Londres valide la vente d’Eurofighter à la Turquie pour plusieurs milliards de livres, dopant l’export de défense britannique tout en ravivant les débats stratégiques au sein de l’OTAN.
En résumé
Le gouvernement britannique a officialisé fin octobre 2025 un accord majeur avec Ankara pour la vente de 20 chasseurs Eurofighter Typhoon, dans le cadre d’un dispositif plus large qui doit permettre à la Turquie d’en aligner jusqu’à 40 à terme. Le contrat, évalué jusqu’à 8 milliards de livres, sécurise environ 20 000 emplois au Royaume-Uni et prolonge la vie industrielle de la chaîne Typhoon. Pour Ankara, il s’agit d’une étape clé pour moderniser une flotte vieillissante de F-16 et de F-4, alors que la Turquie a été exclue du programme F-35 après l’achat de systèmes russes S-400. L’accord reste pourtant très politique. Il intervient dans un contexte de tensions en Méditerranée orientale, de critiques liées aux droits humains et de méfiance persistante au sein de l’OTAN vis-à-vis de la trajectoire stratégique d’Ankara. Ce contrat met face à face logique industrielle, impératifs de crédibilité militaire et risques de dépendance stratégique à long terme.
Le cadre d’un accord record entre Londres et Ankara
Le 27 octobre 2025, le Premier ministre britannique Keir Starmer et le président turc Recep Tayyip Erdoğan ont signé à Ankara un contrat portant sur 20 Eurofighter Typhoon de dernière génération. Le gouvernement britannique évoque un montant pouvant atteindre 8 milliards de livres (environ 9,3 milliards d’euros), ce qui en fait le plus important contrat d’exportation de chasseurs britanniques depuis près de vingt ans.
Cet accord s’inscrit dans un cadre plus large. À l’été 2025, l’Allemagne avait levé son veto et approuvé l’exportation de 40 Eurofighter vers la Turquie, au sein du consortium réunissant le Royaume-Uni, l’Allemagne, l’Italie et l’Espagne. La Turquie vise, à terme, une flotte de 40 Typhoon neufs ou d’occasion, complétés par des appareils d’Oman et du Qatar, pour atteindre un total de 44 exemplaires.
Pour Londres, l’enjeu est autant industriel que stratégique. Le contrat permet de prolonger la production et la maintenance du Typhoon sur plusieurs années, alors que l’avion était déjà arrivé à un stade avancé de son cycle de vie export. Pour Ankara, il s’agit de sécuriser une capacité de combat aérien moderne, interopérable avec l’OTAN, tout en diversifiant ses fournisseurs après la crise provoquée par l’achat de systèmes S-400 russes.
Les premières livraisons sont attendues au début de la prochaine décennie, autour de 2030, une fois les lignes de production ajustées et les équipements spécifiques intégrés. Cette temporalité explique pourquoi la Turquie explore en parallèle l’achat de Typhoon d’occasion ainsi que la modernisation de ses F-16.
La réponse aux besoins pressants de la force aérienne turque
La force aérienne turque, la Türk Hava Kuvvetleri, repose encore largement sur une flotte de F-16 de différentes versions, livrés depuis la fin des années 1980, ainsi que sur les derniers F-4E 2020 Terminator en voie de retrait. La combinaison de l’âge des cellules, de l’intensité opérationnelle en Syrie, en Irak ou au-dessus de la Méditerranée et des tensions politiques avec Washington a créé un besoin urgent de renouvellement.
L’exclusion de la Turquie du programme F-35 en 2019, à la suite de l’achat des S-400, a fermé la porte à l’avion de combat furtif américain. Les discussions autour d’un nouveau paquet de 40 F-16 Block 70/72, assorti de kits de modernisation pour la flotte existante, restent politiquement sensibles au Congrès américain.
Dans ce contexte, l’Eurofighter est une solution de compromis. L’appareil n’est pas furtif, mais offre des performances élevées en interception et en supériorité aérienne : vitesse maximale supérieure à Mach 2, montée rapide, manœuvrabilité importante, et capacité de supercroisière sans postcombustion dans certaines configurations. Conçu comme un chasseur multirôle, le Typhoon peut emporter une large gamme d’armements air-air et air-sol sur 13 points d’emport, pour une masse maximale au décollage de plus de 23 tonnes.
