Leadership industriel, propriété intellectuelle, exportations : le SCAF bute sur des divergences structurantes entre France, Allemagne et Espagne.
En résumé
Le Système de combat aérien du futur (SCAF/FCAS) réunit la France (Dassault Aviation), l’Allemagne (Airbus Defence and Space) et l’Espagne (Indra). Derrière l’affichage politique, les désaccords portent sur le leadership du chasseur de nouvelle génération (NGF), la propriété intellectuelle, la répartition des workshares, le pilotage des remote carriers et du combat cloud, mais aussi les règles d’exportation. Le calendrier officiel prévoit un démonstrateur en vol vers 2029-2030 et une entrée en service autour de 2040, après une Phase 1B de 3,2 milliards d’euros. La France réclame un pilotage resserré du NGF et la protection de ses savoir-faire ; l’Allemagne défend un partage équilibré, exige des retours industriels et une gouvernance tripartite ; l’Espagne veut garantir sa place de co-leader sur les capteurs et la nube de combate. À court terme, ces tensions ralentissent les jalons techniques ; à long terme, elles posent la question de la souveraineté européenne face aux programmes NGAD/GCAP et au risque de dépendance accrue aux États-Unis.
Le contexte programmatique et financier qui attise les frictions
Le SCAF est un « système de systèmes » articulant un NGF, des remote carriers (drones d’accompagnement), un combat cloud sécurisé et des effecteurs. La Phase 1B (signée fin 2022, 3,2 Md€, environ 3,5 ans) finance les démonstrateurs critiques ; le premier vol du NGF a glissé vers 2029-2030, pour un objectif opérationnel autour de 2040. La valeur globale du programme est souvent évaluée à >100 Md€ sur plusieurs décennies. Or, plus les sommes et les enjeux de souveraineté montent, plus les questions de gouvernance et de retours industriels deviennent structurantes. C’est l’arrière-plan des « coups de chaud » entre Dassault et Airbus, régulièrement pointés par les directions et responsables politiques, avec Indra en troisième pilier revendiquant des rôles majeurs côté espagnol. Ces crispations ne relèvent pas du folklore des salons aéronautiques : elles déterminent la trajectoire technologique réelle du programme et sa crédibilité face aux concurrents.
La position française : un leadership NGF et la protection des savoir-faire
Côté français, l’exigence est claire : Dassault Aviation veut un leadership net sur le NGF (cellule, commandes de vol, intégration critique), avec une propriété intellectuelle préservée sur ses briques clés. La France aligne des impératifs opérationnels spécifiques : mission de dissuasion aéroportée, pénétration en environnement A2/AD, opérations from the sea depuis un porte-avions de 75 000 t (PA-NG) et compatibilité avec des charges détenues en autonomie. Paris estime que la réussite d’un chasseur de rupture exige une chaîne de décision courte et un maître d’œuvre capable d’arbitrer vite sur la cellule et l’architecture de mission. Les inquiétudes portent sur la dilution des responsabilités si chaque décision doit passer par un « comité à trois ». Enfin, la France demande des garanties sur les droits d’usage des briques développées, afin de ne pas geler, demain, ses évolutions souveraines (avionique, guerre électronique, armements).
La position allemande : un partage équilibré et des garanties d’exportation
Berlin, fortement appuyé par Airbus Defence and Space, défend l’équilibre de la charge industrielle et la montée en compétence sur des domaines historiquement dominés par la France (intégration avion). L’Allemagne insiste sur la gouvernance tripartite et refuse une simple « sous-traitance » sur le cœur avion. Sur le plan politique, les règles d’exportation restent un angle dur : malgré le Traité d’Aix-la-Chapelle (2019) et des arrangements bilatéraux (seuils de contenu), Berlin veut un mécanisme qui n’entrave ni sa doctrine parlementaire ni sa politique industrielle. Pour l’Allemagne, des engagements trop unilatéraux sur l’IP et l’arbitrage technique créeraient un précédent défavorable aux retours économiques, alors même que l’Eurofighter approche de la bascule générationnelle. En creux, la demande allemande est de co-décider sur les choix structurants et de sécuriser un flux d’emplois qualifiés sur plusieurs décennies.

La position espagnole : un rôle structurant sur capteurs et combat cloud
Madrid, via Indra, vise un rôle d’architecte sur des piliers capteurs, guerre électronique et combat cloud. L’Espagne a institutionnalisé son statut de coordinateur national et pousse une vision où la nube de combate devient la colonne vertébrale du combat collaboratif multi-domaine. Concrètement, cela signifie piloter des architectures ouvertes pour l’échange de données, la fusion multi-capteurs, la latence maîtrisée (< 50 ms cible intra-paquet) et la résilience aux brouillages. Madrid veut des garanties de co-leadership sur ces couches numériques, sans quoi sa participation se résumerait à un assemblage de sous-ensembles. L’Espagne appuie aussi une répartition 33/33/33 sur certaines activités transverses, afin d’asseoir ses écosystèmes (PME, centres R&D, supercalcul, essais en vol).
Le nœud Dassault–Airbus : leadership NGF, IP et répartition des tâches
Le point dur le plus visible oppose Dassault et Airbus sur trois sujets : 1) qui arbitre les choix de conception du NGF ; 2) jusqu’où va le partage de la propriété intellectuelle ; 3) comment répartir la maîtrise d’œuvre et les « workpackages ». Paris souhaite un lead integrator fort côté cellule/commandes de vol pour éviter les compromis lents et coûteux ; Berlin/Madrid veulent des workshares alignés avec leurs contributions financières et un accès technique suffisant pour capitaliser demain. Or, la cadence de la Phase 2 (après 2026) dépend d’une chaîne de décision stable. Chaque mois perdu sur des arbitrages organisationnels reporte des essais structuraux, des essais en soufflerie et des validations logiciel-matériel critiques, avec un effet boule de neige sur l’agenda 2040.
