Le compromis de décembre relance enfin le SCAF démonstrateur 2027

SCAF Europe

Au sommet de décembre, Paris, Berlin et Madrid débloquent le SCAF : financement de la phase suivante, partage industriel et pari d’un démonstrateur en 2027.

En résumé

Après des mois de blocage entre Dassault Aviation et Airbus, les dirigeants français, allemand et espagnol ont profité du Conseil européen des 17-18 décembre 2025 pour acter un compromis politique sur le SCAF, le programme de « système de systèmes » destiné à remplacer Rafale et Eurofighter vers 2040. L’accord cherche à sécuriser le passage vers la phase suivante, en cadrant la gouvernance, le partage des tâches et le principe de financement pluriannuel, afin de préserver l’objectif d’un vol de démonstrateur. Les montants restent à verrouiller dans les budgets et contrats, mais l’ordre de grandeur se compte en milliards, après une phase 1B déjà engagée. Le test commence maintenant : tenir un calendrier resserré, composer avec un moteur en maturation, et éviter le retour des querelles sur propriété intellectuelle, export et leadership technique. Ce déblocage réduit le risque de bascule vers le concurrent britannique-italien-japonais, sans effacer les divergences entre partenaires.

Le contexte d’un programme devenu un test de souveraineté

Le SCAF, pour Système de Combat Aérien du Futur, est souvent résumé à tort comme “le futur avion”. En réalité, l’ambition est plus large : un ensemble interconnecté où un chasseur de nouvelle génération pilote et coopère avec des drones, tout en s’appuyant sur des réseaux de données, des capteurs distribués et des fonctions de guerre électronique. C’est un “système de systèmes”, donc un programme où la difficulté se cache dans les interfaces, la cybersécurité, les architectures logicielles et la répartition des responsabilités.

Ce caractère tentaculaire explique la répétition des crises. Les industriels se disputent moins une pièce de métal qu’un pouvoir de décision sur des briques critiques : logiciels de mission, fusion de données, liaisons sécurisées, commandes de vol, furtivité, et surtout accès aux savoir-faire. Derrière les communiqués, l’enjeu est clair : qui tient le stylo d’architecte, et qui se retrouve simple sous-traitant.

En 2025, l’impasse s’est durcie. Plusieurs fuites et déclarations publiques ont montré un degré de défiance rare pour un programme censé porter l’Europe de la défense. Le sommet européen de mi-décembre n’a pas “réglé” ces antagonismes. Il a surtout empêché la chute immédiate, en imposant un cadre politique là où les négociations industrielles tournaient en rond.

L’accord politique du sommet et ce qu’il verrouille vraiment

Le cœur du compromis, tel qu’il est rapporté dans les échanges gouvernementaux et commenté par la presse spécialisée, tient en une logique simple : remettre l’État au centre pour forcer la continuité. Concrètement, l’accord cherche à sanctuariser la phase 2 (la suite du travail de démonstration) en posant un principe de financement partagé, des jalons datés et une méthode d’arbitrage en cas de conflit.

La nuance est importante. On parle moins d’une réconciliation industrielle que d’un “filet de sécurité” politique. L’objectif est de rendre coûteux, politiquement et budgétairement, tout nouveau blocage. Les trois capitales y trouvent un intérêt immédiat : éviter d’afficher l’échec d’un programme évalué autour de €100 milliards à l’horizon 2040, au moment où la crédibilité européenne en matière de défense est scrutée.

Ce que le sommet peut réellement trancher, ce sont des principes. Par exemple : qui est maître d’œuvre de tel pilier, quelles règles de partage pour les tâches, et quelle gouvernance de programme pour éviter qu’un différend de propriété intellectuelle ne paralyse la chaîne. Ce qu’un sommet ne peut pas faire, c’est fabriquer de la confiance entre bureaux d’études. Cela se gagne sur des années, dans des revues de conception, des essais et des arbitrages acceptés.

Le financement : des ordres de grandeur solides, une mécanique encore fragile

Parler d’“accord de financement” exige d’être précis. Une partie des chiffres est déjà connue, parce qu’elle correspond à des phases précédentes contractualisées.

Un jalon clef est la notification de contrat de €3,2 milliards pour la phase 1B, annoncée fin 2022 par les industriels et les États. Cette phase couvre la recherche, la maturation technologique et la conception globale des démonstrateurs. Elle ne finance pas “l’avion final”. Elle finance la réduction des risques et la mise en cohérence des piliers.

Ensuite, plusieurs sources publiques antérieures évoquent un effort cumulé dépassant 8 milliards d’euros pour couvrir la trajectoire jusqu’au premier vol d’un démonstrateur à l’horizon 2027, en additionnant étapes et tranches de travail. Mais c’est précisément là que la réalité s’est compliquée : les glissements calendaires et les conflits de gouvernance ont rendu ces trajectoires moins crédibles, et surtout moins “engageantes” juridiquement.

