Europe: commandes de chasseurs en hausse face à l’incertitude géopolitique

Europe: commandes de chasseurs en hausse face à l’incertitude géopolitique

Face à la menace russe et aux tensions transatlantiques, l’Europe relance massivement ses programmes d’avions de chasse, F-35 en tête.

L’Europe connaît un regain marqué d’investissements dans l’aviation de combat. Plusieurs facteurs structurants en sont à l’origine : la menace russe persistante, les appels américains à une défense européenne plus autonome et les tensions provoquées par les propos de Donald Trump remettant en cause les alliances historiques de l’OTAN. Le chasseur américain F-35 de Lockheed Martin s’impose comme plateforme dominante, avec des commandes supplémentaires en cours ou prévues en Allemagne, Danemark, Belgique, Italie, Royaume-Uni et Roumanie. Face à lui, l’Eurofighter Typhoon, le Rafale et le Gripen E défendent leur place via des commandes export (Qatar, Inde, Colombie…). Chaque programme s’accompagne d’évolutions logicielles, de radars AESA, de missiles BVR (Meteor, AARGM-ER, Spear 3) et de partenariats technologiques avec des drones de combat. Ce réarmement accéléré prépare l’Europe à une projection militaire autonome à l’horizon 2035–2040.

Une recomposition stratégique du marché européen des avions de chasse

Le marché européen des avions de combat entre dans une phase de reconfiguration rapide, tirée par deux dynamiques principales : d’un côté, l’incertitude politique transatlantique incarnée par le retour potentiel de Donald Trump au pouvoir ; de l’autre, la pression sécuritaire croissante liée au conflit en Ukraine et à la militarisation accélérée de la Russie.

Depuis 2022, les États européens ont augmenté leurs budgets de défense de plus de 30 % en moyenne, avec des pics au-delà de 40 % pour des pays comme la Pologne, la Finlande ou la Lituanie. Cette tendance s’inscrit dans une logique de réassurance stratégique où les flottes aériennes, en particulier les chasseurs multirôle, constituent le cœur de la réponse conventionnelle rapide. L’Union européenne, bien que divisée sur ses outils militaires, partage un constat opérationnel : la souveraineté aérienne repose désormais sur des plateformes dotées de systèmes radar avancés, d’armement longue portée et d’interopérabilité OTAN.

Or, la dépendance structurelle à l’industrie américaine reste massive. Le F-35 s’impose comme la plateforme standard de la quasi-totalité des pays européens sous engagement OTAN. L’Allemagne (35 unités), la Belgique (34), la Finlande (64), la Suisse (36), la Roumanie (32), la République tchèque (24) et le Danemark (27) ont toutes signé ou renforcé leurs commandes depuis 2021. D’autres commandes sont en négociation, comme en Espagne, Portugal et Autriche. Cette domination du F-35 se comprend : coûts stabilisés autour de 82 millions d’euros par appareil, intégration poussée des réseaux C4ISR, et compatibilité native avec les standards OTAN.

Toutefois, cette hégémonie inquiète certains États-majors européens, notamment en raison des dépendances logistiques et informatiques induites (maintenance, mise à jour logicielle, dépendance aux serveurs américains ALIS/ODIN). En cas de tensions diplomatiques fortes entre Washington et Bruxelles, l’autonomie d’emploi opérationnelle pourrait être remise en question. La situation du Danemark, en froid avec les États-Unis sur le dossier du Groenland, illustre cette vulnérabilité : malgré les tensions, Copenhague poursuit l’expansion de sa flotte, faute d’alternative crédible à court terme.

Derrière l’illusion d’un consensus européen autour du F-35 se cache donc un déséquilibre structurel, où les options industrielles locales comme l’Eurofighter, le Rafale ou le Gripen sont mises sous pression. Le renforcement stratégique de l’Europe ne peut s’envisager sans une diversification et une capacité d’intégration indépendante de ses propres plateformes de combat.

