Incursions aériennes, franchissements de la ligne médiane, risques d’accident : Pékin use Taïwan par la pression quotidienne et mesurée.
En résumé
La Chine mène contre Taïwan une stratégie d’attrition à bas bruit. Le principe est simple : multiplier les sorties autour de l’île, franchir régulièrement la ligne médiane du détroit, et forcer Taïwan à réagir. Ce tempo use les flottes, la maintenance, les stocks et les personnels. Il modifie aussi les réflexes tactiques : Taïwan a dû adapter ses réponses et ne fait plus décoller systématiquement à chaque alerte, car la facture et la fatigue deviennent intenables. Le risque le plus sérieux n’est pas seulement militaire. Il est accidentel et politique. Plus il y a d’interactions rapprochées, plus la probabilité d’une collision ou d’un incident “non professionnel” augmente. Dans ce type de crise, un événement banal peut devenir un déclencheur. Cette pression quotidienne vise enfin un objectif psychologique : imposer l’idée d’une supériorité chinoise permanente et d’un horizon d’inévitabilité.
La mécanique d’une pression calibrée, typique de la zone grise
Le détroit de Taïwan n’est pas grand. Dans sa partie la plus resserrée, il sépare les côtes sur un ordre de grandeur de 130 à 180 km (70 à 100 nm). Cela compte, car des avions de combat basés sur le continent peuvent entrer, ressortir, refaire un passage, et recommencer, sans mobiliser une logistique de projection lourde.
La logique de Pékin est d’exploiter cette proximité, sans franchir le seuil évident de la guerre ouverte. Les sorties d’avions (chasseurs J-16, bombardiers H-6, avions de soutien) forment un signal politique quotidien. Elles testent aussi les chaînes de commandement taïwanaises : délais de détection, décisions d’alerte, décollages, guidage radar, posture de défense sol-air.
Ce que Taïwan mesure et publie jour après jour, ce sont des trajectoires et des volumes. Et les volumes montent. En sources ouvertes, 2024 est présentée comme une année record pour les franchissements de la ligne médiane depuis 2021, avec des totaux annuels qui ont bondi sur plusieurs années. Au-delà du symbole, la répétition crée une normalisation : ce qui était une crise devient une routine. C’est exactement l’effet recherché.
La saturation du ciel et la statistique qui change le rapport de force
Deux chiffres résument l’angle opérationnel. D’abord, la masse globale de l’activité. Ensuite, la part de cette activité qui “passe le seuil” et oblige à décider, vite, avec une information incomplète.
En 2024, des analyses indiquent que Taïwan a suivi plusieurs milliers d’appareils sur l’année autour de l’île, et qu’une partie significative a pénétré l’ADIZ (zone d’identification de défense aérienne). Dans la même logique, des centres de recherche décrivent une hausse forte des sorties franchissant la ligne médiane au fil des ans, avec une accélération notable en 2024.
Pourquoi ces chiffres comptent ? Parce que la défense aérienne fonctionne comme un système de tri. Quand les détections deviennent quotidiennes et nombreuses, chaque alerte doit être classée : exercice, intimidation, couverture d’un entraînement plus large, tentative de collecte de renseignement, ou préparation d’une action plus agressive. Dans le doute, on sur-réagit. Et si on sur-réagit trop souvent, on s’épuise.
L’astuce est là : Pékin peut “dépenser” des sorties à un coût politique faible. Taïwan, lui, “dépense” de la disponibilité, des heures de maintenance, des alertes, et de la vigilance humaine. Ce n’est pas symétrique.
Le dilemme taïwanais entre réaction visible et gestion durable
Faire décoller des chasseurs à chaque passage, c’est rassurant à court terme. On montre que l’on contrôle le ciel. Mais à long terme, c’est une saignée.
