
L’Allemagne menace de reconfigurer le FCAS après des tensions sur le workshare. Scénarios alternatifs avec GCAP, drones Wingman et F-35A.
En résumé
Berlin estime que la répartition des tâches du FCAS n’est plus tenable. Des sources politiques et industrielles évoquent une exigence française allant jusqu’à 80 % sur l’avion piloté NGF, ce que Paris conteste. L’Allemagne étudie trois voies : poursuivre avec l’Espagne (et la Belgique) sans Paris, rejoindre le GCAP (R.-U., Italie, Japon) ou ouvrir un axe avec la Suède. Parallèlement, Airbus pousse une trajectoire “manned-unmanned teaming” avec le drone Wingman et, en partenariat avec Kratos, le XQ-58A Valkyrie. Pour éviter un trou capacitaire d’ici 2040, Berlin mise sur le F-35A (35 appareils déjà commandés) comme passerelle. Les choix à venir conditionneront l’autonomie industrielle européenne et le calendrier d’entrée en service 2040.
Le point de rupture sur le workshare
Le cœur du blocage est industriel : qui dirige et qui fait quoi sur le NGF. Côté allemand, Airbus réclame une gouvernance cohérente et des responsabilités claires par “piliers”, tandis que Dassault Aviation défend le rôle d’architecte sur l’avion piloté. Depuis septembre, plusieurs articles de référence confirment que Berlin a mis sur la table des scénarios sans Paris si l’équilibre n’est pas rétabli. L’argument allemand est simple : une quote-part trop dominante mettrait en risque l’adhésion du Bundestag et l’acceptabilité sociale du programme (emplois, retombées). À l’inverse, Paris veut accélérer les décisions et éviter une dilution technique qui ferait déraper le calendrier. Cette tension n’est pas théorique : la phase 1B a déjà été ralentie par des désaccords de gouvernance, alors que la phase 2 (démonstrateurs) doit être engagée avant fin 2025-2026. Concrètement, chaque semestre perdu repousse d’autant les premiers vols de démonstration (cible 2028-2029) et étire le chemin vers l’entrée en service 2040. À court terme, Merz et Macron ont acté une décision d’orientation d’ici la fin d’année : soit une consolidation avec un partage explicite, soit une séparation ordonnée. Dans le second cas, le coût marginal grimperait (duplication d’équipes, d’essais, de bancs) et la taille critique des séries deviendrait un défi. Les précédents européens (Rafale vs Eurofighter) montrent que deux filières parallèles renchérissent l’unitaire et compliquent l’export.
Les scénarios alternatifs : GCAP, Espagne et la piste suédoise
Trois options réalistes se dessinent. 1/ Un FCAS sans la France, avec l’Espagne et un rôle plus affirmé de la Belgique (observateur depuis 2023, budgets portés à environ 300 M€ pour 2026-2030). Viable sur le papier, mais fragile : Madrid et Bruxelles pourraient rester avec Paris par affinité industrielle. 2/ Un basculement vers GCAP (Royaume-Uni, Italie, Japon). Atouts : gouvernance arrêtée, jalons publics (démonstrateur en vol visé pour 2027, mise en service “autour de 2035”), base industrielle large (BAE, Leonardo, MHI). Limites : accords technologiques déjà répartis, marges d’intégration réduites et arbitrages sensibles sur les transferts. 3/ Un rapprochement suédois. Saab a relancé des études nationales (2024-2025) et esquissé un “F-series” avec une part importante de drones collaboratifs. Atout : culture d’agilité, complémentarité sur capteurs/logiciels. Limite : calendrier plus en amont, volumes nationaux modestes. Dans tous les cas, multiplier les filières européennes (France-Espagne-Belgique d’un côté ; Allemagne-Espagne ou Allemagne-R.-U.-Italie-Japon d’un autre ; Suède en parallèle) conduirait à la dispersion budgétaire. Or, le coût cumulé des systèmes (avion, essaims, cloud, armements) se chiffre sur plusieurs dizaines de milliards d’euros ; sans marchés export substantiels (≥ 300 appareils), l’équation unitaire devient abrasive.