Le F-35, entre domination industrielle et vulnérabilité stratégique

Le chasseur F-35 Lightning II s’impose comme la colonne vertébrale des forces aériennes européennes de l’OTAN. Avec plus de 600 exemplaires commandés ou en service en Europe, il dépasse largement les plateformes concurrentes. Ce succès repose sur plusieurs facteurs techniques, politiques et industriels.

Sur le plan opérationnel, le F-35 offre une capacité furtive de 5ᵉ génération, une suite de capteurs complète (radar AESA AN/APG-81, fusion de données, liaison tactique Link 16), ainsi qu’une interconnexion native avec les systèmes C4ISR de l’OTAN. Il est optimisé pour les missions de pénétration, de reconnaissance, de guerre électronique et d’appui sol. La version A, destinée aux pistes classiques, est la plus vendue en Europe. Elle affiche un coût unitaire d’environ 82 millions d’euros, hors armement.

Sur le plan politique, l’appareil est présenté par Washington comme une clé d’interopérabilité au sein de l’Alliance atlantique. Acquérir le F-35 est perçu comme un gage de loyauté stratégique vis-à-vis des États-Unis. Cette logique géopolitique pousse plusieurs pays à compléter ou doubler leurs commandes initiales : la Belgique envisage un second lot, le Danemark veut étendre sa flotte, et l’Allemagne s’interroge sur une augmentation de ses unités en parallèle de l’Eurofighter.

Cependant, cette position dominante s’accompagne de fragilités techniques et structurelles. Le programme est en retard sur le Block 4, la version logicielle censée intégrer les armements européens comme le missile Meteor ou le Spear 3. Faute de mise à jour complète, plusieurs F-35 livrés fin 2024 sont restés limités à des vols d’entraînement. Le logiciel 40P01, embarqué actuellement, n’autorise pas l’emploi opérationnel de certaines capacités pourtant déjà financées par les clients.

De plus, le programme reste dépendant d’un écosystème numérique centralisé. L’ensemble des opérations de maintenance, de reconfiguration mission et de mise à jour passe par les systèmes ALIS (remplacé par ODIN), hébergés aux États-Unis. Cette dépendance numérique directe est perçue comme un risque stratégique par plusieurs états-majors européens, notamment dans le contexte d’un durcissement politique entre Bruxelles et Washington.

Enfin, les retards de l’intégration du Meteor – pourtant essentiel pour opérer dans des scénarios BVR européens – ralentissent l’autonomie des utilisateurs. Le Royaume-Uni et l’Italie attendent l’intégration effective d’ici 2030, soit avec presque 7 ans de décalage par rapport aux engagements initiaux.

En dépit de ses qualités techniques, le F-35 cristallise donc un dilemme stratégique : assurer la compatibilité OTAN immédiate, au prix d’une autonomie tactique plus faible et d’un contrôle technologique partiellement extérieur à l’Europe.

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Le retour industriel du Rafale, du Typhoon et du Gripen dans les négociations d’exportation

Malgré la prédominance du F-35 en Europe occidentale, les avions de combat européens Rafale, Eurofighter Typhoon et Gripen E enregistrent un retour d’intérêt notable sur les marchés internationaux. Cette dynamique repose sur des choix stratégiques différenciés : limitation de dépendance aux États-Unis, maintenance simplifiée, compatibilité accrue avec des armements européens, et adaptation aux doctrines locales.

Le Rafale de Dassault Aviation affiche un carnet de commandes international solide. La France a livré 21 appareils en 2024, sur un total de 220 unités en commande, ce qui garantit plus de 10 ans de production au rythme actuel. Les contrats les plus récents incluent 12 Rafale M pour l’Inde, 18 pour la Serbie et 80 pour les Émirats arabes unis. La commande indonésienne, initialement fixée à 42 appareils, pourrait également être élargie. Le standard F4, en cours de livraison, ajoute une compatibilité avec les bombes AASM de 1 000 kg, la nouvelle génération de missiles MICA NG, et des mises à jour de connectivité tactique. Le standard F5, prévu dans les années 2030, visera l’intégration du missile nucléaire ASN4G et la coopération avec un drone de combat dérivé du démonstrateur Neuron.

