Bien avant le Su-27 russe, le Saab J35 Draken réalisait déjà une manœuvre proche du Cobra, révélant des capacités insoupçonnées d’agilité et d’innovation aéronautique.
Le Saab J35 Draken, conçu dans les années 1950, est souvent évoqué pour sa double aile delta et ses performances supersoniques. Pourtant, une découverte fortuite des pilotes d’essai dans les années 1960 a mis en lumière une capacité étonnante : la possibilité d’exécuter une manœuvre à angle d’attaque élevé, semblable au futur Cobra du Su-27 soviétique présenté publiquement dans les années 1980. Cette figure consiste à cabrer brutalement l’avion jusqu’à 90° d’incidence, avant de reprendre un vol contrôlé. Ce comportement aérodynamique, inattendu pour un appareil de sa génération, soulignait le potentiel expérimental du Draken et influença la compréhension de la manœuvrabilité à forte incidence. La capacité à explorer de tels régimes de vol eut des conséquences sur la doctrine opérationnelle suédoise et sur la perception internationale des limites des chasseurs de l’époque.
Un avion singulier et un contexte de recherche
Le Saab J35 Draken fut le premier avion de chasse de série doté d’une double aile delta, ce qui lui permettait de combiner stabilité supersonique et maniabilité à basse vitesse. Conçu pour intercepter les bombardiers soviétiques à haute altitude, il atteignait Mach 2 et pouvait opérer depuis des pistes très courtes, conformément à la doctrine de dispersion suédoise.
Durant les essais en vol, les pilotes observèrent un phénomène inattendu : en amenant l’avion à un angle d’attaque très élevé, celui-ci conservait une portance suffisante grâce aux tourbillons générés par l’aile interne. Contrairement à beaucoup de chasseurs contemporains, le Draken ne décrochait pas brutalement. Cela ouvrit la voie à des manœuvres inédites, proches des figures dites de « post-décrochage », longtemps jugées inaccessibles aux avions de série.
Une manœuvre proche du Cobra
La manœuvre Cobra consiste à tirer brusquement sur le manche, cabrant l’avion à plus de 90° par rapport au flux d’air, puis à le remettre rapidement en assiette de vol. Réalisée correctement, elle permet une perte soudaine de vitesse et un changement de situation en combat rapproché.
Avec le Draken, les pilotes d’essai découvrirent qu’en conditions bien contrôlées, l’avion pouvait effectuer une montée brutale à forte incidence, se stabiliser brièvement dans une position cabrée quasi verticale, puis revenir en vol horizontal sans perte de contrôle. Les essais démontrèrent que cette figure était reproductible, même si elle n’était pas intégrée aux manuels tactiques.
Ce phénomène reposait sur la génération de tourbillons par la double aile delta. Ceux-ci maintenaient une portance et une stabilité partielle malgré des incidences largement au-delà des limites conventionnelles de l’époque.
Les performances mesurées en vol
Techniquement, le Saab J35 pouvait atteindre un angle d’attaque de 80 à 85° durant la manœuvre, tout en gardant une certaine autorité de contrôle. L’exécution nécessitait toutefois une perte de vitesse importante, réduisant la poussée disponible et exposant l’avion à une vulnérabilité temporaire.
La cellule, conçue pour supporter des facteurs de charge élevés (jusqu’à +8 g), encaissait les contraintes mécaniques générées par ces manœuvres inhabituelles. L’avion pouvait reprendre un vol stabilisé en quelques secondes, à condition d’une anticipation précise du pilote.
En comparaison, le Su-27 Flanker, conçu deux décennies plus tard, bénéficiait de commandes de vol électriques et d’un rapport poussée/poids bien supérieur, ce qui lui permettait de réaliser le Cobra de manière plus contrôlée et spectaculaire. Le fait que le Draken ait pu s’approcher de ces performances bien avant souligne la pertinence de son design aérodynamique.
Le comment : l’aérodynamique de la double aile delta
La clé de cette manœuvre résidait dans la conception unique de la double aile delta.
