slicing » terrestre : implantation civile et infrastructures duales près/au-delà du LAC et le long du Bhoutan pour déplacer progressivement les lignes de fait.
- Gestion des « glacis » périphériques : arbitrage/brokerage en Birmanie pour contenir la contagion de violence et sécuriser les couloirs BRI.
Ce que cela signifie pour les prochaines années
- Mer de Chine méridionale : le bras de fer Pékin–Manille va durer. La Chine gardera la pression « milice + CCG », tout en testant la solidité de l’alliance américano-philippine et la patience des Européens qui commencent à patrouiller. La sentence de 2016 restera la boussole juridique de Manille, mais Pékin misera sur l’usure.
- Mer de Chine orientale : la normalisation d’une présence quasi-quotidienne de la CCG autour des Senkaku, sous parapluie ADIZ, vise à rendre « coûteuse » l’exploitation japonaise de ses eaux. Un incident grave n’est pas exclu, mais le format garde-côtière devrait rester privilégié.
- Himalaya : les patrouilles resteront encadrées par des protocoles ad hoc et des zones tampons, mais la densité d’infrastructures de part et d’autre (avec villages xiaokang côté chinois) fige un face-à-face de long terme. Le discours « Zangnan » continuera d’accompagner des gestes symboliques (renommages).
- Taïwan : Pékin poursuivra la normalisation d’une présence PLA autour de l’île et cherchera à dissuader/retarder toute coordination alliée. Le jalon capacitaire 2027 restera un marqueur ; la décision d’employer la force, elle, dépendra du calcul coût/bénéfice politique, militaire et économique.
- Corridors BRI et Indian Ocean : l’effort portuaire et énergétique (Gwadar/Kyaukphyu) est stratégique pour desserrer Malacca ; il restera poursuivi malgré les aléas sécuritaires.
En synthèse, la Chine estime « subir » une pression extérieure (alliances et présence militaire occidentales) et une contestation de ses « droits » historiques. Elle répond par un mix de droit domestique, cartographie, coercition sous le seuil et implantation duale, pour façonner pas à pas un environnement de sécurité favorable : profondeur stratégique, routes d’approvisionnement diversifiées, contrôle de fait des espaces contestés, et options coercitives intactes sur Taïwan. Pour ses voisins, cela implique d’absorber une pression chronique, de gérer le risque d’incidents, et de décider jusqu’où ils sont prêts à « payer » pour contester, au quotidien, cette stratégie d’attrition.
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