Dassault et Thales misent sur une IA souveraine pour l’aéronautique

CortAIx

Dassault Aviation et Thales unissent leurs forces autour de cortAIx pour développer une intelligence artificielle souveraine dédiée aux avions de combat et drones de demain.

En résumé

Le partenariat entre Dassault Aviation et Thales via son accélérateur d’IA cortAIx marque une étape structurante pour l’aéronautique de défense française et européenne. Signé le 18 novembre 2025 et présenté à l’Adopt AI Summit à Paris, l’accord vise à développer une IA embarquée contrôlée et supervisée pour des avions pilotés et des drones, capables d’analyser la situation tactique, d’aider à la décision, de planifier les missions et de coordonner des essaims de plateformes. L’ambition est claire : disposer d’une IA souveraine, conçue et hébergée en Europe, adaptée aux contraintes de sécurité, de certification et de secret-défense. Adossée à plus de 600 experts en IA chez Thales et à plus de 1 milliard d’euros de R&D annuelle chez Dassault, cette alliance doit irriguer les futurs standards Rafale, les drones de combat et les programmes de type Future Combat Air System. Elle répond aussi à un enjeu politique : réduire la dépendance aux grandes plateformes numériques non européennes.

Le partenariat stratégique entre Dassault Aviation et Thales

L’accord annoncé fin novembre 2025 entre Dassault Aviation et Thales via cortAIx porte sur le développement d’« IA contrôlée et supervisée » pour l’aéronautique de défense. Il couvre les fonctions clés de l’aviation de combat : observation, analyse de situation, aide à la décision, planification et contrôle des opérations pour des aéronefs pilotés comme pour des systèmes autonomes.

Concrètement, il s’agit d’embarquer des briques d’IA dans les futurs standards du Rafale (notamment Rafale F5) et dans les drones de combat, tout en les connectant à des capacités de traitement au sol et dans le « combat cloud ». Ces algorithmes devront fonctionner dans des environnements sévères : contraintes d’énergie, de latence, de cybersécurité, mais aussi exigences de certification propres aux systèmes critiques aéronautiques.

Ce partenariat capitalise sur des trajectoires déjà engagées. Dassault investit plus de 1 108 millions d’euros en R&D globale (dont 539 millions financés et 483 millions autofinancés), pour les standards Rafale F4/F5, les drones UCAS et le démonstrateur NGF. De son côté, Thales a réalisé en 2024 un chiffre d’affaires de 20,6 milliards d’euros, dont près de 11 milliards dans la défense, et positionne l’IA comme un axe central de sa croissance.

Une réponse aux exigences du combat collaboratif

Ce mouvement s’inscrit dans la logique du Future Combat Air System, où le « combat cloud » et les systèmes collaboratifs doivent relier avions de combat, drones, capteurs sol et mer, et centres de commandement via des architectures distribuées et fortement numérisées. Thales est déjà chef de file sur le volet « Combat Cloud » du FCAS, tandis que Dassault reste architecte des avions de combat.

L’IA n’est plus seulement un outil d’optimisation marginale. Elle devient le cœur de la valeur opérationnelle :

  • Priorisation automatisée des menaces dans un espace aérien saturé ;
  • Gestion en temps réel de formations mixtes avions/drones ;
  • Reconfiguration dynamique des missions face à des systèmes adverses mobiles et brouilleurs.

Le partenariat vise donc à passer d’outils de décision périphériques à une IA intégrée à l’architecture même des systèmes d’armes, tout en maintenant le pilote au centre de la boucle de décision.

La plateforme cortAIx, colonne vertébrale de l’IA souveraine

L’accord s’appuie sur cortAIx, l’accélérateur d’IA de Thales, présenté comme la première plateforme européenne dédiée aux applications d’IA critiques pour la défense, l’aéronautique, l’espace et la cybersécurité.

Thales revendique plus de 600 experts en IA et data, environ 100 doctorants IA accueillis chaque année et plus de 200 brevets déposés en IA pour systèmes critiques. L’industriel indique déjà plus d’une centaine de produits intégrant des briques d’IA, des radars de défense aérienne aux systèmes de cybersécurité.