- La partie interne, très inclinée, générait des tourbillons stables en incidence élevée, retardant le décrochage.
- La partie externe, moins prononcée, augmentait la portance à basse vitesse et permettait au pilote de conserver une certaine marge de contrôle latéral.
Ces flux tourbillonnaires formaient une « bulle » aérodynamique maintenant le nez de l’avion cabré sans que la portance s’effondre totalement. Ce comportement était encore mal compris dans les années 1960, époque où les études de dynamique des fluides restaient limitées par les outils numériques disponibles. L’expérience accumulée sur le Draken servit à mieux appréhender l’aérodynamique des incidences extrêmes, préfigurant les recherches qui allaient conduire aux commandes de vol électriques des avions de quatrième génération.
Les conséquences technologiques
L’existence de cette manœuvre sur un appareil conçu à la fin des années 1950 démontrait que l’on pouvait exploiter la dynamique des flux tourbillonnaires pour repousser les limites de manœuvrabilité. Même si le Draken n’était pas équipé de commandes de vol numériques, il montrait déjà le potentiel de ce type de régimes de vol.
Pour Saab, ces observations nourrirent la conception du Saab 37 Viggen, puis du Saab JAS 39 Gripen, tous deux pensés pour une excellente agilité et une exploitation sécurisée des hautes incidences. Plus largement, l’exemple du Draken illustra la capacité d’un petit constructeur à anticiper des solutions qui ne seraient pleinement exploitées que des décennies plus tard par les grandes puissances aéronautiques.
Les conséquences opérationnelles et militaires
Sur le plan tactique, la manœuvre Cobra n’était pas enseignée comme une technique de combat au sein de la Flygvapnet. Les risques liés à la perte de vitesse et à la vulnérabilité temporaire limitaient son intérêt opérationnel. Toutefois, elle démontrait que le Draken pouvait encaisser des situations imprévues sans sortir immédiatement de son enveloppe de vol.
En combat rapproché, cette capacité offrait théoriquement la possibilité de provoquer un dépassement d’adversaire, ouvrant une fenêtre de tir. En pratique, les forces aériennes préféraient privilégier la vitesse supersonique et la montée rapide, missions premières de l’avion comme intercepteur.
L’existence de cette manœuvre influença néanmoins la formation avancée des pilotes d’essai et servit de base à des expérimentations tactiques. Elle confirmait aussi la robustesse structurelle et aérodynamique du Draken, qui resta opérationnel dans plusieurs pays européens pendant plus de 40 ans.
Une figure précurseur dans l’histoire aéronautique
La mise en avant du Cobra par les pilotes soviétiques dans les années 1980, notamment lors des démonstrations du Su-27, fit forte impression sur le public et les observateurs occidentaux. Pourtant, le Saab Draken avait exploré cette manœuvre bien avant, dans un cadre plus discret et moins médiatisé.
Cette antériorité met en lumière l’avance conceptuelle de Saab, qui avait su créer un avion dépassant les attentes initiales. Le Cobra du Draken reste une curiosité technique, mais aussi un jalon important dans l’histoire de la recherche aéronautique sur les régimes extrêmes.
Une leçon durable pour l’aéronautique moderne
Le fait qu’un intercepteur des années 1960 ait pu réaliser une figure associée aux chasseurs de quatrième génération rappelle une évidence : certaines innovations émergent par accident, grâce à l’audace des pilotes d’essai et à l’intuition des ingénieurs. Le Saab J35 Draken démontre que l’ingénierie suédoise, en cherchant à concilier performances supersoniques et flexibilité opérationnelle, a produit un avion qui dépassait largement ses spécifications.
Dans un monde aéronautique dominé par les géants américains et soviétiques, l’expérience du Draken souligne que la capacité d’innovation ne dépend pas seulement de la taille des budgets, mais aussi de l’originalité des solutions techniques adoptées.
Avion-Chasse.fr est un site d’information indépendant.
