Le Royaume-Uni peut-il se permettre Tempest sans sacrifier sa défense ?

GCAP Tempest

Tempest/GCAP inquiète sur les coûts. Le Royaume-Uni peut-il tenir le cap sans sacrifier le reste des armées, ou basculer davantage vers le F-35 ?

En résumé

Le programme GCAP (le chasseur appelé Tempest au Royaume-Uni) vise une entrée en service autour de 2035, avec l’Italie et le Japon. Le projet est politiquement séduisant, car il protège une base industrielle stratégique et promet une autonomie technologique. Mais il est aussi structurellement exposé aux dérives : exigences mouvantes, partage industriel à trois, inflation des coûts de haute technologie, et calendrier ambitieux. Les institutions britanniques reconnaissent le risque : des commissions parlementaires soulignent que les programmes multinationaux dérivent souvent en délais et en budgets. Dans le même temps, Londres renforce sa dépendance au F-35 avec une commande déjà engagée (48 appareils) et une nouvelle trajectoire incluant une composante F-35A, liée à la posture de dissuasion de l’Alliance. Le dilemme réel n’est donc pas “Tempest ou F-35”, mais comment financer une montée en gamme sans étouffer le reste des capacités.

Le programme Tempest/GCAP et la promesse d’un saut de génération

Le Royaume-Uni veut rester dans le club des nations capables de concevoir un avion de combat complet. Tempest/GCAP ne vise pas seulement un nouvel avion, mais un “système de systèmes” : capteurs, liaisons de données, guerre électronique, armements, combat collaboratif avec drones, et architecture numérique pour évoluer vite. Sur le papier, c’est cohérent avec une Royal Air Force qui doit garder une longueur d’avance face à des menaces plus denses et plus contestées.

Le calendrier est agressif : l’objectif affiché est une entrée en service vers 2035. C’est la fenêtre où le Typhoon commence à approcher de limites structurelles et où les adversaires alignent davantage de radars, de missiles longue portée et de moyens de détection passifs. Le pari industriel est clair : sauver et moderniser une industrie de combat aérien européenne, tout en ajoutant le Japon pour la masse critique technologique et la profondeur de marché.

La logique politique d’une coopération à trois

L’association Royaume-Uni–Italie–Japon est inhabituelle, mais pas absurde. L’Italie apporte une continuité industrielle (Leonardo) et une base opérationnelle proche des besoins britanniques. Le Japon apporte une ambition technologique et une capacité à investir, mais aussi ses propres priorités stratégiques en Indo-Pacifique. En théorie, cela permet de partager les coûts fixes de développement, de sécuriser les compétences, et d’augmenter les volumes de production.

En pratique, c’est là que le risque se loge : trois États, trois armées, trois cultures d’acquisition, et des compromis permanents sur le “besoin minimal” et le “besoin idéal”. Or les dérives budgétaires naissent souvent de ces compromis tardifs, quand l’avion est déjà figé et que chaque modification coûte très cher.

Le risque budgétaire et le signal d’alerte des experts

Le débat britannique n’est pas “est-ce que GCAP est important ?”, mais “est-ce que le pays peut payer GCAP sans casser autre chose ?”. La House of Commons Defence Committee est explicite : les programmes multinationaux ont une histoire chargée en délais et surcoûts, et GCAP devra “briser le moule” s’il veut tenir la date et le budget. Ce n’est pas une formule : c’est une mise en garde.

Côté enveloppes, les ordres de grandeur donnent le vertige. Le Ministry of Defence a déjà engagé environ 2 milliards de livres depuis 2021 et a budgété plus de 12 milliards de livres sur dix ans pour GCAP. Ce n’est pas le coût total du programme, mais cela situe l’effort avant même la pleine phase de développement et l’industrialisation. Dit autrement : ce que Londres met aujourd’hui sert surtout à réduire le risque technologique et à “préparer” la décision, pas à produire des avions.