Taïwan a d’ailleurs ajusté sa politique. Des analyses rapportent qu’à partir de 2021, la défense a cessé de faire décoller systématiquement pour chaque sortie, en s’appuyant davantage sur les radars au sol et les missiles sol-air pour suivre, dissuader et réserver les décollages aux cas jugés plus sérieux. Ce n’est pas un choix “confortable”. C’est un choix contraint par la soutenabilité.
La raison est simple : un avion de chasse, ce n’est pas seulement du carburant. C’est une chaîne. Chaque heure de vol consomme des potentiels moteurs, des cycles structure, et du temps technicien. Sur une flotte hétérogène, avec des appareils plus anciens, la pression s’accumule vite. La contrainte budgétaire suit.
Le coût réel d’un scramble et la logique de l’usure mécanique
Le terme “scramble” résume un décollage rapide en alerte. C’est spectaculaire. C’est aussi cher, et rarement “optimisé” : montée rapide, profils de vol dynamiques, contraintes sur les cellules, et retour parfois sans engagement.
Des estimations en sources ouvertes ont évoqué des coûts horaires de décollage d’interception qui se comptent en millions de dollars taïwanais par heure, en intégrant carburant, maintenance et pièces. Même si le chiffre exact varie selon l’appareil et le mode de calcul, l’ordre de grandeur est suffisant pour comprendre le piège : la répétition transforme une posture défensive en dépense structurelle.
On peut donner un exemple concret côté flotte : les Mirage 2000 taïwanais sont souvent décrits comme coûteux à maintenir, avec des coûts de fonctionnement nettement plus élevés que d’autres types. Taïwan a d’ailleurs annoncé des investissements de plusieurs centaines de millions de dollars pour maintenir la disponibilité de cette flotte et de ses missiles associés. Dans une stratégie d’attrition, ces lignes budgétaires deviennent des points de tension.
Au final, la saturation ne vise pas seulement à “faire peur”. Elle vise à faire grimper la facture, à provoquer des arbitrages, et à réduire le nombre d’avions réellement disponibles le jour où l’activité se transforme en crise majeure.

La dimension humaine et la fatigue des équipages comme facteur de sécurité
La partie la plus sous-estimée est celle-ci : l’humain. La pression quotidienne détruit la régularité. Elle multiplie les gardes, les astreintes, les réveils nocturnes, et les vols à haute charge mentale.
Un pilote en alerte permanente n’est pas seulement fatigué physiquement. Il est soumis à une dette cognitive. Un technicien aussi. Et une chaîne de commandement aussi. La répétition augmente mécaniquement la probabilité d’une erreur : mauvaise identification, mauvaise transmission radio, trajectoire mal comprise, ou décision tardive.
Dans l’aviation, les accidents viennent rarement d’un seul facteur. Ils viennent d’une accumulation : fatigue, routine, distraction, météo, pression hiérarchique, ambiguïté tactique. La stratégie d’attrition joue avec ces curseurs. Elle n’a pas besoin d’un succès à chaque fois. Elle a besoin que la probabilité d’un incident augmente.
Le risque d’interactions rapprochées et le risque de collision comme accélérateur
La saturation autour de Taïwan se combine à un second phénomène : l’augmentation des interceptions jugées “dangereuses” ou “non professionnelles” dans la région Indo-Pacifique. Les armées occidentales ont publié plusieurs alertes sur des manœuvres agressives de chasseurs chinois lors d’interceptions, y compris avec des appareils de type J-16 impliqués dans des incidents rapportés.
Ces événements importent, car ils donnent un aperçu du style de pilotage et du niveau de risque accepté. Un passage trop près, une manœuvre brusque, un sillage, une fermeture rapide. À quelques mètres, tout devient binaire : soit il ne se passe rien, soit l’accident est immédiat.
Et en cas d’accident, la question n’est pas seulement aéronautique. Elle est politique. Qui est responsable ? Qui publie les images ? Qui “répond” ? Dans une zone déjà saturée, une collision peut transformer une routine en crise majeure en quelques heures.