Le moteur NGF : l’équation EUMET Safran–MTU–ITP et la souveraineté hot section
Sur le pilier moteur, la joint-venture EUMET (Safran Aircraft Engines/MTU Aero Engines) associe ITP Aero côté espagnol. La répartition prévoit Safran en chef de file design/intégration et MTU en leader MRO ; ITP apporte ses compétences sur modules chauds/froids. L’enjeu technique, c’est la hot section (hautes températures, matériaux monocristallins, revêtements céramiques) et les combustions bas-émissions. Stratégie française : garantir la maîtrise de la brique cœur pour la souveraineté et l’export ; position allemande : co-détenir des compétences critiques, notamment pour la maintenance et l’upgrade sur 30-40 ans ; ambition espagnole : ancrer ITP comme acteur indispensable. Toute ambiguïté contractuelle sur la propriété des modules et des droits de modification peut bloquer l’accès à certaines ventes, ou renchérir la maintenance de flotte sur plusieurs milliers d’heures (au-delà de 6 000–8 000 h par cellule).
Le combat cloud et les remote carriers : qui tient les clés du réseau
Le combat cloud conditionne l’efficacité des remote carriers (3–8 t, profils sub/supersoniques, emport 300–800 kg), la fusion capteurs, l’allocation temps réel des capteurs/armes et la survivabilité sous brouillage. La France défend une architecture souveraine et cybersécurisée, compatible dissuasion ; l’Allemagne prône une interopérabilité OTAN maximale et un partage des briques logicielles ; l’Espagne veut co-piloter l’architecture pour éviter une dépendance de second rang. Derrière les mots, une question simple : qui définit les normes, certifie les mises à jour logicielles et contrôle les clés cryptographiques ? Celui qui tient le réseau tient une part décisive de la valeur opérationnelle et… de la marge industrielle à long terme.
Les exportations : ligne de fracture récurrente et effets capacitaires
Malgré des accords bilatéraux (Aix-la-Chapelle 2019, mécanismes sur parts nationales < 20 %), la doctrine allemande d’export reste plus restrictive que la française. Paris veut éviter qu’un achat tiers soit bloqué par un veto tardif ; Berlin veut des garde-fous politiques sur des destinations sensibles. Cette divergence n’est pas théorique : elle pèse sur le business case du SCAF (séries, coûts unitaires, MCO), donc sur la compétitivité face au NGAD américain, au GCAP anglo-italo-japonais et aux offres F-35 clé en main. Sans règle claire et prévisible, les prospects export pourront privilégier des plateformes où la gouvernance des autorisations est plus lisible — un risque direct de perte de parts de marché et d’érosion de la base industrielle européenne.
Les conséquences à court terme : glissements de jalons et coûts cachés
À horizon 12–24 mois, les tensions se traduisent par : glissements d’essais structures, reports de revues de conception (PDR/CDR partielles), sous-optimisation des essais en vol sur bancs d’intégration, et sur-coûts de coordination (équipes doublées, boucles contractuelles). Chaque trimestre perdu sur les chemins critiques repousse des commandes fournisseurs, bloque des investissements productifs et renchérit l’heure d’ingénierie. La filière PME souffre d’une visibilité réduite, hésite à embaucher et à outiller. À l’échelle budgétaire, des millions d’euros partent en friction plutôt qu’en maturations technologiques (capteurs conformes, matériaux RAM, software temps réel).
Les conséquences à long terme : architecture de puissance et risque stratégique
À 10–20 ans, deux trajectoires se dessinent. Si un compromis clair émerge (lead NGF affirmé, co-leads capteurs/cloud, règles export stables, IP protégée mais licenciable), le SCAF peut livrer un saut capacitaire crédible : NGF furtif, remote carriers en masse, cloud combat prêt OTAN, coûts de possession lissés par des volumes export. À l’inverse, si la Phase 2 patine, l’Europe verra s’élargir l’écart avec NGAD/CCA américains et GCAP, tandis que la tentation d’acheter du F-35 ou du F-15EX pour « tenir » la décennie 2030 grandira. La conséquence la plus lourde serait doctrinale : perdre la main sur l’architecture système (du capteur à l’effecteur) et se cantonner à des rôles de tiers équipementiers. La franchise s’impose : sans règles de pilotage stables, le calendrier 2040 deviendra un horizon mouvant et la promesse de souveraineté se diluera.
Sources
— Breaking Defense, « FCAS drama: ‘Difficulties’ between Airbus and Dassault… », 18 juin 2025.
— FlightGlobal, « Airbus, Dassault tensions rise over Phase 2 workshare for FCAS », 18 juin 2025.
— Airbus (communiqué), « Europe’s Future Combat Air System: on the way to the first flight », 16 déc. 2022.
— Reuters, « Merz urges France to stick to deal on joint fighter jet project », 9 juil. 2025 ; « Berlin weighs developing fighter jet without Dassault… », 26 sept. 2025.
— Le Monde (en), « French-German future combat aircraft project on the brink of collapse », 3 oct. 2025.
— Safran/MTU (communiqués), création d’EUMET pour le moteur du NGF, 29 avr. 2021.
— Indra (communiqués), rôle de coordinateur espagnol, capteurs et combat cloud, 15 déc. 2022 ; 30 juin 2025 ; 15–16 oct. 2025.
— Ministères FR/DE, Traité d’Aix-la-Chapelle et déclarations sur les exportations, 2019–2024.
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