Le vrai danger : l’éviction des autres capacités

Le problème n’est pas de dépenser beaucoup sur un programme structurant. Le problème est de le faire dans un environnement où les tensions budgétaires sont déjà visibles : stocks de munitions, défense aérienne sol-air, disponibilité des flottes, infrastructures, personnel, et modernisation du nucléaire. Quand un programme d’avion de combat dérape, il ne se “corrige” pas gentiment : il absorbe du budget pendant des décennies, car stopper en cours de route signifie perdre l’investissement et les compétences.

L’autre danger est plus sournois : réduire les volumes. Si GCAP coûte plus cher que prévu, la tentation est d’acheter moins d’appareils, ce qui augmente le coût unitaire, fragilise la disponibilité opérationnelle, et transforme la flotte en “capacité de prestige” plutôt qu’en outil de masse.

La comparaison avec le F-35 : achat rapide, dépendance durable

Le F-35 représente l’option du présent. L’avion existe, il est interopérable, et il permet d’entrer immédiatement dans des architectures de combat alliées. Le Royaume-Uni a déjà contractualisé 48 F-35B. Les chiffres publics montrent aussi l’ampleur de la facture : l’autorité de contrôle britannique indique environ 9,35 milliards de livres dépensés sur le programme F-35 à fin mars 2025 (équipements et soutien), et estime qu’en incluant d’autres postes (personnel, infrastructures, formation, coûts antérieurs), il faut ajouter au moins 1,5 milliard de livres. De plus, le MoD maintient une estimation “whole-life” de 18,76 milliards de livres pour 48 appareils jusqu’en 2048, hors coûts d’exploitation.

Cela donne un point clé : comparer “budget Tempest” et “budget F-35” n’a de sens que si l’on compare des périmètres identiques. Le F-35 est souvent présenté avec un prix d’acquisition, alors que Tempest est un effort de R&D puis d’acquisition. Les deux sont chers, mais pas au même moment, ni pour les mêmes raisons.

La bascule vers le F-35A change la nature du débat

En 2025, Londres annonce l’intention d’acheter au moins 12 F-35A, et de rejoindre la mission nucléaire “Dual Capable Aircraft” de l’Alliance. Dans les faits, cela renforce la place du F-35 dans la posture britannique, au-delà du rôle embarqué du F-35B sur porte-avions. Résultat : même si Tempest existe demain, le Royaume-Uni aura déjà une dépendance structurelle à la chaîne logistique, aux mises à jour logicielles, et aux règles d’évolution d’un avion américain.

Il faut être franc : un parc F-35 important apporte une puissance militaire réelle, mais il réduit la marge de manœuvre souveraine. Ce n’est pas une théorie : tout avion moderne est un système logiciel, avec des dépendances industrielles et des certifications. La question devient alors : quelle part de souveraineté opérationnelle Londres veut conserver quand la situation se durcit et que les priorités américaines ne sont pas forcément identiques ?

GCAP Tempest

Le choix réel : poursuivre Tempest, oui, mais au prix d’une discipline brutale

Dire “il faut continuer Tempest” est facile. Le faire sans dérapage exige une discipline rare dans les programmes de chasse.

La gouvernance qui évite les dérives

Si le Royaume-Uni veut limiter le dépassement de budget, il doit verrouiller trois choses très tôt : une définition de besoin stable, une architecture ouverte mais maîtrisée, et une répartition industrielle qui évite les doublons. La tentation, dans une coopération à trois, est de donner à chacun “sa part” même quand cela duplique des capacités. C’est politiquement confortable, mais techniquement coûteux.

Le Royaume-Uni doit aussi accepter une vérité inconfortable : un chasseur de 6ème génération ne sera pas “à la fois meilleur partout et moins cher”. Plus l’ambition grimpe, plus la facture grimpe. Certaines analyses stratégiques britanniques l’écrivent sans détour : soit le programme est financé à hauteur de ses ambitions, soit il doit être réduit, soit il doit être abandonné.

