La saga interminable du remplacement des CF-18 canadiens

Canada CF-18

Quarante ans d’hésitations, d’extensions de vie et de batailles politiques autour du remplacement des CF-18 : comment le Canada s’est piégé lui-même face aux menaces modernes.

En résumé

Depuis le début des années 1980, les chasseurs CF-18 Hornet constituent l’épine dorsale de la défense aérienne canadienne. Mais ce succès initial a progressivement tourné au casse-tête politique, budgétaire et capacitaire. Faute de décision rapide, Ottawa a multiplié les modernisations et prolongé la vie d’avions qui auront près de 50 ans en 2032, tout en achetant des F/A-18 d’occasion à l’Australie pour combler une capacité jugée insuffisante. Parallèlement, le « serpent budgétaire » du F-35 Lightning II a enchaîné annonces, annulations, relances et, aujourd’hui encore, une révision du contrat sous pression des coûts et du contexte stratégique. Entre modernisation à grands frais, critiques de la Vérificatrice générale et inquiétudes croissantes pour la défense du Grand Nord, cette saga a dégradé l’image de l’Aviation royale canadienne et mis en lumière les limites d’un processus d’acquisition trop politisé. Le choix de 88 F-35A donne enfin une trajectoire, mais les retards et les surcoûts laissent planer une question simple : le Canada saura-t-il combler à temps le fossé entre ambitions affichées et capacités réelles ?

La genèse d’un symbole vieillissant de la puissance aérienne canadienne

Au départ, rien ne laissait présager une saga. Au tournant des années 1980, le Canada sélectionne le F/A-18 Hornet pour remplacer plusieurs chasseurs vieillissants, avec un contrat portant sur 138 appareils (98 monoplaces et 40 biplaces) pour environ 4 milliards de dollars canadiens de l’époque. Le choix repose sur des critères rationnels : bimoteur adapté aux immensités arctiques, avion déjà développé pour l’US Navy, bon compromis entre coût, polyvalence et capacités.

Pendant trois décennies, les CF-18 participent à tous les engagements majeurs du Canada : Guerre du Golfe, Balkans, Afghanistan, missions OTAN dans les pays baltes, police du ciel au sein du NORAD. Ils escortent des bombardiers russes au-dessus de l’Atlantique Nord et patrouillent quotidiennement un espace aérien immense, du Pacifique à l’Atlantique en passant par l’Arctique. Cette longévité opérationnelle renforce l’image d’un appareil robuste, mais l’illusion finit par se fissurer à mesure que les menaces et la technologie évoluent.

Dès le début des années 2000, Ottawa lance un vaste programme de modernisation incrémentale. Radars AN/APG-73, liaisons de données Link 16, modernisation de l’avionique et des systèmes de guerre électronique : au total, ces mises à niveau représentent environ 2,6 milliards de dollars canadiens et visent explicitement à maintenir les CF-18 au standard OTAN jusqu’à la fin des années 2010. En pratique, ces investissements repoussent le vrai débat : faut-il remplacer, et par quoi ?

L’absence de décision rapide sur le remplacement des CF-18 transforme progressivement cette flotte en symbole de l’inertie politico-militaire canadienne. Plus les années passent, plus les coûts d’entretien augmentent et plus l’écart se creuse avec les chasseurs de nouvelle génération mis en service chez les alliés.

L’obsolescence programmée d’une flotte prolongée jusqu’en 2032

Face aux retards accumulés, le Canada lance au début des années 2020 le Hornet Extension Project. L’objectif est clair : garantir que la flotte de CF-18 reste apte à remplir les engagements NORAD et OTAN jusqu’en 2032, date à laquelle la nouvelle flotte doit théoriquement être pleinement opérationnelle.

Le programme se décline en deux volets. Le premier vise jusqu’à 84 appareils et porte sur la conformité réglementaire et l’interopérabilité : nouveaux transpondeurs, radios modernes avec capacités satellitaires, mise à niveau des calculateurs de mission, amélioration des simulateurs et intégration d’une liaison de données sécurisée. Le second concentre les efforts sur 36 cellules considérées comme ayant la plus grande durée de vie restante, avec des radars à antenne active (AESA), de nouveaux missiles air-air à courte et moyenne portée et un système d’évitement automatique du sol.

