Essaims armés et IA agentique et tactique : la nouvelle guerre du ciel commence

Collaborative Combat Aircraft (CCA)

Les Collaborative Combat Aircraft changent l’équation: essaims, IA embarquée, combats en réseau. Pourquoi l’USAF accélère et ce que l’Europe risque.

En résumé

Les aéronefs de combat collaboratifs (Collaborative Combat Aircraft, CCA) promettent de transformer la guerre aérienne en combinant un avion habité et plusieurs drones capables d’explorer, brouiller ou frapper. L’objectif n’est pas de remplacer le pilote, mais de multiplier les effets tactiques à coût plus bas qu’un chasseur moderne. La logique est dictée par l’attrition observée en Ukraine: des systèmes perdus en masse, des communications dégradées par le brouillage, et une pression permanente sur les stocks. Les CCA doivent donc fonctionner au sein d’architectures de combat aérien en réseau tout en survivant en environnement contesté, parfois sans liaison stable. La vraie rupture est l’IA « agentique »: des logiciels capables de décider vite, au bord du réseau, avec des capteurs distribués en combat aérien et une fusion de données en environnement de combat aérien. Reste une question centrale: produire en grand, accepter la perte, et cadrer l’autonomie pour rester militairement efficace et politiquement tenable.

Le basculement vers la guerre aérienne en équipe

La figure du pilote solitaire, dominant un espace aérien “propre”, est devenue un héritage. Les conflits récents montrent l’inverse: un ciel saturé de drones, de capteurs, de leurres, de brouillage, et de menaces sol-air. Le résultat est brutal: la supériorité aérienne ne se “déclare” plus, elle se gagne minute par minute, avec des moyens consommables.

C’est exactement l’idée derrière le concept de Collaborative Combat Aircraft. Un appareil habité de 5e génération, comme le F-35, conserve son rôle de plateforme de commandement tactique, de capteur de référence et de décideur humain. Autour, des drones sont affectés à des tâches que l’on hésite à confier à un pilote: ouvrir la route dans une zone couverte par des missiles sol-air, allumer un radar d’appoint, attirer une salve adverse, ou aller confirmer une cible au plus près.

Cette approche change le centre de gravité. On passe d’une aviation “très chère, très rare, très précieuse” à une aviation hybride où la masse est reconstruite par des plateformes sans pilote. Les Américains résument cela par “affordable mass”. La formule est séduisante, mais elle impose une discipline: accepter qu’une partie de la flotte soit perdue, et concevoir tout le système autour de cette réalité.

La leçon la plus nette de l’Ukraine : l’attrition est redevenue normale

En Ukraine, la guerre de drones est industrielle. Les chiffres varient selon les sources, mais l’ordre de grandeur est stable: on parle de millions d’unités produites ou achetées sur une année, et d’un rythme de consommation qui aurait paru absurde il y a dix ans. Des analyses publiques indiquent que l’Ukraine est passée d’environ 800 000 drones produits en 2023 à près de 2 millions en 2024, avec une ambition de plusieurs millions en 2025. Dans le même temps, des rapports décrivent des journées où la surveillance adverse repose sur des centaines, voire plus d’un millier d’orbites de drones de reconnaissance.

Ce constat a une implication directe pour l’aviation de chasse. Un chasseur moderne coûte cher, se produit lentement, et sa perte est stratégique. Or, les conflits contestés poussent à l’inverse: multiplier les sorties, disperser, perdre des plateformes, et continuer malgré tout. Si vous alignez seulement une poignée d’avions “bijoux”, vous jouez votre stratégie sur un stock fragile. C’est précisément l’argument “franc” qui pousse au CCA: si l’attrition de systèmes est structurelle, il faut des systèmes conçus pour être perdus.

C’est ici que le discours sur les avions habités devient inconfortable. Oui, un F-35 ou un futur chasseur de 6e génération est un outil majeur. Mais la guerre moderne montre qu’il ne suffit pas, parce que l’adversaire ne vous laisse pas un duel propre. Il impose l’épuisement, le brouillage, et la saturation.

La définition concrète d’un CCA, loin des slogans

Un CCA n’est pas “un drone avec des missiles”. C’est une brique d’un système de combat aérien collaboratif. Pour être utile, il doit répondre à quatre exigences très concrètes.

La mission doit être modulaire

Un même modèle doit pouvoir être configuré en éclaireur, en brouilleur, en relais de communications, en porteur de munitions, ou en leurre. Cette modularité réduit le nombre de variantes à maintenir et accélère la production. Dans le vocabulaire des industriels, cela devient une logique de “famille”, avec un cœur commun et des kits de mission.