Une architecture en Lab, Factory et Sensors

cortAIx repose sur une architecture en trois piliers :

  • cortAIx Lab : un laboratoire intégré basé à Saclay, présenté comme le plus puissant d’Europe pour l’IA critique. Il fédère recherche fondamentale, collaborations académiques et prototypage rapide d’algorithmes, avec un accès direct à des infrastructures de calcul haute performance.
  • cortAIx Factory : une « usine » d’industrialisation de l’IA, chargée de transformer des démonstrateurs en produits certifiables. Elle standardise les méthodes de développement, les jeux de données, les outils MLOps, et gère le cycle de vie complet des modèles (entraînement, validation, déploiement, mises à jour).
  • cortAIx Sensors : le volet dédié aux capteurs (radars, optronique, guerre électronique). L’objectif est d’intégrer l’IA au plus près de la donnée, directement dans les chaînes de traitement embarquées, pour réduire la latence et limiter les flux à transmettre.

Pour Dassault, cette architecture offre un cadre pour intégrer l’IA dans la conception d’un avion dès les premières phases : simulation de scénarios, entraînement d’algorithmes sur des jumeaux numériques de capteurs ou de cockpits, puis transfert de ces modèles sur les calculateurs avion.

L’intégration de l’IA dans les avions et les drones

L’un des enjeux majeurs sera l’intégration de ces briques cortAIx dans les architectures avioniques existantes et futures. Cela passe par des calculateurs durcis capables d’exécuter des modèles IA avec des contraintes fortes de temps réel, de température et de vibration.

Dans un Rafale ou un futur NGF, l’IA interviendra à plusieurs niveaux :

  • Fusion de données multi-capteurs (radar AESA, IRST, guerre électronique, liaison de données) pour produire une image tactique synthétique, intelligible en un coup d’œil pour le pilote ;
  • Filtrage et priorisation des alarmes pour éviter la surcharge cognitive ;
  • Recommandations de trajectoires d’évitement ou de profils d’attaque en respectant les enveloppes de vol et les règles d’engagement ;
  • Gestion de drones « remote carriers » escortant l’avion, avec allocation des tâches (reconnaissance, leurrage, saturation) en temps réel.

Des cas d’usage pour les équipages et les systèmes autonomes

Pour les équipages, l’enjeu n’est pas de remplacer le pilote, mais de transformer l’avion en coéquipier numérique. L’IA pourra par exemple :

  • Analyser automatiquement des flux vidéo haute définition pour détecter des objets d’intérêt au sol à plusieurs dizaines de kilomètres ;
  • Proposer des plans d’attaque ou de pénétration en fonction de la couverture radar adverse, de la météo et du carburant disponible ;
  • Optimiser la navigation en temps réel pour limiter la signature radar ou infrarouge.

Pour les systèmes plus autonomes, notamment les drones de combat, l’IA devra gérer des tâches comme la détection de cyberattaques à bord, la reconfiguration de la mission en cas de perte de liaison, ou l’exécution de comportements de groupe dans un essaim. Thales travaille déjà sur des agents IA déployables pour la cyberdéfense embarquée sur aéronefs, à travers le projet AIDA financé par le Fonds européen de défense.

La question des budgets et des investissements

Ce type de programme ne se conçoit pas en marge des trajectoires budgétaires. Le développement d’une IA embarquée certifiable pour l’aéronautique de défense se compte en centaines de millions d’euros sur la décennie, répartis entre études amont, développement logiciel, essais en vol et infrastructures de données.

Les ordres de grandeur sont déjà visibles :

  • Thales affiche un chiffre d’affaires défense de près de 11 milliards d’euros en 2024, en croissance de près de 14 %, avec un carnet de commandes de 47 milliards d’euros à mi-2024.
  • Dassault Aviation consacre plus d’1 milliard d’euros par an à la R&D, dont une part croissante dédiée à l’intégration de nouvelles capacités numériques dans le Rafale et les programmes futurs.
  • La France prévoit d’augmenter ses dépenses de défense d’environ 50 milliards d’euros en 2025 à plus de 60 milliards d’euros à l’horizon 2030, créant un cadre favorable aux investissements structurants dans les systèmes d’armes et l’IA.

Dans ce contexte, l’alliance Dassault–Thales permet de mutualiser investissements, équipes et infrastructures. Au lieu de multiplier les démonstrateurs isolés, l’idée est d’industrialiser une « colonne vertébrale IA » réutilisable sur plusieurs programmes : Rafale, drones, FCAS, systèmes sol-air, voire applications navales et spatiales.