Sur le papier, ces améliorations rendent les CF-18 plus crédibles face aux menaces actuelles et prolongent leur utilité. Dans les faits, elles ne changent pas la nature de la plateforme : un chasseur de quatrième génération, non furtif, au potentiel de croissance limité et soumis à des structures vieillissantes. Le rapport de 2018 de la Vérificatrice générale du Canada est explicite : en 2032, le CF-18 aura environ 50 ans et aura « chuté sous le niveau de ses pairs » en matière de performance et de disponibilité.

Cette extension de vie a un coût financier – environ 1,3 milliard de dollars pour le seul Hornet Extension Project, sans compter les contrats de maintien en condition opérationnelle – mais aussi un coût opérationnel. Plus l’avion vieillit, plus le taux de disponibilité baisse, obligeant à cannibaliser certaines cellules pour en maintenir d’autres en service. Les mécaniciens passent davantage de temps à gérer la corrosion, la fatigue structurale et l’obsolescence des pièces qu’à préparer les avions pour l’entraînement ou les opérations.

La conséquence est dure à admettre : chaque dollar investi pour maintenir les CF-18 en l’air est un dollar qui ne sert pas à accélérer l’arrivée de leur successeur.

L’achat de F/A-18 australiens, un pansement critiqué sur une flotte épuisée

L’un des épisodes les plus contestés de cette saga est l’achat de F/A-18 d’occasion à l’Australie. Après avoir envisagé l’acquisition de 18 F/A-18E/F Super Hornet neufs auprès de Boeing comme solution intérimaire, Ottawa renonce à ce plan en 2017, dans le contexte de la querelle commerciale entre Boeing et Bombardier.

Le gouvernement se tourne alors vers Canberra, qui retire progressivement ses « Classic Hornet ». Au total, le Canada acquiert 25 F/A-18A/B australiens, dont 18 doivent être remis en service et 7 utilisés comme réserve de pièces ou bancs d’essai. Le prix du lot est d’environ 68 millions de dollars américains, sans compter les coûts de remise à niveau et d’intégration.

Militairement, ces appareils ne sont pas fondamentalement différents des CF-18 canadiens : structures du même âge, même génération de conception, mêmes limites face aux systèmes de défense sol-air modernes. Un rapport de 2018 met d’ailleurs en garde : ces avions d’occasion ne créent pas de véritable saut capacitaire et ne répondent pas au manque de pilotes et de techniciens, identifié comme l’un des goulets d’étranglement majeurs de la flotte.

Symboliquement, l’effet est désastreux. Pour de nombreux observateurs, le Canada apparaît comme un pays du G7 contraint d’acheter des avions de chasse de seconde main pour maintenir sa posture minimale de défense. Cette décision alimente la perception d’une « gestion au jour le jour » de la défense aérienne, où chaque décision repousse la suivante sans jamais traiter le problème de fond : le choix d’un remplaçant crédible.

Le « serpent budgétaire » du F-35 au cœur de l’indécision politique

Au centre de la saga se trouve le Future Fighter Capability Project et, surtout, le F-35 Lightning II. Le Canada est partenaire du programme Joint Strike Fighter depuis le début des années 2000, ce qui permet à son industrie d’obtenir des contrats évalués à plusieurs milliards de dollars américains.

En 2010, le gouvernement conservateur de Stephen Harper annonce son intention d’acquérir 65 F-35A sans appel d’offres, arguant de la nécessité d’interopérer avec les États-Unis et les principaux alliés de l’OTAN. Rapidement, l’Auditeur général critique la transparence des coûts et la gestion du programme. Sous pression, Ottawa gèle le projet, lance des études complémentaires et ouvre la porte à une compétition.

Les libéraux de Justin Trudeau arrivent au pouvoir en 2015 avec la promesse explicite de ne pas acheter le F-35. Une nouvelle procédure est lancée en 2017, ouverte à Saab (Gripen E), Boeing (Super Hornet), Airbus (Eurofighter) et Dassault (Rafale). Progressivement, les contraintes d’interopérabilité NORAD et Five Eyes écartent les Européens, tandis que le Super Hornet de Boeing est jugé non conforme aux exigences. En mars 2022, il ne reste plus que deux finalistes : F-35A et Gripen E.

En janvier 2023, le Canada officialise l’acquisition de 88 F-35A pour un montant initial estimé à 19 milliards de dollars canadiens, incluant avions, équipements, infrastructures et soutien initial. Le calendrier prévoit une première livraison d’appareils pour l’entraînement aux États-Unis en 2026, une arrivée des premiers avions au Canada en 2028, une capacité opérationnelle initiale vers 2029-2030 et une capacité complète entre 2032 et 2034.

