
La Turquie négocie l’achat de 40 Eurofighter Typhoon auprès du consortium européen, dont 12 d’occasion, pour combler le vide laissé par le programme F-35.
En résumé
Ankara avance sur une acquisition de 40 Eurofighter Typhoon scindée en 12 d’occasion (provenance visée : Qatar et Oman) pour une mise en service rapide, et 28 neufs à livrer échelonné. Les consultations se déroulent à la mi-fin octobre lors des visites du président Recep Tayyip Erdogan à Doha et Mascate, avant des échanges avec les dirigeants britannique et allemand. Le consortium Eurofighter (Royaume-Uni, Allemagne, Italie, Espagne) affiche des signaux positifs, ouvrant la voie à un accord d’ici la fin d’année. L’objectif turc est clair : combler le vide capacitaire créé par l’exclusion du programme F-35, stabiliser la flotte face aux Rafale et F-35 grecs, et sécuriser une transition industrielle vers le chasseur national Kaan. Côté budget, une fourchette raisonnable place l’opération totale entre €3,5 et €5,0 milliards selon le mix de tranches, options radar AESA et armements (Meteor/Brimstone/Storm Shadow). Le gain industriel européen est tangible, tout comme l’effet politique au sein de l’OTAN.
Le cadre du deal : des visites au Golfe pour accélérer la disponibilité
La séquence diplomatique s’articule autour de deux axes. D’abord, le court terme : capter un lot d’Eurofighter d’occasion déjà en service au Qatar et à Oman, afin de doter la Türk Hava Kuvvetleri de cellules immédiatement transférables après révision (délai typique 6 à 12 mois selon configuration). Ensuite, le moyen terme : sécuriser 28 appareils neufs auprès du consortium, avec un calendrier compatible avec les capacités de chaîne au Royaume-Uni et en Italie, et les autorisations d’exportation allemandes.
Cette approche « 12 + 28 » répond à une contrainte opérationnelle. La Turquie doit maintenir une disponibilité élevée sur l’arc Égée-Méditerranée et en mer Noire, alors que les F-16 subissent une usure accrue. Un premier lot d’occasion couvre le besoin immédiat de police du ciel, d’interception et de supériorité aérienne, pendant que la production neuve prépare l’horizon 2027-2030. Les entretiens avec Londres et Berlin restent déterminants : l’aval allemand est la clef réglementaire, l’intégrateur britannique l’axe industriel. Les discussions parallèles avec Rome et Madrid consolident le volet chaînes et sous-ensembles (cellule, avionique, armement).
Le contenu capacitaire : un Typhoon adapté à la posture turque
Le Eurofighter Typhoon répond à trois missions centrales pour Ankara : interception, supériorité aérienne, et frappe stand-off limitée. Les cellules de tranches 3/4 avec radar AESA CAPTOR-E offrent une bonne détection des cibles faibles à moyenne distance, une résistance accrue au brouillage et une meilleure fiabilité en suivi multi-pistes. En armements, l’intégration du Meteor (portée >100 km), de l’ASRAAM/IRIS-T pour le proche, et de munitions air-sol (Paveway IV, SPEAR, Brimstone, Storm Shadow) donne un éventail équilibré pour défense aérienne et frappes sélectives.
Dans le cas d’occasion, les cellules qataries (dotées d’une avionique récente) et omanaises (standard élevé, faible flotte) constituent des bases crédibles. La question est la mise à niveau : passer à CAPTOR-E si absent, reconfigurer les liaisons de données, harmoniser IFF, intégrer l’armement turc (SOM) et les pods de ciblage. Côté soutien, l’empreinte logistique (moteurs EJ200, pièces rotables, bancs de test) doit être financée pour éviter l’effet « cannibalisation ». Ankara a l’habitude de ce type de montée en puissance : les programmes F-16 montrent une maîtrise des MRO et de l’intégration armements nationaux.
Le budget : hypothèses chiffrées et variables de coûts
Sans contrat signé, on raisonne en fourchettes. Pour 28 neufs Tranche 3/4 avec radar AESA, équipements, doc, formation initiale et pièces, un coût unitaire « flyaway + kits » entre €100 et €130 millions est plausible. Cela place le sous-total neuf entre €2,8 et €3,6 milliards. Pour 12 d’occasion, selon heures cellule, standard avionique et lots de modernisation, une enveloppe €35 à €60 millions par appareil est réaliste, soit €420 à €720 millions. En y ajoutant un premier paquet armements (Meteor/ASRAAM/Brimstone/Storm Shadow) de €400 à €700 millions selon volumes, plus l’initialisation MCO (outillages, stocks, docs) €200 à €350 millions, on obtient un total de €3,5 à €5,0 milliards.
Deux facteurs déplacent l’aiguille. D’abord, l’option CAPTOR-E systématique sur les d’occasion augmente la facture de plusieurs dizaines de millions par cellule (kits + travaux). Ensuite, la localisation partielle de maintenance lourde et l’intégration de munitions turques (SOM, HGK, KGK) peuvent optimiser le coût total de possession. À l’inverse, des délais de licence ou des personnalisations trop profondes renchérissent l’ensemble.