Le Typhoon, quant à lui, a bénéficié en 2024 de nouvelles commandes de l’Allemagne (20 exemplaires), de l’Espagne (25) et de l’Italie (24). Le consortium Eurofighter cible une production annuelle de 20 à 30 appareils jusqu’aux années 2035, en intégrant progressivement les mises à niveau du package P4E : radar AESA Mk.1 et Mk.2, capacités SEAD/DEAD avec le missile AARGM-ER, et intégration de la croisière Taurus KEPD 350. L’Arabie saoudite (72 appareils) et la Turquie (jusqu’à 40) sont en discussions avancées. Le Typhoon reste l’un des seuls chasseurs à pouvoir égaler le Rafale en matière de performances BVR dans certaines doctrines de déni d’accès.

Le Gripen E de Saab complète cette offre alternative. Après le Brésil (36 exemplaires) et la Suède (60 unités prévues), la Colombie et la Thaïlande ont sélectionné le modèle en 2025. Le Gripen E conserve une empreinte logistique légère, avec un coût de possession inférieur à 50 % de celui d’un F-35, et une capacité de décollage courte compatible avec les terrains secondaires. Il sera également équipé du missile Taurus en Suède à l’horizon 2030.

Ces trois plateformes, bien qu’inféodées aux contraintes d’exportation, incarnent une approche européenne différenciée : plutôt qu’un modèle centralisé et numériquement fermé, elles proposent une interopérabilité souple, une maintenance locale possible, et une autonomie tactique renforcée. Dans des pays soucieux d’équilibre politique et industriel, ces arguments pèsent lourd dans les décisions d’achat.

Les programmes radar, missiles et systèmes électroniques comme différenciateurs technologiques

Dans la compétition entre avions de combat modernes, l’avantage opérationnel ne se limite plus à la cellule ou à la motorisation. Ce sont désormais les capteurs radar, les missiles BVR, les systèmes de guerre électronique et les capacités de fusion de données qui définissent la supériorité tactique. L’Europe l’a bien compris, en lançant des programmes spécifiques sur ces composants pour rendre ses appareils compétitifs face aux solutions intégrées du F-35.

Sur le plan radar, trois variantes de l’AESA European Common Radar System (ECRS) sont en cours de déploiement. Le Mk.0 équipe déjà les Typhoons koweïtiens et qataris. Le Mk.1, développé par Hensoldt, sera installé sur les Typhoons allemands (Tranches 2 à 4) ainsi que sur les nouveaux appareils espagnols. Enfin, le Mk.2, conçu par Leonardo UK, apporte une capacité d’attaque électronique active. Il a effectué son premier vol d’essai en septembre 2023 et sera monté sur les Tranche 3 de la Royal Air Force d’ici 2030.

Ces radars sont essentiels pour maximiser les performances des missiles à longue portée, comme le Meteor de MBDA. Ce missile air-air à statoréacteur actif conserve sa poussée dans la phase terminale, ce qui améliore la probabilité de neutralisation en zone BVR. Il est intégré au Rafale, au Typhoon, et devrait l’être pleinement au F-35 européen d’ici fin 2029. Ce délai de 5 à 6 ans révèle un décalage technico-politique entre les clients européens et le processus de validation américain.

L’AARGM-ER de Northrop Grumman est également en cours d’intégration, principalement sur le Typhoon pour l’Allemagne et l’Italie, dans le cadre des capacités SEAD/DEAD. Ces systèmes permettent de détecter, localiser et neutraliser les défenses sol-air adverses, notamment les batteries S-300 ou S-400. Le missile de croisière Taurus KEPD 350, quant à lui, est en phase d’adoption sur le Gripen C/D en Suède, et déjà présent sur les Typhoons allemands.