Mais la saga ne s’arrête pas là. En 2025, un rapport de la Vérificatrice générale estime que le coût du programme a déjà bondi d’au moins 45 %, pour atteindre 27,7 à 33,2 milliards de dollars canadiens, en raison notamment des effets de change et de la hausse du coût des infrastructures, avec des chantiers déjà en retard de trois ans. Le nouveau Premier ministre Mark Carney ordonne une révision du contrat, sans l’annuler formellement, mais en réévaluant le calendrier et la dépendance stratégique vis-à-vis des États-Unis.

Résultat : quinze ans après les premières annonces, le Canada est revenu au F-35, mais au prix d’une crédibilité écornée, de surcoûts majeurs et d’une pression accrue sur les finances de la défense.

La capacité de combat réelle d’une flotte à bout de souffle

La question centrale reste celle-ci : que peuvent encore offrir les CF-18 sur un champ de bataille moderne ? Les modernisations successives ont permis d’intégrer des radars plus performants, des missiles AIM-120 AMRAAM et AIM-9X, des pods de désignation avancés et des systèmes de communication compatibles avec les standards OTAN.

Pour autant, plusieurs limites sont incontournables. D’abord, la signature radar d’un chasseur de quatrième génération non furtif reste élevée face aux systèmes sol-air modernes russes ou chinois. Dans un environnement saturé de radars à antenne active, de systèmes à longue portée et de capteurs passifs, la survivabilité du CF-18 diminue. Ensuite, l’architecture de la cellule date de la fin des années 1970 : même renforcée, elle n’offre plus les marges de croissance qu’exige la guerre en réseau du XXIe siècle.

Les rapports du Bureau du vérificateur soulignent également un problème de disponibilité : à mesure que les avions vieillissent, les heures de maintenance par heure de vol augmentent, les ruptures de stocks de pièces se multiplient et les taux de mise en œuvre opérationnelle se dégradent. Le manque de pilotes et de techniciens, déjà identifié en 2018, reste d’actualité en 2025, ce qui limite le nombre réel d’avions pouvant être déployés simultanément.

Enfin, la question du volume n’est pas anodine. Avec une flotte d’environ 94 appareils modernisés, mais un nombre plus réduit réellement disponibles pour les opérations, l’ARC doit couvrir à la fois ses engagements NORAD, ses missions OTAN et ses opérations nationales. Dans un scénario de crise prolongée, la capacité de tenir la cadence est clairement en doute.

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Le défi spécifique du Grand Nord et de la souveraineté arctique

C’est dans l’Arctique que les limites du dispositif apparaissent le plus nettement. Le Canada fait face à une montée en puissance simultanée de la Russie et de la Chine dans la région : renforcement des bases russes au-delà du cercle polaire, patrouilles de bombardiers stratégiques, exercices conjoints russo-chinois près de l’Alaska, et intensification des activités navales dans des eaux rendues plus accessibles par la fonte de la banquise.

Les CF-18 peuvent encore assurer des interceptions ponctuelles et participer à des exercices comme Operation Nanook, qui mobilise chaque année plusieurs centaines de militaires dans le Nord canadien pour tester logistique, communications et coopération avec les alliés. Mais la combinaison de distances immenses, de conditions météorologiques extrêmes et d’infrastructures limitées pèse lourdement sur des appareils vieillissants.

Les F-35A, s’ils arrivent dans les délais, offriront un gain évident : furtivité, capteurs intégrés, fusion de données, capacité de collecte et de partage d’informations au profit d’autres plateformes (AWACS, systèmes de défense sol-air, navires). Le gouvernement canadien met d’ailleurs en avant la capacité du F-35 à voler sans escale de Cold Lake à Inuvik (environ 2 200 km) pour illustrer son adéquation avec la défense de la souveraineté arctique.

Cependant, ce potentiel reste pour l’instant théorique. Tant que les infrastructures au sol, les radars à longue portée et la modernisation globale du NORAD ne sont pas aboutis, le F-35 ne sera qu’un maillon d’un système encore incomplet. Et chaque retard dans la mise en service des nouveaux avions ou dans les chantiers arctiques prolonge la dépendance à des CF-18 à bout de course pour assurer la défense du Grand Nord.