CortAIx

La sécurisation des données et l’avantage d’une IA souveraine

L’un des arguments centraux de l’accord est la promesse d’une intelligence artificielle souveraine. Derrière la formule, l’enjeu est très concret : les données opérationnelles des forces armées – trajectoires de vol, modes radar, règles d’engagement, profils de mission – ne peuvent pas transiter sur des clouds commerciaux étrangers soumis à des législations extraterritoriales.

cortAIx est conçu pour fonctionner avec :

  • Des infrastructures de calcul maîtrisées, hébergées sur des sites industriels ou gouvernementaux ;
  • Des chaînes de traitement chiffrées et segmentées, limitant le risque de fuite de données ;
  • Des modèles d’IA explicables, conçus pour éviter l’effet « boîte noire » dans des décisions à fort enjeu.

Thales souligne que ses solutions IA pour la défense doivent être « robustes, cyber-sécurisées et transparentes », afin de résister à des adversaires capables de lancer des attaques par données corrompues, perturbation des capteurs ou exploitation des modèles. Les travaux sur l’agent IA AIDA pour la protection cyber des aéronefs illustrent cette tendance à intégrer la cybersécurité dès la conception.

Pour les États clients, l’intérêt est double : limiter la dépendance aux big tech non européennes et conserver la maîtrise des algorithmes, des jeux de données d’entraînement et des mises à jour logicielles tout au long du cycle de vie des avions de combat de nouvelle génération.

Les avantages compétitifs face aux autres approches d’IA

Face à des approches d’IA plus généralistes, centrées sur le cloud commercial et des modèles très larges, l’alliance Dassault–Thales mise sur une IA « de mission » :

  • Adaptée à des ressources de calcul embarquées limitées (« IA frugale ») ;
  • Conçue pour cohabiter avec des logiciels avioniques certifiés ;
  • Pensée dès l’origine pour l’export contrôlé et la cybersécurité.

Cet ancrage dans l’IA embarquée contrôlée et supervisée peut constituer un avantage compétitif sur le marché international des avions de combat. De nombreux pays recherchent aujourd’hui des capacités avancées d’IA sans pour autant accepter une dépendance complète à l’écosystème logiciel et cloud d’un seul État. Une offre combinant Rafale F5, systèmes de mission Thales et briques cortAIx pourrait répondre à cette demande.

Pour les forces françaises comme pour les clients export, l’enjeu sera d’obtenir des gains opérationnels mesurables : réduction du temps de boucle décisionnelle, meilleure survivabilité en environnement contesté, optimisation de la maintenance grâce à la détection prédictive des pannes. À ce niveau, l’IA ne sera pas jugée sur son élégance algorithmique, mais sur son impact concret en opérations.

Un jalon pour l’aviation de combat française et européenne

Ce partenariat ne règle pas, à lui seul, les tensions autour des grands programmes comme le FCAS, mais il envoie un signal : la France et ses industriels sont décidés à sécuriser un savoir-faire autonome dans l’IA de défense aéronautique, quitte à avancer plus vite sur certains piliers comme le collaborative air combat.

Les prochaines années permettront de vérifier plusieurs points clés :

  • La capacité réelle à intégrer ces briques cortAIx dans des avions existants sans explosion de coûts ni délais ;
  • La maturité des processus de certification d’algorithmes adaptatifs dans un environnement où les autorités aéronautiques restent, à juste titre, très prudentes ;
  • L’acceptation, par les équipages, d’un coéquipier numérique qui propose des options tactiques sans jamais se substituer à la décision humaine.

Si ces verrous sont levés, l’accord Dassault–Thales pourrait devenir un cas d’école de convergence entre IA critique, données opérationnelles sensibles et architectures de systèmes d’armes. Dans le cas contraire, il servira au moins de laboratoire à grande échelle pour tester, dans le réel, ce que l’IA peut – et ne doit pas – faire dans le cockpit et au cœur des systèmes de combat.

Sources

  • Communiqué Thales, « Dassault Aviation and cortAIx sign a strategic partnership for a sovereign AI serving the air combat of the future », novembre 2025.
  • Thales, communiqués « Thales speeds up its development of AI for defence » et présentation de cortAIx (Lab, Factory, Sensors), 2024.
  • Thales, résultats annuels 2024 et résultats semestriels 2024, indications sur le chiffre d’affaires défense et le carnet de commandes.
  • Dassault Aviation, documents institutionnels et rapport annuel 2024, données R&D et programmes Rafale F4/F5, NGF.
  • Thales, projets AIDA et publications sur l’IA pour la cyberdéfense embarquée et les systèmes critiques.
  • Articles de synthèse spécialisés (Airforce Technology, Defence Industry Europe, analyse Meta-Defense) sur le partenariat Dassault–Thales et les enjeux d’IA embarquée pour l’aviation de combat.

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