La crédibilité opérationnelle : masse, disponibilité, munitions

Même un avion exceptionnel ne sert à rien si la flotte est trop petite, si les taux de disponibilité sont faibles, ou si les stocks de munitions ne suivent pas. Le risque, en concentrant trop de capital politique sur Tempest, est de négliger le “combat du quotidien” : maintenance, formation, pièces, protection de bases, défenses sol-air, et capacité de tenir une campagne longue.

La RAF a déjà une leçon récente à méditer : l’attrition budgétaire finit par se voir dans le nombre d’avions réellement disponibles, pas dans les brochures.

Le positionnement du Royaume-Uni en Europe et dans l’OTAN

Tempest/GCAP est aussi un signal géopolitique. En Europe, il place Londres dans une trajectoire distincte du programme franco-germano-espagnol (FCAS/SCAF). Deux “sixième génération” en Europe, c’est de la redondance stratégique, mais aussi une forme de compétition industrielle. Pour certains alliés, cela fragmente. Pour d’autres, cela sécurise : deux programmes, c’est moins de risque de dépendre d’un seul échec.

Dans l’OTAN, l’enjeu est l’interopérabilité et la crédibilité nucléaire. L’intégration annoncée du F-35A dans une mission DCA ancre le Royaume-Uni dans la posture nucléaire alliée, tandis que le F-35B conserve la spécificité “porte-avions” britannique. Tempest, lui, serait le levier de supériorité et d’autonomie européenne, mais seulement s’il est réellement livré à temps et en nombre.

Le paradoxe britannique est donc le suivant : plus Londres mise sur le F-35 pour des raisons opérationnelles immédiates, plus il devient difficile de financer Tempest au niveau nécessaire. Et plus Tempest devient risqué budgétairement, plus le F-35 apparaît comme une assurance. Ce cercle peut être vertueux si les budgets augmentent. Il devient destructeur si l’effort global stagne.

La trajectoire la plus réaliste pour Londres

Le Royaume-Uni ne devrait pas “basculer” vers le tout-F-35, sauf à renoncer explicitement à son autonomie industrielle de combat aérien. Ce serait un choix stratégique majeur, avec des conséquences sur l’emploi qualifié, l’export, et la capacité à décider seul de certaines évolutions.

À l’inverse, poursuivre Tempest sans garde-fous reviendrait à accepter un programme aspirateur, au détriment des autres services et des capacités de soutien. La ligne la plus rationnelle est donc un double mouvement :

  • Continuer Tempest/GCAP, mais en verrouillant une ambition livrable, avec des jalons qui permettent de couper dans le superflu avant qu’il ne soit trop tard.
  • Acheter du F-35 de façon cohérente, en assumant ce qu’il apporte (interopérabilité et effet rapide) et ce qu’il coûte (dépendance et facture de soutien), sans se raconter d’histoires sur une solution “moins chère”.

Ce n’est pas un choix romantique. C’est une arbitrage de puissance : garder la capacité de faire, tout en restant capable de se battre demain matin.

Sources

  • House of Commons Defence Committee, “Global Combat Air Programme” (rapport), 14 janvier 2025.
  • House of Commons Library, “What is the Global Combat Air Programme (GCAP)?”, 14 novembre 2024.
  • UK Ministry of Defence (GOV.UK), financement et annonces sur le programme de chasseur futur, 14 avril 2023.
  • National Audit Office (NAO), “The UK’s F-35 capability” (rapport), 11 juillet 2025.
  • Public Accounts Committee (House of Commons), “The UK’s F-35 stealth fighter capability” (rapport), 31 octobre 2025.
  • Reuters, création de la coentreprise GCAP (BAE/Leonardo/JAIEC), 13 décembre 2024.
  • RUSI, analyse critique sur l’écart entre ambition et financement de GCAP, 27 avril 2023.
  • IISS, analyse “Tempest: Build, buy, or good-bye?”, 20 septembre 2024.
  • House of Commons Library, “UK defence spending” (briefing), 10 octobre 2025.

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