Le coût d’image d’un feuilleton qui érode la crédibilité canadienne

La saga du remplacement des CF-18 ne se résume pas à des chiffres budgétaires ou à des fiches techniques. Elle pèse lourd sur l’image du Canada auprès de ses alliés et de ses propres militaires. Aux yeux de Washington et des partenaires de l’OTAN, la lenteur du processus nourrit l’idée d’un pays qui parle beaucoup de défense, mais peine à investir à la hauteur de ses engagements.

Pour l’Aviation royale canadienne, l’impact humain est tangible. Les pilotes et mécaniciens qui servent depuis des années sur CF-18 ont le sentiment de travailler sur une flotte que le discours politique juge dépassée, tout en leur demandant de compenser les retards et les hésitations stratégiques. Ce décalage pèse sur le moral, sur la fidélisation des personnels et sur l’attractivité du métier, dans un contexte de pénurie de pilotes de chasse dans plusieurs pays occidentaux.

Sur le plan industriel, le Canada a néanmoins su tirer parti de sa participation au programme F-35 : plus de 3,3 milliards de dollars américains de contrats ont été attribués à l’industrie canadienne pour le développement et la production de composants du F-35, et des perspectives existent pour la maintenance de la flotte mondiale. Mais cette réussite est brouillée, dans l’opinion publique, par la perception d’un programme hors de contrôle, aux coûts croissants et aux retards à répétition.

La saga a aussi un coût politique. Chaque gouvernement – conservateur ou libéral – a utilisé le dossier pour se distinguer de son prédécesseur, en promettant soit la rupture, soit la rationalisation du processus. À force d’allers-retours, la ligne directrice s’est diluée, laissant l’impression d’un dossier piloté davantage par les cycles électoraux que par une vision de long terme de la défense aérienne.

La fin annoncée de la saga, ou le début d’un nouveau chapitre ?

Aujourd’hui, sur le papier, l’histoire semble enfin structurée : les CF-18 prolongés par le Hornet Extension Project, l’arrivée graduelle de 88 F-35A dans le cadre du Future Fighter Capability Project, et une modernisation plus large de l’architecture de défense aérospatiale nord-américaine. Pourtant, plusieurs incertitudes demeurent.

La révision du contrat F-35 lancée par le gouvernement Carney, la hausse substantielle des coûts, les retards des infrastructures, mais aussi le contexte politique tendu avec les États-Unis, peuvent encore perturber le calendrier. Dans le même temps, la Russie et la Chine adaptent rapidement leurs doctrines et leurs capacités dans l’Arctique, obligeant Ottawa à démontrer, par des actes, que son investissement dans la nouvelle flotte se traduit en présence réelle sur le terrain.

Le Canada n’a plus le luxe de repousser les décisions : chaque année supplémentaire où les CF-18 restent en première ligne augmente le risque de rupture capacitaire, d’accident majeur ou de mise en difficulté diplomatique face à un allié qui estime que la charge de la défense collective est inégalement répartie. La « saga » du remplacement des CF-18 restera comme un cas d’école sur la manière dont un pays peut se retrouver prisonnier de ses propres hésitations stratégiques.

La vraie question, désormais, n’est plus de savoir si le F-35 est le bon avion, mais si le Canada sera capable de mener à bien cette transition à temps, de former suffisamment d’équipages, de moderniser ses infrastructures et de transformer ses investissements en une capacité crédible, visible et dissuasive dans le ciel du Nord.

Sources

  • Ministère de la Défense nationale du Canada, « Hornet Extension Project », mise à jour du 9 juillet 2024.
  • Ministère de la Défense nationale du Canada, « Future Fighter Capability Project », mise à jour du 28 janvier 2025.
  • Office of the Auditor General of Canada, « Canada’s Fighter Force – National Defence », rapport 2018.
  • Reuters, dépêche « Cost of Canada’s new US-made fighter jet fleet set to rise, watchdog says », 10 juin 2025.
  • Associated Press, « Canada to review the purchase of US-made F-35 fighter jets in light of Trump’s trade war », 2025.
  • Business Insider, article sur la réévaluation canadienne du contrat F-35, 2025.
  • CSIS, « Why Did China and Russia Stage a Joint Bomber Exercise near Alaska? », 30 juillet 2024.
  • The Guardian, « Canadian military flies the flag in frozen north as struggle for the Arctic heats up », 9 mars 2025.
  • Wikipédia, « McDonnell Douglas CF-18 Hornet » et « Lockheed Martin F-35 Lightning II Canadian procurement », consultés en décembre 2025.
  • Articles de Defense News, Australian Aviation et autres sur la vente de F/A-18 australiens au Canada, 2017-2021.

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