Pour la phase suivante, la discussion tourne généralement autour d’un paquet de plusieurs milliards. Certaines analyses parlent d’un budget d’environ 5 milliards d’euros pour une phase de démonstration plus lourde, avec essais en vol, intégrations systèmes et prototypes de drones. Le sommet peut acter un principe : “on y va”, et “on partage”. Il reste ensuite à transformer ce principe en lignes budgétaires nationales, votées, puis en contrats signés. C’est là que la promesse devient vulnérable : une crise politique, un arbitrage budgétaire ou une contestation industrielle peut encore ralentir la machine.

Dit autrement : le sommet peut débloquer la porte, mais la trésorerie du programme dépendra des parlements, des lois de programmation, et des capacités des industriels à livrer des jalons vérifiables.

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La répartition industrielle et les gagnants du compromis

Le conflit central reste la répartition industrielle sur le pilier de l’avion habité, souvent appelé NGF (New Generation Fighter). Dassault Aviation revendique un leadership fort au nom de l’intégration, de la sécurité des vols, et d’un besoin français spécifique (dissuasion nucléaire, contraintes de porte-avions). Airbus défend une gouvernance plus équilibrée et un accès plus symétrique aux technologies, au nom du partage et de la “co-souveraineté”.

Dans un compromis politique, “qui gagne” dépend de ce qui est écrit noir sur blanc.

Si l’accord confirme Dassault comme architecte du chasseur, l’entreprise française consolide sa position de centre de gravité. Ce n’est pas seulement une question d’ego industriel. C’est la capacité à définir les interfaces, donc à décider ce qui est “ouvert” ou “fermé” en matière de savoir-faire. À l’inverse, si Airbus obtient des garanties fortes sur des sous-ensembles clefs (structures, systèmes, intégration de certaines fonctions), l’Allemagne sécurise un retour industriel tangible et vendable politiquement.

L’Espagne, souvent sous-estimée dans ce bras de fer, a un intérêt net : verrouiller sa place sur des piliers comme les capteurs et les architectures de connectivité via Indra. Dans un système de systèmes, le “cloud” et les capteurs pèsent lourd, en budget comme en pouvoir. Si Madrid obtient une co-responsabilité consolidée sur ces briques, c’est un gain structurel, même si le chasseur reste le symbole médiatique.

Au passage, d’autres acteurs profitent du fait que le programme continue. Le moteur reste un duopole très sensible (Safran et MTU). Les missiles et effecteurs (MBDA) et des acteurs de l’électronique (par exemple Thales, selon les architectures retenues) ont besoin d’un calendrier stable pour investir. Un programme qui “survit” est déjà un programme qui distribue des charges et retient des compétences en Europe.

La construction du démonstrateur et ce que “2027” implique vraiment

Un calendrier promettant un vol de démonstrateur en 2027 est un pari industriel. Il faut distinguer ce que serait ce démonstrateur, et ce qu’il ne serait pas.

Un démonstrateur NGF crédible n’est pas un avion opérationnel. C’est une plateforme d’essais. Son but est de valider des lois de pilotage, une architecture aérodynamique, des effets de furtivité, une intégration de capteurs de base, des contraintes thermiques, et la compatibilité de certains logiciels temps réel. On peut voler avec des systèmes “provisoires”, des capteurs d’essais, et des standards de sécurité spécifiques aux prototypes.

Le point dur, souvent sous-estimé, est le moteur. Des travaux parlementaires français ont déjà souligné un décalage possible entre la disponibilité du nouveau moteur de démonstration et le calendrier du démonstrateur avion, avec l’hypothèse d’un moteur intérimaire dérivé (amélioré) d’une base existante en attendant la motorisation définitive. Ce genre de solution permet de voler plus tôt, mais elle réduit la représentativité : poussée, consommation, intégration thermique et signature infrarouge ne reflètent pas l’avion final.

Ensuite, il y a la réalité de l’industrialisation d’un prototype furtif. La furtivité n’est pas un “revêtement magique”. C’est une discipline de tolérances, de joints, de matériaux composites, d’alignement des panneaux, et de maîtrise des échos radar. La moindre dérive de chaîne se paie en retouches. Pour un démonstrateur, on accepte parfois plus d’imperfections. Mais on ne peut pas se permettre de bricoler : un prototype qui vole mal ou qui casse invalide tout le discours politique.

Enfin, il y a l’intégration logicielle. Les promesses de “combat collaboratif” reposent sur des logiciels et des réseaux. Or ces briques sont celles qui font le plus peur en matière de propriété intellectuelle et de souveraineté. Un compromis de sommet peut imposer une méthode de partage. Il ne peut pas accélérer magiquement l’écriture, la qualification et la cybersécurisation d’architectures complexes.

Si 2027 est tenu, ce sera probablement avec une définition réaliste : un démonstrateur centré sur l’aérodynamique, la sécurité de vol, des fonctions de base, et une montée en puissance progressive des capteurs et de la connectivité.

Les risques politiques et industriels qui restent sur la table

Le compromis de décembre ne supprime pas les causes de la crise. Il les met en pause, avec une promesse de mécanisme d’arbitrage.

