L’Europe schizophrène ? F-35 vs défense européenne autonome

L'Europe schizophrène ? F-35 vs défense européenne autonome

L’Europe achète massivement le F-35 américain malgré ses ambitions de défense autonome. Un paradoxe stratégique face aux tensions géopolitiques et à la Russie.

Dans un monde marqué par des incertitudes géopolitiques croissantes, des tensions avec la Russie et des relations transatlantiques parfois fragiles, l’Europe se trouve à un carrefour stratégique. Pourtant, malgré les appels répétés à une autonomie stratégique et à une défense européenne renforcée, les pays européens continuent d’investir massivement dans des équipements militaires américains, notamment l’avion de chasse F-35 de Lockheed Martin. Cette dépendance soulève une question fondamentale : l’Europe souffre-t-elle d’une forme de schizophrénie stratégique, tiraillée entre ses ambitions d’indépendance et sa réalité de subordination technologique et militaire aux États-Unis ?

Le contexte géopolitique : une Europe sous pression

L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a agi comme un électrochoc pour l’Europe, révélant les failles de ses capacités de défense et sa dépendance à l’OTAN, dominée par les États-Unis. Les tensions avec la Russie, combinées à une posture américaine parfois imprévisible – notamment sous la présidence de Donald Trump (2017-2021 et potentiellement à partir de 2025) –, ont ravivé les débats sur la nécessité d’une souveraineté stratégique européenne. Parallèlement, l’émergence de la Chine comme superpuissance et les rivalités économiques transatlantiques (par exemple, sur les subventions de l’Inflation Reduction Act américain) ont accentué le besoin d’une Europe capable de défendre ses intérêts de manière autonome.

Dans ce contexte, l’Union européenne (UE) et ses États membres ont multiplié les initiatives pour renforcer leur industrie de défense. Le Fonds européen de la défense (FED), doté de 8 milliards d’euros pour 2021-2027, vise à stimuler l’innovation et la coopération dans les projets d’armement. Des programmes comme le Système de combat aérien du futur (SCAF), impliquant la France, l’Allemagne et l’Espagne, ou le char de combat principal européen (MGCS) illustrent cette ambition. Pourtant, ces efforts coexistent avec une réalité paradoxale : l’achat massif d’équipements militaires américains, en particulier le F-35.

Le F-35 : un symbole de la dépendance européenne

Le F-35 Lightning II, avion de chasse multirôle de cinquième génération, est devenu un pilier des forces aériennes européennes. En 2025, 13 pays européens, dont le Royaume-Uni, l’Italie, les Pays-Bas, la Norvège, la Belgique, la Pologne, la Finlande et l’Allemagne, ont commandé ou envisagent d’acheter cet appareil. Avec un coût unitaire dépassant les 80 millions de dollars (sans compter les frais d’entretien et de formation), les commandes européennes représentent une manne financière pour Lockheed Martin et l’industrie américaine.

Pourquoi un tel engouement ? Le F-35 offre des capacités avancées, notamment en matière de furtivité, d’interopérabilité avec les forces de l’OTAN et de collecte de données. Pour des pays comme la Pologne ou la Finlande, confrontés à la menace russe, l’acquisition rapide d’un appareil éprouvé est une priorité. De plus, les États-Unis exercent une pression diplomatique et économique pour promouvoir le F-35, souvent en l’intégrant dans des packages de coopération militaire au sein de l’OTAN.

Cependant, cette dépendance a un coût stratégique. L’achat de F-35 implique une reliance à long terme sur les États-Unis pour la maintenance, les mises à jour logicielles et les pièces détachées. Cela limite la souveraineté opérationnelle des forces européennes et freine le développement de l’industrie de défense locale. Par exemple, l’Allemagne, en choisissant le F-35 pour remplacer ses Tornado, a suscité des critiques en France, où l’on craint que cet achat ne compromette le financement et l’élan du SCAF.

L'Europe schizophrène ? F-35 vs défense européenne autonome

Les obstacles à une défense européenne autonome

Si l’Europe continue de privilégier les solutions américaines, c’est en partie à cause des faiblesses structurelles de son industrie de défense. Premièrement, la fragmentation du marché européen, où chaque pays privilégie ses champions nationaux, nuit à l’émergence de projets communs compétitifs. Le SCAF, par exemple, souffre de divergences entre Dassault Aviation (France) et Airbus (Allemagne) sur le partage des responsabilités et des technologies.

Deuxièmement, les projets européens, comme le SCAF ou l’Eurodrone, nécessitent des investissements massifs et des délais longs – souvent une décennie ou plus. Face à l’urgence des menaces, de nombreux pays préfèrent des solutions “prêtes à l’emploi” comme le F-35, au détriment de programmes européens encore en gestation.

Troisièmement, l’OTAN, bien que garante de la sécurité collective, renforce paradoxalement la dépendance aux États-Unis. L’interopérabilité des forces européennes est souvent calibrée sur les standards américains, rendant difficile l’intégration d’équipements non américains. De plus, les pressions politiques au sein de l’Alliance dissuadent certains pays de s’émanciper technologiquement.

Vers une sortie du paradoxe ?

Pour surmonter cette schizophrénie stratégique, l’Europe doit adopter une approche cohérente et volontariste. Tout d’abord, elle doit accélérer la consolidation de son industrie de défense. Cela implique de rationaliser les investissements, de réduire les duplications et de favoriser les synergies entre États. Le FED et la Coopération structurée permanente (PESCO) sont des outils prometteurs, mais leur impact reste limité sans une volonté politique forte.

Ensuite, l’Europe doit investir dans des technologies de rupture, comme l’intelligence artificielle, les drones et les systèmes cyber, pour combler son retard technologique. Ces domaines offrent l’opportunité de développer des capacités autonomes sans concurrencer directement les mastodontes américains.

Enfin, une communication stratégique est nécessaire pour convaincre les opinions publiques et les décideurs de l’importance d’une défense européenne. Trop souvent, les achats américains sont perçus comme une garantie de sécurité immédiate, tandis que les projets européens sont critiqués pour leurs lenteurs. Une vision à long terme, soutenue par des succès concrets, pourrait inverser cette perception.

Un choix existentiel pour l’Europe

L’Europe n’est pas schizophrène par nature, mais elle se trouve prisonnière d’un dilemme stratégique. D’un côté, la nécessité d’une réponse rapide aux menaces géopolitiques la pousse vers des solutions américaines comme le F-35. De l’autre, son aspiration à l’autonomie stratégique exige des investissements dans une industrie de défense européenne robuste. Ce paradoxe reflète une tension plus profonde entre court-termisme et vision à long terme, entre dépendance confortable et souveraineté ambitieuse.

En 2025, l’Europe dispose des ressources intellectuelles, technologiques et financières pour relever ce défi. Mais cela nécessitera du courage politique, une coordination renforcée et une prise de conscience collective que la sécurité de l’Europe ne peut reposer éternellement sur des importations. Le choix entre le F-35 et le SCAF n’est pas seulement technique : il est existentiel pour l’avenir de l’Europe comme puissance géopolitique.
Avion-Chasse.fr est un site d’information indépendant.

A propos de admin 1679 Articles
Avion-Chasse.fr est un site d'information indépendant dont l'équipe éditoriale est composée de journalistes aéronautiques et de pilotes professionnels.