
Contraintes financières, technologiques et export rendent illusoire un avion de 6e génération 100% Dassault, malgré l’ambition. Chiffrages et partenariats clés.
En résumé
La déclaration d’Éric Trappier, affirmant que Dassault Aviation pourrait concevoir « tout seul de A à Z » un avion de 6e génération, intervient dans un contexte de tensions au sein du SCAF/FCAS. L’ambition heurte trois murs : le financement, l’industrialisation et l’accès au marché. Les ordres de grandeur des programmes concurrents (NGAD américain, GCAP anglo-italo-japonais) dépassent ce qu’un seul État européen peut soutenir durablement. Les technologies clés — furtivité avancée, IA embarquée, combat cloud, capteurs multispectraux, moteurs à cycle adaptatif — exigent des chaînes d’approvisionnement profondes et une masse critique de compétences que la seule base française ne couvre pas intégralement. Enfin, sans partenaires, l’amortissement par l’export serait plus risqué, face à des concurrents mieux dotés et à des calendriers serrés. Dassault garde des atouts majeurs d’architecte intégrateur, mais l’avion de 6e génération est un système-de-systèmes où la coopération conditionne la crédibilité, le coût et le délai.
Le contexte de la déclaration et l’état du SCAF/FCAS
La sortie d’Éric Trappier répond à des mois de bras de fer industriels et politiques au sein du Système de combat aérien du futur. La gouvernance partagée avec Airbus Defence and Space et l’entrée de l’Espagne ont complexifié la répartition des responsabilités sur le NGF (Next Generation Fighter), les « Remote Carriers » et le combat cloud. En toile de fond, Berlin a publiquement exprimé ses doutes, tout en agitant l’hypothèse de voies alternatives si les équilibres ne bougent pas. Ce climat explique le message d’assurance de Dassault : la France saurait faire si la coopération cale. Sur le plan de communication, l’effet est réel ; sur le plan programmatique, les contraintes structurelles demeurent.
Le cadrage financier : un mur budgétaire
Le premier verrou est chiffrable. Le NGAD américain a vu ses estimations unitaires évoquer la barre des 300 millions de dollars par avion, avec une trajectoire d’investissement pluriannuelle de plusieurs dizaines de milliards pour la seule U.S. Air Force. Le GCAP vise une entrée en service à l’horizon 2035, avec un effort national massif au Royaume-Uni, en Italie et au Japon, déjà débattu au Parlement britannique. De son côté, la loi de programmation militaire 2024-2030 fixe en France une enveloppe de 413 milliards d’euros pour l’ensemble des armées, avec une mission Défense à 50,5 milliards d’euros en 2025 (hors pensions) et une cible autour de 67 milliards d’euros en 2030.
À titre de repère, le Rafale — programme multigénérationnel lancé dans les années 1980 — représente un coût cumulé de l’ordre de 46 à 47 milliards d’euros pour une cible historique de 286 appareils, avec un coût unitaire de production longtemps estimé proche de 100 millions d’euros. L’avion de 6e génération ajoute des briques technologiques nouvelles, des volumes initiaux plus faibles et un périmètre « système-de-systèmes » qui embarque drones d’accompagnement, réseaux souverains et cloud tactique. Autrement dit : l’équation financière d’un programme purement national serait disproportionnée face au cadre budgétaire français, même rehaussé. Sans mutualisation européenne, le risque est un rythme étiré, des reconfigurations d’exigences et des surcoûts qui grèveraient la soutenabilité.
La contrainte industrielle : une base trop étroite seule
La deuxième barrière est industrielle. Un chasseur de 6e génération n’est pas seulement une cellule furtive. C’est un nœud de chaîne d’approvisionnement traversant propulsion, matériaux, micro-électronique, capteurs, liaisons de données, cybersécurité, actionneurs, logiciels temps réel et essais. La propulsion en est l’illustration. Le moteur du NGF est porté par une alliance Safran-MTU-ITP, avec un objectif de performance et d’endurance propre aux standards 2040+. Un moteur à cycle adaptatif n’est pas une montée en gamme de l’actuel M88 : c’est une classe technologique différente, à développer avec des moyens d’essais rares et coûteux.
Côté capteurs, la France dispose d’acteurs de premier rang (Thales pour radar AESA, IRST, guerre électronique). Mais la montée vers une IA embarquée certifiable, des architectures modulaires et des logiciels qualifiés « safety-critical » à l’échelle d’un système-de-systèmes appelle des écosystèmes larges : universités, PME deep-tech, fondeurs, spécialistes des composants durcis, spécialistes de crypto et de liaisons résilientes. L’autonomie totale supposerait de sécuriser en France, ou sous contrôle français, des capacités aujourd’hui dispersées en Europe.

La technologie 6e génération : un système-de-systèmes coûteux à intégrer
Le saut technologique concentre les risques. À la cellule furtive s’ajoutent la fusion de capteurs multi-bande, des suites de guerre électronique adaptative, des armes de nouvelle génération, des drones accompagnateurs, et un combat cloud interconnectant capteurs, effecteurs et C2. Cette approche change tout : la valeur est dans l’architecture, l’interopérabilité et la résilience du réseau. Elle exige des standards, des API, des bancs d’intégration, des simulateurs distribués et des campagnes d’essais progressives. Le coût d’intégration grandit plus vite que le coût des sous-ensembles, surtout lorsque la sécurité cyber, l’anti-brouillage et la souveraineté des données deviennent des exigences cardinales.