La signature doit être cohérente avec l’emploi

On n’a pas besoin d’un drone aussi furtif qu’un chasseur habité, si son rôle principal est de consommer la défense adverse. En revanche, si vous lui demandez d’aller “regarder” dans une bulle sol-air, il lui faut au minimum une survivabilité: profil discret, guerre électronique, trajectoires optimisées, et tactiques collectives.

La liaison doit être résistante, mais pas indispensable

Dans un monde idéal, le pilote contrôle tout. Dans un monde réel, l’adversaire brouille. Le drone doit donc pouvoir “continuer” une tâche simple quand la liaison se dégrade, puis se recaler quand la connexion revient. C’est la logique de résilience des systèmes de combat collaboratif appliquée à la commande.

Le coût doit rester politiquement acceptable

Les estimations publiques associées au programme américain évoquent un coût unitaire de l’ordre de 25 à 30 millions de dollars pour un CCA. C’est beaucoup pour un drone, mais c’est aussi une fraction du coût d’un chasseur moderne, et surtout un niveau où l’achat de centaines d’unités redevient concevable.

La réalité industrielle américaine : produire 1 000 drones, ce n’est pas un slogan

L’US Air Force ne cache plus l’échelle visée: au moins 1 000 drones de combat collaboratifs. Le raisonnement est simple: si vous voulez deux drones par avion habité avancé, vous arrivez vite à des volumes à quatre chiffres. Et l’armée de l’air américaine a déjà cadré une trajectoire: une décision de production compétitive autour de l’exercice fiscal 2026, et une capacité opérationnelle avant la fin de la décennie.

Cette temporalité est révélatrice. Elle signifie que le CCA est traité comme un programme structurant, pas comme une démonstration. Elle indique aussi une prise de risque assumée: on accepte d’industrialiser alors que la technologie d’autonomie continue d’évoluer. Mais il y a une logique derrière ce pari: l’autonomie ne se “termine” jamais. Attendre la perfection, c’est renoncer au volume.

Les industriels, eux, se positionnent comme des fabricants de plateformes et de logiciels. Plusieurs projets exposés publiquement montrent des drones de type “ailier” à réaction, conçus pour accompagner des chasseurs. L’intérêt n’est pas seulement la cellule. C’est la capacité à intégrer un logiciel de mission, à s’aligner sur des standards ouverts, et à entrer dans une chaîne de production rapide.

La vraie rupture : l’IA qui décide au bord du réseau

Le point le plus sensible, et le plus déterminant, est l’autonomie tactique. Le débat public se trompe souvent de sujet en opposant “humain” et “machine”. La question opérationnelle est plus précise: que se passe-t-il quand la communication est interrompue et que la menace évolue en secondes?

L’IA dite “agentique” vise à répondre à ce scénario. Elle ne se limite pas à piloter l’avion. Elle doit gérer une mission sous contraintes: éviter des défenses, choisir une route, prioriser un capteur, proposer une action, et parfois l’exécuter si la fenêtre est trop courte.

Cela exige trois choses.

Des comportements tactiques validés, pas des démonstrations

En laboratoire, l’IA gagne vite. En combat, l’IA doit être prévisible, testée, et robuste aux leurres. Un adversaire cherchera à tromper les capteurs, provoquer des erreurs de classification, ou pousser le système à consommer sa mission trop tôt. L’autonomie utile est donc celle qui résiste aux ruses, pas celle qui brille en simulation.

Une autonomie graduée

Dans les faits, la plupart des CCA commenceront avec des niveaux d’autonomie limités: navigation, maintien de formation, déconfliction, exécution d’itinéraires, gestion de capteurs. Puis, progressivement, des fonctions plus “décisionnelles” apparaîtront, notamment pour survivre en environnement brouillé. C’est le cœur de l’intégration homme-machine en combat aérien: l’humain garde l’intention, la machine gère l’exécution sous contraintes.

Une gouvernance du “tir” qui reste tenable

C’est le nœud politique. Même si un drone peut techniquement sélectionner et engager une cible, la question est de savoir quand et comment on l’autorise. Les cadres américains insistent sur des niveaux appropriés de jugement humain dans l’usage de la force. Cette ligne n’empêche pas des systèmes très autonomes, mais elle impose des garde-fous, des règles d’engagement, et une traçabilité.

Le combat collaboratif en pratique : ce que le CCA doit apporter au pilote

Le succès du CCA se jouera sur des effets simples, mesurables, utiles. Voici les plus crédibles à court et moyen terme.