Pour Ankara, ces capacités permettent de tenir jusqu’à l’entrée en service de son chasseur national KAAN, dont la première capacité opérationnelle est annoncée autour de 2028. Les Typhoon joueront un rôle de « pont » entre une flotte vieillissante et une force aérienne nationale de nouvelle génération, en apportant rapidement des capacités crédibles face aux Rafale grecs, aux F-16V de la région et aux F-35 israéliens.
Les capacités techniques livrées avec le Typhoon
Le contrat ne porte pas uniquement sur des cellules. Il inclut un ensemble de systèmes de mission avancés, de radars et d’armements qui font de l’Eurofighter un outil complet de supériorité aérienne et de frappe.
Le cœur du dispositif est le radar à antenne active Captor-E (AESA). Cette technologie permet une meilleure portée de détection, une agilité de faisceau et la capacité de suivre simultanément de nombreuses cibles aériennes, maritimes et terrestres. Elle améliore aussi la résistance aux brouillages, ce qui est central dans un environnement saturé de guerre électronique en Méditerranée orientale ou au-dessus de la mer Noire.
Le package turc comprend, selon plusieurs sources, un armement air-air de longue portée avec le missile MBDA Meteor, doté d’un statoréacteur et donné pour une portée de plus de 100 kilomètres (plus de 54 milles nautiques), voire davantage selon les profils de tir. En air-sol, les Typhoon turcs devraient disposer de missiles antichar Brimstone, capables de frapper des cibles mobiles avec une précision métrique, ainsi que de munitions guidées de précision pour des frappes en profondeur.
L’intégration de ces systèmes sera réalisée principalement par BAE Systems, maître d’œuvre pour la partie britannique, qui prévoit de reconnaître environ 4,6 milliards de livres de revenus grâce à ce contrat. Sur le plan opérationnel, les Typhoon turcs seront interopérables avec les systèmes OTAN via les liaisons de données standards (notamment Link 16), ce qui facilitera leur intégration dans la défense aérienne collective.

Les retombées pour l’industrie de défense européenne
Pour le Royaume-Uni, ce contrat est présenté comme un succès emblématique de son industrie de défense européenne, malgré le Brexit. Londres met en avant la sécurisation d’environ 20 000 emplois hautement qualifiés dans des sites comme Warton et Samlesbury dans le Lancashire, Edinburgh ou Bristol.
La chaîne Eurofighter, portée par un consortium comprenant BAE Systems, Airbus Defence and Space et Leonardo, se voyait jusque-là menacée par l’absence de nouvelles commandes significatives en Europe occidentale. Les commandes export vers l’Arabie saoudite, le Qatar ou le Koweït avaient prolongé sa durée de vie, mais la pression montait pour éviter une fermeture avant l’arrivée des futurs programmes Tempest et GCAP. La commande turque assure plusieurs années supplémentaires de charge de travail, notamment en assemblage final et en intégration d’armements.
Au-delà du Royaume-Uni, l’Italie, l’Allemagne et l’Espagne bénéficient aussi du contrat via la répartition industrielle du programme : production de composants de fuselage, d’ailes, de systèmes de mission ou de sous-ensembles avioniques. MBDA, consortium européen de missiles, profite parallèlement de commandes pour Meteor, Brimstone et potentiellement d’autres munitions, avec des retombées pour ses sites en France, au Royaume-Uni, en Italie et en Allemagne.
Ce contrat turc confirme une tendance lourde : l’Eurofighter Typhoon reste un vecteur central de la base industrielle aéronautique de combat européenne. Il sert de « pont » industriel en attendant les avions de combat de nouvelle génération, tout en renforçant la crédibilité export des industriels face à la concurrence américaine et, de plus en plus, chinoise.
Les critiques : droits humains, S-400 et tensions régionales
L’accord est loin de faire l’unanimité. Au Royaume-Uni, plusieurs ONG et parlementaires ont dénoncé la signature d’un contrat aussi sensible avec un pays régulièrement critiqué pour ses atteintes à l’État de droit, la pression sur les médias et la répression de l’opposition. Des affaires récentes concernant l’opposant Ekrem İmamoğlu et d’autres figures politiques alimentent la perception d’une dérive autoritaire d’Ankara.
Sur le plan strictement militaire, la question des S-400 demeure. Pour certains experts, vendre un chasseur moderne à un pays qui exploite un système de défense antiaérienne russe présente un risque technologique : données de signature radar, tactiques d’emploi ou profils de vol pourraient être indirectement exposés à Moscou. Londres assure que les clauses techniques et les limitations d’exportation encadrent ces risques, mais la méfiance persiste.