Les conséquences opérationnelles pour Taïwan, au-delà des chiffres
L’effet opérationnel le plus direct est la gestion de la disponibilité. Taïwan doit maintenir des appareils armés, des équipages prêts, et une surveillance radar continue. Il faut aussi conserver des stocks : pièces, pneus, freins, consommables, missiles, et heures de maintenance.
Le second effet est tactique. Si l’on ne peut pas décoller à chaque incursion, il faut choisir. Et choisir, c’est accepter qu’une partie de l’activité chinoise se déroule sans interception rapprochée. Pékin y gagne un espace d’entraînement et de collecte de renseignement.
Le troisième effet est doctrinal : on développe une défense plus “en réseau”, avec davantage de capteurs au sol, et des réponses graduées. Mais cette réponse graduée a une limite. Si l’activité se durcit brutalement, il faut remonter d’un cran très vite. Et c’est là que la stratégie de fatigue tente de créer un décalage : ralentir la capacité taïwanaise à passer du mode “routine saturée” au mode “crise aiguë”.
Les précédents historiques et le piège de l’effet psychologique
Dans l’histoire militaire, l’attrition par l’alerte n’est pas nouvelle. La guerre froide a multiplié les missions de présence, les interceptions, et les démonstrations de force destinées à user l’attention et à collecter des réactions. La différence, ici, est la fréquence et la proximité, combinées à une bataille de narration en temps réel.
Cette stratégie a déjà “fonctionné” dans un sens précis : elle a souvent contraint l’adversaire à modifier ses procédures, à accepter davantage de passages, ou à dépenser plus en maintien en condition. Mais elle comporte un risque structurel : la montée du danger accidentel. Plus on joue au bord, plus on s’expose à l’événement non voulu.
C’est pourquoi il faut être franc. La stratégie de fatigue est rationnelle sur le papier. Elle est aussi instable. Elle repose sur l’hypothèse que tout le monde restera discipliné et qu’aucun incident n’échappera au contrôle politique. Or, l’aviation est un domaine où une seconde d’erreur suffit.
La question finale et le point dur de l’escalade non voulue
Si l’objectif est d’épuiser Taïwan, la méthode est cohérente : saturation, répétition, franchissements, normalisation, pression budgétaire, pression humaine. Sur des années, cela érode.
Mais si l’objectif est de garder la crise “sous contrôle”, la méthode devient dangereuse. Le volume d’activité augmente les opportunités d’erreurs, et les incidents d’interception agressive observés ailleurs dans la région montrent que le risque n’est pas théorique.
Mon avis est net : cette stratégie est efficace pour user et tester. Elle est aussi une fabrique d’accident. Pékin gagne tant que l’incident n’arrive pas. Le jour où il arrive, la maîtrise de l’escalade dépendra moins des plans que de la politique, de la communication, et de la capacité des acteurs à ne pas sur-réagir dans les premières heures.
Sources
Jamestown Foundation, “Military Implications of PLA Aircraft Incursions in Taiwan’s Airspace, 2024” (sorties franchissant la ligne médiane, totaux annuels).
Janes, “China sets new records in air-sea operations around Taiwan” (volumes suivis, part d’incursions ADIZ).
FPRI, “Breaking the Barrier: Four Years of PRC Military Activity Around Taiwan” (ajustement de la politique taïwanaise de décollage en 2021).
South China Morning Post, “Taiwan reveals high cost of PLA sorties…” (ordre de grandeur des coûts de décollage/interception).
AeroTime, “Taiwan invests $339M in Mirage 2000-5 fleet combat readiness” (effort budgétaire sur Mirage 2000-5).
CSIS ChinaPower, “Tracking the Fourth Taiwan Strait Crisis” (exemples de compositions de paquets d’avions, J-16/H-6).
USINDOPACOM, communiqué du 30 mai 2023 (interception “agressive” par un J-16, risque en interception).
Associated Press, incident Australie–Chine du 13 février 2025 (J-16, flares à 30 m).
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