Les drones d’accompagnement : Wingman et XQ-58A Valkyrie
Quelle que soit la voie, l’architecture “système de systèmes” impose des capteurs distribués et des vecteurs consommables. Airbus pousse son Wingman : un drone furtif d’escorte, armable, opéré par un chasseur leader, avec un objectif de coût équivalant à “environ un tiers” d’un avion piloté. L’intérêt est double : générer de la masse (2-4 drones par patrouille), diluer le risque et élargir l’enveloppe d’effets (SEAD/DEAD, relais capteurs, leurrage). Côté calendrier, Airbus vise une mise en service dans les années 2030, couplée aux chasseurs actuels puis NGF. Parallèlement, Airbus et l’américain Kratos proposent à la Luftwaffe le XQ-58A Valkyrie : masse au décollage ≈ 3 t, altitude d’emploi jusqu’à 13 700 m, rayon d’action annoncé autour de 4 800 km (≈ 3 000 miles), lancement sur rampe, coûts contenus. Objectif : livrer un “learning vehicle” dès la fin de la décennie (horizon 2029) pour entraîner les équipages au “manned-unmanned teaming” et préfigurer des CCA européens. Cette brique est décisive : en 2030+, la supériorité viendra de l’orchestration temps réel (IA embarquée, fusion multi-capteurs, liaisons robustes) plus que de la seule plate-forme pilotée. En clair, même un divorce FCAS/GCAP ne doit pas interrompre la montée en cadence de ces drones, sous peine de décalage capacitaire face aux États-Unis et à l’Asie.

La trajectoire capacitaire allemande : F-35A et horizon 2040
Pour éviter un “capability gap” vers 2035-2040, Berlin sécurise une passerelle : le F-35A pour reprendre la mission nucléaire (B61-12) à Büchel. 35 appareils sont actés, avec premières mises en service annoncées à partir de 2027, sous réserve d’infrastructures (pistes, abris, zones sécurisées) aujourd’hui en travaux. L’hypothèse d’un relèvement à 50 cellules a circulé cet été ; elle a été démentie publiquement par le ministère, signe que la décision reste politique et budgétaire. D’un point de vue opérationnel, un lot additionnel (par exemple +15) réduirait la pression sur la flotte Eurofighter et faciliterait l’entraînement MUM-T si l’Allemagne introduit des drones d’accompagnement dès 2029-2030. Mais il y a une contrepartie : plus la flotte F-35A grossit, plus l’incitation à accélérer un NGF européen s’émousse, car les gains marginaux (signature, portée, emport) devront justifier un coût de possession supérieur. Le réalisme impose donc un cadencement honnête : démonstrateurs en 2028-2029, consolidation industrielle en 2030-2032, premières tranches vers 2038-2040. Sans cela, le maintien en condition en double ligne (F-35A / Eurofighter) alourdira la facture MCO de plusieurs centaines de millions d’euros par an et grèvera les crédits R&D.
Les conséquences industrielles et stratégiques si scission
Une scission FCAS acterait trois effets. D’abord, une hausse des coûts fixes : bancs d’essais doublés, essais en soufflerie, chaînes logicielles distinctes. À 10–15 Md€ par pilier majeur (avion piloté, essaims, cloud), la duplication pourrait ajouter 3–5 Md€ sur dix ans. Ensuite, l’export : deux avions européens concurrents cannibaliseraient les mêmes campagnes (Europe, Moyen-Orient, Asie) face au GCAP et au F-35A. Sans volume global ≥ 300-400 unités, les prix unitaire et le coût à l’heure (carburant, rechanges, MCO) resteraient élevés : +10 à +20 % probables. Enfin, la souveraineté : diviser étire la chaîne d’approvisionnement (capteurs, calculateurs, codes sources), multiplie les risques d’ITAR/BAFA et fragilise la maîtrise des briques critiques (CNI, guerre électronique). Si, au contraire, Paris et Berlin s’entendent sur un partage stable, les gains d’échelle redeviendront accessibles, l’entrée en service 2040 redeviendra crédible, et l’Europe pourra financer un portefeuille d’effets (armes stand-off, antiradar, leurres actifs) plutôt que des doublons structurels. Dire les choses franchement : quatre programmes européens en parallèle (France-Espagne-Belgique, Allemagne-Espagne, Suède, plus GCAP) n’ont pas la masse budgétaire pour survivre dix ans. Il faudra choisir, assumer les concessions de gouvernance, et livrer des jalons annuels visibles (revues de conception, essais sols, vols démo) pour tenir les parlements et les contribuables.
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