Les voisins régionaux de la Turquie observent l’accord avec inquiétude. En Méditerranée orientale, les tensions avec la Grèce autour des espaces aériens et des zones économiques exclusives n’ont pas disparu. Athènes investit de son côté dans les Rafale français et la modernisation de ses F-16 en version Viper. L’arrivée de Typhoon turcs pourrait relancer une forme de compétition capacitaire, avec un ciel égéen encore plus densément militarisé.
Enfin, la trajectoire d’Ankara en Syrie, en Libye ou au Caucase, où l’usage intensif de drones armés a parfois pris de court ses alliés, nourrit la crainte que ces nouveaux moyens aériens soient utilisés de façon unilatérale et agressive dans des théâtres sensibles pour l’OTAN.
La ligne de défense de Londres et de l’OTAN
Face à ces critiques, Londres avance un argument simple : il vaut mieux que la Turquie, membre clé de l’OTAN, vole sur un chasseur européen interopérable et encadré par un régime de licences que sur des appareils russes ou chinois qui échapperaient à tout contrôle. Le gouvernement britannique souligne que le contrat renforce la défense du flanc sud de l’Alliance face à la Russie, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine et des tensions en mer Noire.
Sur le plan politique, cet accord est aussi un instrument d’ancrage. Après des années de relations difficiles – crise des réfugiés, blocage de l’adhésion de la Suède à l’OTAN, rapprochement d’Ankara avec Moscou – il s’agit de réinscrire la Turquie dans une logique de coopération structurée avec les partenaires européens. Pour Londres, qui cherche à démontrer sa pertinence stratégique après le Brexit, la capacité à mener un dossier aussi complexe au sein du consortium Eurofighter est un signal envoyé aux capitales européennes et à Washington.
Reste que cette logique d’« engagement par les armes » a un prix. Elle peut être perçue comme une récompense malgré les dérives internes turques, et donc affaiblir la cohérence du discours occidental sur les droits humains et l’État de droit. La ligne rouge entre intérêt stratégique et complaisance politique est ténue, et cet accord la met clairement à l’épreuve.
Les conséquences à long terme sur l’équilibre aérien régional
Sur le plan capacitaire, l’arrivée de 20, puis potentiellement 40 Eurofighter en Turquie modifiera progressivement l’équilibre aérien en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient. Les Typhoon turcs viendront compléter une flotte modernisée de F-16, l’entrée en service progressive du chasseur KAAN et un arsenal déjà conséquent de drones armés Bayraktar et Anka.
En face, la Grèce mise sur une combinaison de Rafale, de F-16V modernisés et, à terme, sur une possible participation à des programmes de nouvelle génération. Israël, de son côté, dispose déjà de F-35I et de F-15 modernisés. L’Égypte combine Rafale français et MiG-29 russes. Dans ce paysage, la Turquie évite un déclassement technologique qui la relèguerait durablement derrière ses voisins.
Tout l’enjeu sera l’usage politique de cette puissance aérienne. Si Ankara choisit de l’employer dans un cadre strictement dissuasif et coopératif, l’Eurofighter renforcera la posture globale de l’OTAN sur son flanc sud. Si, au contraire, ces capacités sont mobilisées dans des stratégies régionales unilatérales – par exemple en Méditerranée orientale ou dans le Caucase – elles peuvent alimenter des spirales de confrontation que ni l’Alliance ni l’Union européenne n’ont intérêt à voir se développer.
La durée de vie de ces appareils, qui se compte en décennies, signifie que le Royaume-Uni et ses partenaires du consortium resteront liés à la Turquie par des contrats de soutien, de formation et de modernisation jusqu’aux années 2040, voire 2050. Ce lien donnera à Londres des leviers d’influence, mais également une responsabilité accrue dans la manière dont la puissance aérienne turque sera employée.
La décision britannique de vendre des Eurofighter à Ankara est tout sauf anodine. Elle sauve des emplois, prolonge un programme majeur et maintient un partenaire clé dans l’orbite occidentale. Mais elle ancre aussi le Royaume-Uni et ses alliés dans une relation de long terme avec un acteur dont les choix internes et régionaux restent difficiles à prédire. Entre nécessité stratégique et inquiétudes politiques, ce contrat illustre la nouvelle normalité d’un monde où la puissance aérienne se négocie autant sur les chaînes d’assemblage que dans les arènes diplomatiques.
Sources :
Reuters ; AP News ; UK Government (Prime Minister’s Office, Ministry of Defence) ; The Guardian ; Defense News ; Breaking Defense ; Al-Monitor ; Turkish Minute.
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