Le premier risque est politique. Le programme dépend de trois pays, donc de trois calendriers électoraux, de trois doctrines, et de trois priorités budgétaires. Le SCAF est pensé pour 2040. C’est loin. Or les arbitrages de défense se font désormais au rythme de la guerre en Ukraine, des stocks de munitions, des défenses sol-air, et des urgences de court terme. Un programme long doit constamment prouver qu’il n’est pas une rente.

Le second risque est industriel. Dès que l’on rentre dans une phase plus concrète, les disputes deviennent plus coûteuses. Elles touchent la chaîne de fournisseurs, les investissements d’outillage, et les recrutements. Les syndicats et les régions industrielles entrent dans le débat. À ce stade, un blocage ne fait pas que “retarder”. Il peut casser des compétences qui ne se reconstituent pas en 6 mois.

Le troisième risque est doctrinal. La France veut un avion de chasse apte à des missions particulières. L’Allemagne et l’Espagne ont d’autres priorités. Tant que ces exigences ne sont pas stabilisées, les spécifications bougent, et chaque mouvement relance le débat sur “qui paie” et “qui décide”.

Ce qui est franc à dire, c’est que l’accord de sommet n’est pas une fin. C’est une preuve de vie. La stabilité se jugera sur douze à dix-huit mois, quand les contrats seront signés, que les interfaces seront figées, et que les revues de conception ne dégénéreront pas en procès permanents.

La concurrence du programme britannique-italien-japonais et la pression du temps

Le concurrent direct, dans l’imaginaire européen, est le GCAP, mené par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon. Cette concurrence compte à deux niveaux.

Au niveau politique, elle offre une alternative. Si le SCAF paraît ingouvernable, certains peuvent être tentés de “rejoindre” un train déjà en marche, ou d’acheter des solutions intérimaires américaines plus longtemps. Le risque est alors une Europe à deux vitesses, avec des filières dispersées.

Au niveau industriel, la concurrence structure les exportations futures. Un avion de chasse de nouvelle génération ne vit pas sans export. Or l’export impose des règles de partage technologique et des compromis diplomatiques. Si le SCAF n’arrive pas à se mettre d’accord sur le contrôle des exportations, il se condamne à un marché domestique insuffisant pour amortir la R&D.

Le sommet de décembre, en “sauvant” le programme, cherche aussi à envoyer un signal : l’Europe continentale veut sa voie, et elle ne se résigne pas à un duopole États-Unis/Asie sur l’aviation de combat du futur.

Les prochaines étapes qui diront si la relance est réelle

La crédibilité du compromis se mesurera à des actes simples, presque administratifs.

D’abord, la transformation du compromis en contrats : calendrier de revues, jalons techniques, et clauses d’arbitrage. Ensuite, la traduction budgétaire dans chaque pays. Un programme peut être “prioritaire” en discours et sous-financé en pratique.

Troisième test : la capacité à livrer vite des choix d’architecture. Le cloud de combat et les drones Remote Carriers sont souvent présentés comme l’âme du système. Ils seront aussi le terrain où la souveraineté logicielle et la sécurité des données seront les plus disputées.

Quatrième test : la gestion du moteur et de l’énergie à bord. Les capteurs, les liaisons, les brouilleurs et le calcul embarqué réclament de la puissance électrique et un refroidissement maîtrisé. Si l’on veut un démonstrateur sérieux, il faut valider tôt ces contraintes.

Enfin, il y a un test moins visible, mais décisif : l’acceptation mutuelle des limites. Pour que le SCAF avance, chaque pays doit accepter de ne pas tout contrôler, et chaque industriel doit accepter de ne pas posséder toute la valeur. Tant que cette maturité n’est pas là, le programme restera suspendu à des sommets “de la dernière chance”.

Le sommet de décembre 2025 a peut-être évité l’accident immédiat. Il n’a pas éliminé la pente. Le SCAF ne sera crédible que lorsqu’il deviendra ennuyeux, au bon sens du terme : des jalons tenus, des disputes arbitrées, des prototypes qui roulent, puis qui volent, et une chaîne industrielle qui avance sans conférence de presse de crise tous les trimestres.

Sources

  • Reuters, 12 décembre 2025, blocage persistant et renvoi au sommet du 17-19 décembre.
  • Reuters, 16 décembre 2025, désaccords de gouvernance et pessimisme côté industriels.
  • Airbus (communiqué conjoint), 16 décembre 2022, notification de contrat de €3,2 milliards pour la phase 1B.
  • Sénat (rapport “2040, l’odyssée du SCAF”), éléments techniques sur le moteur et le calendrier.
  • Aviation Week, 10 juillet 2024, discussion des montées en puissance de financement et de la phase 2.
  • FlightGlobal, 18 juin 2025, tensions industrielles sur la phase 2 et calendrier de démonstrateur.
  • ECFR, 1 décembre 2025, analyse politique des causes du blocage et enjeux de souveraineté.
  • Financial Times, 2025, scénarios de rupture et alternatives envisagées en Allemagne.

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