Le calendrier et les risques de dérive
Un chasseur de 6e génération, c’est 15 à 20 ans entre premières études et capacités de combat crédibles. Les programmes comparables ont déjà glissé. Les débats budgétaires américains ont conduit à rephaser le NGAD ; côté GCAP, la cible 2035 est régulièrement questionnée. Plus le calendrier s’étire, plus la charge financière annuelle devient lourde : maintien des équipes, allongement des essais, obsolescences techniques à compenser, inflation de composants critiques. En solo, l’absorption de ces aléas pèserait uniquement sur la France — une asymétrie risquée quel que soit l’engagement industriel de Dassault.
Les contraintes export : marché, politique et gouvernance
Le troisième verrou est commercial et politique. Un programme national pur réduit mécaniquement la base initiale de clients : l’État français, éventuellement quelques partenaires acceptant une position 100% client. Or la compétitivité prix d’un système aussi complexe se joue à la marge sur les volumes et sur la mutualisation du soutien. Les partenaires apportent des commandes « domestiques » initiales, des relais de soutien, des chaînes de maintenance, des écoles de formation — autant d’éléments qui font baisser le coût complet de possession.
S’ajoutent les sensibilités politiques. Les polémiques récurrentes sur les vetos à l’export au sein d’Eurofighter ont montré qu’une gouvernance mal réglée peut bloquer des ventes, ou au contraire les débloquer lorsque la ligne politique évolue. Une architecture de coopération lucide doit intégrer ces réalités : clauses d’export, règles de propriété intellectuelle, mécanismes d’arbitrage. À l’inverse, un programme purement français éviterait certains vetos, mais priverait l’avion d’une ramification commerciale paneuropéenne utile pour amortir les coûts de développement.
Les leçons du Rafale et la marche réaliste
Le Rafale prouve que la France sait conduire un programme majeur, l’exporter et le faire évoluer (F3R, F4, F5). Mais cet historique s’appuie sur des décennies de filières constituées, un standard à maturité et une architecture maîtrisée. La marche 6e génération combine furtivité avancée, endurance accrue, connectivité saturante, logiques de « team-ing » avec drones et IA embarquée. Elle impose de passer d’un avion très intégré à un système aérien fortement distribué et évolutif. Cela excède, par nature, le périmètre d’un seul industriel, même chef d’orchestre.
C’est d’ailleurs le sens des piliers du SCAF/FCAS : NGF, Remote Carriers, combat cloud, propulsion, capteurs, furtivité, armements. Chaque pilier a un « champion » et un écosystème. Cette organisation n’est pas une coquetterie diplomatique ; c’est une réponse à la complexité.
Ce que Dassault peut assumer seul… et ce qui requiert des alliés
Dassault a les atouts pour piloter la conception de la cellule, l’intégration des systèmes, l’ergonomie de cockpit, les essais en vol et la certification aéronautique. L’entreprise sait industrialiser à cadence soutenue, gérer une configuration multi-standards, exporter et soutenir sur plusieurs continents. Sur un plan purement aéronautique, la compétence est incontestable.
Mais la propulsion de nouvelle génération, l’électronique de puissance, certains matériaux avancés, les chaînes de semi-conducteurs critiques, la guerre électronique de nouvelle génération, les datalinks maillés et les architectures logicielles souveraines demandent une masse critique et des partenariats industriels profonds. Les acteurs existent en France et en Europe ; l’enjeu est de les agréger dans une gouvernance claire. Sans eux, l’appareil serait, au mieux, un démonstrateur coûteux ; au pire, un programme à l’ambition révisée.
Les conséquences d’un « plan B » national
Un scénario « tout seul » conduirait probablement à un recentrage : faire évoluer Rafale F5/F6, lancer un drone furtif héritier de nEUROn, renforcer les liaisons de données, introduire des briques souveraineté technologique (capteurs, crypto, cloud tactique) et préparer une intégration progressive de « loyal wingmen ». Techniquement pragmatique, politiquement audible, mais cela ne cocherait pas toutes les cases d’un chasseur de 6e génération complet à horizon 2040. En parallèle, le paysage international avancerait : le NGAD américain, le GCAP/Tempest et leurs « systèmes de systèmes » structureraient les standards, fixeraient les prix et capteraient les premiers marchés d’export.
Un enjeu stratégique : rester leader… en acceptant la coopération
La question n’est pas de savoir si Dassault « peut » concevoir un avion ; c’est de savoir si la France veut et peut financer, industrialiser et vendre seule un système aérien de 6e génération avec ses drones compagnons et son cloud de combat. Les chiffres, les chaînes de valeur et les horizons de temps plaident pour une réponse négative. Le chemin réaliste combine une maîtrise d’œuvre forte côté Dassault, une consolidation des rôles avec Airbus et les partenaires des piliers, et des garde-fous de gouvernance sur la propriété intellectuelle et l’export. C’est à ces conditions que l’industrie française gardera la main sur l’architecture, tout en répartissant le risque, en élargissant le marché et en accélérant la mise en service.
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