Suisse : enquête parlementaire sur la facture des F-35

F-35 Suisse

Le contrat suisse pour 36 avions de chasse F-35 est examiné : la facture grimpe de 1,3 milliard d’euros, suscitant un débat stratégique et budgétaire.

Une acquisition stratégique devenue source de tensions

Le contrat signé en 2022 entre la Suisse et Lockheed Martin pour l’acquisition de 36 avions de chasse F-35A était alors estimé à 6 milliards de francs suisses, soit environ 6,2 milliards d’euros. À l’époque, ce choix controversé avait été justifié par des critères de performance, de furtivité et de compatibilité avec l’environnement OTAN, bien que la Suisse ne soit pas membre de l’Alliance. Deux ans plus tard, une hausse de 1,3 milliard d’euros du coût estimé provoque une onde de choc dans les sphères politiques et militaires helvétiques.

Cette dérive budgétaire alimente un débat technique et stratégique au sein de la Confédération. Le Parlement fédéral a donc lancé, le 1er juillet 2025, une enquête officielle. Plusieurs éléments sont mis en cause : revalorisation des coûts industriels par Lockheed Martin, fluctuation des taux de change, inflation sur les matériaux critiques et incertitudes sur le périmètre exact des équipements livrés.

Le cœur de la controverse réside également dans l’armement associé. Plusieurs experts dénoncent un contrat centré sur la plateforme mais sous-équipé en missiles air-air et en munitions air-sol, laissant craindre l’achat d’un avion de combat performant, mais partiellement opérationnel. Pour un pays sans armée offensive, cette imprécision suscite des doutes profonds sur l’usage stratégique réel de ces avions.

L’« affaire F-35 » devient un sujet transversal : coût réel, dépendance technologique, compatibilité doctrine-défense suisse et transparence de la procédure d’achat sont désormais au cœur des interrogations.

Un contrat renégocié dans un contexte industriel instable

En septembre 2022, Lockheed Martin avait validé un prix forfaitaire à la Suisse incluant les aéronefs, le soutien logistique, les simulateurs et une part des armements. Cependant, la documentation budgétaire de 2025 fournie à la commission de la défense révèle une hausse de 21 % du coût total, soit environ 7,5 milliards d’euros. Ce chiffre n’a pas été officiellement contesté par armasuisse, l’organisme fédéral en charge des achats militaires.

L’argument avancé par les industriels américains repose sur l’augmentation des coûts unitaires des composants électroniques, sur les aléas de la chaîne logistique mondiale post-COVID, ainsi que sur la hausse des salaires techniques dans les usines d’assemblage du F-35A aux États-Unis. Les pièces critiques, comme les modules de traitement radar et les tuyères orientables du moteur F135, voient leur prix grimper de 15 à 25 % selon les lots.

De plus, la Suisse doit composer avec un taux de change euro-dollar devenu défavorable : en 2022, la parité était proche de 1:1, mais en 2025, un dollar s’échange contre 1,06 euro, ce qui alourdit mécaniquement les paiements effectués par la Confédération.

Les renégociations techniques entre armasuisse et Lockheed Martin ont été entamées début 2025, mais sans transparence publique. Le contrat ne prévoit pas de mécanisme d’indexation à la baisse en cas de surévaluation initiale. En conséquence, plusieurs députés accusent le gouvernement d’avoir signé un accord rigide, sans garanties suffisantes face aux évolutions du marché.

Une architecture d’armement jugée incomplète

L’autre sujet central de l’enquête est la dotation en munitions. Selon plusieurs sources internes à armasuisse, le contrat initial ne couvrirait que 30 % des besoins réels en armement pour les 36 appareils. En particulier, la commande ne prévoirait que 72 missiles AMRAAM (soit deux par appareil), sans capacité offensive air-sol autre que quelques bombes à guidage GPS.