Le programme d’amélioration Phase 4 Enhancements (P4E) du Typhoon regroupe l’ensemble de ces intégrations : armement, mission management par objectifs, réduction de la charge de travail du pilote, amélioration des contre-mesures. Il s’agit du package de modernisation le plus complexe jamais réalisé sur une plateforme européenne multinationale.

Ces améliorations sont nécessaires pour maintenir la pertinence opérationnelle des flottes jusqu’à 2060, échéance désormais évoquée pour le retrait progressif des Eurofighters et Rafale actuels. À mesure que les technologies d’interception évoluent, notamment avec les missiles hypersoniques ou les radars multibandes, la capacité à adapter rapidement les systèmes embarqués devient un facteur de survie opérationnelle.

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Vers une souveraineté technologique aérienne européenne sous tension

La multiplication des programmes d’avions de chasse en Europe masque une réalité plus complexe : celle d’une souveraineté technologique encore incomplète, soumise à des pressions industrielles, politiques et stratégiques. Bien que les initiatives comme FCAS (France, Allemagne, Espagne) ou GCAP (Royaume-Uni, Italie, Japon) soient en cours, elles ne déboucheront sur des plateformes opérationnelles qu’à partir de 2040 au plus tôt. D’ici là, les forces aériennes européennes devront s’appuyer sur un mix d’appareils existants modernisés et de technologies émergentes.

La situation est paradoxale. D’un côté, l’Europe dispose de trois chasseurs modernes (Rafale, Typhoon, Gripen) capables d’opérer avec une grande autonomie et de s’intégrer dans des architectures OTAN. De l’autre, elle reste dépendante de technologies critiques importées pour les composants électroniques, certains armements, voire les simulateurs et logiciels de mission. La dépendance logistique au F-35 aggrave cette vulnérabilité, notamment en cas de tensions diplomatiques avec les États-Unis.

Le risque est double. Sur le plan militaire, une rupture de chaîne logistique ou de mise à jour logicielle pourrait affecter la disponibilité de l’ensemble de la flotte F-35 européenne. Sur le plan industriel, l’absence d’un effort de standardisation commun limite les économies d’échelle, fragilise la compétitivité à l’export et complexifie la maintenance interopérable.

Pour maintenir une capacité d’action indépendante, l’Europe devra répondre à trois impératifs :

  1. Renforcer ses filières critiques (semi-conducteurs, moteurs, radars, missiles) avec des programmes à maturité rapide.
  2. Investir dans des technologies à double usage (drones, IA embarquée, guerre électronique) capables de prolonger la pertinence des flottes actuelles.
  3. Structurer un modèle industriel cohérent entre pays partenaires pour éviter la fragmentation.

L’exemple suédois est à observer de près. En parallèle du Gripen E, Stockholm prépare une décision en 2030 pour lancer un programme national d’avion de combat, potentiellement indépendant de FCAS et GCAP. Ce projet pourrait créer une troisième voie européenne, centrée sur des plateformes légères, autonomes, mais interconnectées avec les systèmes OTAN. En engageant GKN Aerospace et Saab, la Suède pose les bases industrielles d’une capacité souveraine à long terme.

À l’inverse, des pays comme la Pologne, qui envisagent l’achat d’un second lot de F-35, mais aussi de F-15EX et de F-16 Block 70, s’enferment dans une logique de dépendance complète à l’industrie militaire américaine, malgré les tensions géopolitiques évidentes. Cette asymétrie stratégique affaiblit la résilience de l’ensemble du dispositif européen en cas de rupture d’alignement transatlantique.

À l’horizon 2035–2040, la question n’est donc pas uniquement celle de la performance aérienne, mais bien celle de l’indépendance stratégique. Si l’Europe veut peser militairement sans être sous-traitante des décisions américaines, elle devra faire des choix industriels clairs, coordonnés, et soutenus par une volonté politique continue – ce qui, à ce jour, reste loin d’être garanti.

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