Le pourquoi stratégique : combler le vide F-35, contenir l’arc Égée, traverser la phase Kaan
Trois raisons structurent la décision. Un, l’exclusion du programme F-35 a créé un manque dans la modernisation. Le Typhoon comble ce vide sur l’air-air et stabilise la dissuasion régionale. Deux, la compétition avec Athènes s’intensifie : la Grèce aligne Rafale F3R/F4 et a ouvert la voie au F-35. Ankara ne peut pas rester sur un F-16 seul, même avec kits Block 70 Viper. Trois, la transition vers le Kaan (production limitée au départ, montée en cadence progressive) exige une assurance capacitaire. Le Typhoon devient la béquille de puissance aérienne pour la décennie, avec une compatibilité acceptable avec réseaux OTAN.
Il faut ajouter la dimension de coopération. Londres et Berlin cherchent à soutenir une base industrielle européenne qui a besoin de séries et de contrats export pour maintenir compétences et chaînes. Rome et Madrid partagent cet intérêt. Pour Ankara, c’est l’occasion de remailler des liens politiques avec l’Europe sur un projet concret et de diversifier ses dépendances au-delà des États-Unis, sans renoncer à la modernisation de ses F-16.

Les effets industriels européens : charge, compétences et filières d’armements
Le dossier porte un effet direct sur la base industrielle. Côté Royaume-Uni et Italie, la charge de production Typhoon se prolonge, ce qui sécurise des compétences critiques (cellule, intégration radar AESA, essais). Côté Allemagne et Espagne, le flux de sous-ensembles et d’avionique reste alimenté. L’armement européen bénéficie aussi : Meteor (MBDA), Brimstone, SPEAR, Paveway IV, et potentiellement Storm Shadow. Au-delà de l’avion, c’est l’écosystème maintenance, simulateurs, bancs d’essai, et formation qui tourne, avec des retombées PME sur les chaînes d’approvisionnement (composites, électroniques, hydrauliques).
Politiquement, l’aval allemand brise un verrou récurrent des licences et indique une ligne plus pragmatique de Berlin sur les exportations défense vers un allié OTAN. Pour Londres, c’est un succès de diplomatie industrielle et un signal de crédibilité post-Brexit dans les coopérations aéronautiques européennes. Rome et Madrid confortent leur rôle dans un programme majeur en attendant les jalons de GCAP/FCAS sur la génération suivante.
Les implications OTAN : interopérabilité, partage de charges et posture de dissuasion
Pour l’OTAN, l’arrivée de 40 Eurofighter turcs améliore l’interopérabilité air-air, l’accès à la liaison de données commune, et le partage de charges dans les missions de police du ciel en mer Noire et en Méditerranée orientale. Les Typhoon, équipés AESA et Meteor, élargissent la bulle de dissuasion aérienne, notamment face à des profils de menace lent/bas/petit et des plateformes plus anciennes. Les détachements turcs peuvent soulager des rotations alliées, réduire la pression sur les flottes baltes et balkaniques, et offrir des options d’escorte et d’interception à longue distance.
Il y a aussi une dimension doctrinale. La Turquie pourra capitaliser sur l’expérience britannique et italienne en QRA Typhoon, standardiser ses procédures, puis transférer une partie de ces standards vers le Kaan. Pour l’Alliance, c’est l’assurance qu’Ankara reste ancré sur des standards occidentaux de capteurs, d’armements et de C2, malgré la diversification industrielle nationale.
Les risques et conditions de succès : licences, calendrier et MCO
Trois risques doivent être gérés sans détour. Premièrement, le calendrier licences : l’aval allemand doit se traduire en autorisations concrètes, ligne par ligne, pour éviter les « micro-blocages » sur des sous-ensembles sensibles. Deuxièmement, la cohérence de flotte : mélanger d’occasion et neuf impose un plan de standardisation clair (logiciels, capteurs, armements) pour éviter des micro-flottes coûteuses. Troisièmement, le MCO : sans contrat pluriannuel de pièces, d’outillages et d’updates logicielles, l’avantage opérationnel se dilue en indisponibilités.
Côté Turquie, un plan d’intégration sur 36 mois, avec jalons par escadron, est la seule façon de tenir la promesse de disponibilité. Côté Europe, une gouvernance industrielle resserrée (BAE Systems, Airbus, Leonardo, MBDA) et un guichet unique export éviteront la friction inter-nationalités. Sans ces garde-fous, l’affaire se transforme vite en compilation d’annonces.
Perspectives : vers un accord de fin d’année, sous réserve des derniers arbitrages
La fenêtre politique est favorable. Si Ankara obtient 12 d’occasion pour 2026 et verrouille 28 neufs en ligne de production, l’Armée de l’air turque dispose d’un palier crédible avant la montée du Kaan. Les Européens, eux, sécurisent des carnets et des flux d’armements. Reste à trancher le panier d’options : radar AESA systématique, Meteor en volume suffisant, capacités air-sol intelligentes et compatibilité avec l’architecture turque. C’est là que se jouera l’écart entre une simple acquisition et un bond capacitaire.
Sur le plan régional, Athènes, Le Caire et Jérusalem observeront l’équilibre. Un renforcement turc discipliné, arrimé à l’OTAN, stabilise plutôt qu’il ne déstabilise. À l’inverse, un mix d’armements offensifs sans garde-fous politiques crispe l’arc Égée-Levant. Les prochains communiqués diront si ce dossier devient un cas d’école de réalignement euro-turc par l’industrie, ou un énième feuilleton de licences à rallonge.
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