Ce chiffre est jugé insuffisant par de nombreux officiers de l’armée suisse. En comparaison, les F/A-18 actuels sont dotés de plus de 200 missiles air-air actifs et de plusieurs centaines de bombes guidées. Le F-35 étant censé remplacer entièrement ces flottes d’ici 2030, la faiblesse de l’arsenal associé interroge.

La Commission de la politique de sécurité du Conseil national estime qu’il faudrait doubler le budget armement, ce qui représenterait un surcoût d’environ 900 millions d’euros. Ce montant n’est pas inclus dans le budget officiel, et sa validation nécessiterait une procédure parlementaire distincte.

Des experts militaires alertent aussi sur la dépendance totale vis-à-vis des États-Unis pour le réassort des munitions, l’accès au code source des systèmes de mission et l’entretien logiciel du moteur. Cette dépendance est perçue comme une limitation stratégique majeure, notamment en cas de divergence politique entre Washington et Berne.

F-35 Suisse

Une dimension politique devenue affaire d’État

La polémique dépasse le seul champ militaire. Plusieurs élus de gauche et du centre dénoncent une opacité dans les procédures de validation budgétaire. L’Office fédéral de l’armement aurait omis de transmettre certains documents à la commission de contrôle des finances, notamment ceux relatifs aux options non incluses dans le prix de base.

Cette situation a conduit le Parti socialiste suisse, ainsi que des membres des Verts et du Centre, à demander la suspension partielle du contrat jusqu’à nouvel ordre. Une telle décision impliquerait des pénalités contractuelles de plusieurs centaines de millions d’euros.

L’affaire divise également l’opinion publique. Un nouveau sondage SSR publié en juin 2025 indique que 52 % des citoyens souhaitent un réexamen complet de l’achat, contre 41 % qui soutiennent le maintien du contrat dans sa forme actuelle. Ce résultat reflète une perte de confiance dans la capacité de l’État à gérer un achat d’une telle ampleur.

Du côté du gouvernement, la ministre de la Défense Viola Amherd a tenté de temporiser, évoquant « une phase normale d’ajustement ». Mais cette déclaration a été contredite par plusieurs analystes, qui estiment que le dépassement de 1,3 milliard d’euros n’a rien d’anodin pour un pays à budget militaire contraint (environ 6,4 milliards d’euros annuels).

Une réflexion de fond sur le rôle du F-35 dans la doctrine suisse

Le débat autour du F-35 relance une question plus large : quelle place pour un avion de combat furtif, offensif et interconnecté dans une armée de neutralité historique ? Le F-35 est conçu pour opérer dans un réseau OTAN, avec échange de données tactiques, missions de pénétration et frappes de précision, des rôles peu compatibles avec la posture défensive suisse.

En intégrant cette plateforme, la Suisse accepte de s’inscrire dans une logique de projection multinationale, notamment à travers le programme de coopération en matière de formation des pilotes et de maintenance logicielle. Or, cette coopération implique une dépendance continue vis-à-vis des standards américains, alors même que Berne revendique une autonomie stratégique.

Certains officiers supérieurs plaident pour une révision doctrinale. Ils estiment qu’un avion de chasse comme le F-35, malgré ses qualités techniques, n’est pas adapté à une défense de l’espace aérien neutre, fondée sur la dissuasion et l’interception ponctuelle. D’autres soutiennent qu’il est essentiel de disposer d’un appareil de pointe face à l’évolution des menaces hybrides et aux incursions régulières d’avions militaires dans l’espace européen.

L’acquisition des F-35 par la Suisse soulève des questions majeures sur les équilibres budgétaires, la souveraineté technique et l’adéquation entre plateforme et doctrine. Le dépassement de 1,3 milliard d’euros, conjugué à une possible sous-capacité opérationnelle, a révélé des failles dans la planification, le contrôle parlementaire et la stratégie de défense. La commission parlementaire devra déterminer si ce contrat a été maîtrisé, piloté, ou subi. L’issue aura des conséquences directes sur les prochaines décennies de la défense aérienne helvétique.

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