La reconnaissance et le ciblage avec capteurs distribués

Des drones peuvent s’éparpiller et regarder sous plusieurs angles, réduisant les angles morts. Avec des capteurs distribués en combat aérien, vous obtenez une image plus riche: un drone détecte, un autre confirme, un avion habité corrèle. La valeur vient alors de la fusion de données en environnement de combat aérien: transformer des bribes en solution de tir.

La guerre électronique comme mission “attritable”

Envoyer un brouilleur près d’une défense est risqué. Avec un CCA, c’est une mission logique: il peut perturber, forcer l’adversaire à émettre, révéler des radars, et survivre assez longtemps pour donner l’avantage au groupe. Dans cette logique, perdre le drone fait partie du calcul.

Le portage d’armes pour redonner de la profondeur de magasin

Un chasseur est limité par ses emports, surtout s’il veut rester discret. Des drones peuvent jouer le rôle de “camions à missiles” ou de porteurs de munitions, et offrir une profondeur de tir. Cela renforce les capacités de combat collaboratif aérien sans multiplier les avions habités.

Le relais et la redondance des communications

En environnement contesté, les liaisons se coupent. Un drone peut servir de relais ponctuel, de nœud mobile, ou de solution de repli. C’est l’un des aspects les plus concrets des communications sécurisées air-air collaboratives.

Collaborative Combat Aircraft (CCA)

Le point faible structurel : le réseau sera attaqué, donc il faut savoir combattre “déconnecté”

La promesse des CCA repose sur des architectures de combat aérien en réseau. Mais il faut être lucide: l’adversaire cherchera à casser le réseau avant de casser les plateformes. Brouillage, cyber, leurres, destruction de relais, déni GPS: tout est déjà observé, à des degrés divers.

La conséquence est simple: un système CCA crédible doit être conçu pour se dégrader proprement. Cela signifie:

  • des modes autonomes limités mais robustes en cas de coupure;
  • des procédures de rejoin, de retour, et de sécurité;
  • des mécanismes de confiance et d’authentification pour éviter l’injection de faux ordres;
  • une architecture logicielle qui isole les fonctions critiques.

Si ces éléments sont négligés, le CCA devient un multiplicateur de risques. Un drone piraté ou trompé n’est pas seulement “perdu”, il peut contaminer le groupe.

La place de l’Europe : le risque de regarder passer le train

L’Europe travaille aussi le combat collaboratif, notamment via les visions de systèmes de systèmes, où des avions habités coopèrent avec des drones ou “remote carriers”. Les calendriers, en revanche, sont plus étirés, et les rivalités industrielles pèsent sur la vitesse. C’est un problème stratégique: la valeur du CCA vient du volume, et le volume vient d’une décision politique claire, d’un standard commun, et d’une production série.

Si l’Europe reste sur un modèle “peu d’unités, très sophistiquées, très chères”, elle risque un décalage opérationnel. Le résultat pourrait être paradoxal: avoir de bonnes plateformes, mais pas assez d’endurance ni de masse pour tenir un conflit long et contesté.

Il faut le dire franchement: la bataille n’est pas seulement technologique. Elle est industrielle et doctrinale. Elle exige des doctrines d’emploi des avions de combat collaboratifs acceptant la perte, l’expérimentation, et des cycles rapides de mise à jour logicielle.

Les choix difficiles à trancher dès maintenant

Le CCA n’est pas une évidence automatique. Il impose des arbitrages.

Le choix entre la sophistication et la quantité

Plus vous rendez le drone complexe, plus il se rapproche d’un avion habité en coût et en délai. Vous perdez alors l’intérêt d’une plateforme attritable. La discipline consiste à figer un “minimum viable” et à accepter qu’il soit imparfait.

Le choix entre la centralisation et l’autonomie locale

Tout centraliser sur l’avion habité est rassurant, mais fragile face au brouillage. Tout déléguer au drone est tactiquement séduisant, mais politiquement explosif. L’équilibre passe par des fonctions autonomes encadrées, et un humain qui valide l’intention.

Le choix de l’ouverture logicielle

Un système fermé protège parfois mieux, mais évolue moins vite. Or, l’adversaire apprend vite. Sans standards et mises à jour rapides, la flotte se fige. Les programmes militaires de Collaborative Combat Aircraft qui réussiront seront ceux capables d’absorber des évolutions logicielles aussi vite que l’adversaire change ses contre-mesures.

La question qui restera : qui contrôle la violence quand la machine va plus vite?

Les CCA vont rendre la guerre aérienne plus rapide et plus distribuée. Ils peuvent aussi rendre l’escalade plus facile, parce que perdre un drone pèse moins qu’un pilote. Cette réalité ne disparaîtra pas avec de bons communiqués.

La ligne de crête est la suivante: si l’on bride trop l’autonomie, on perd l’avantage en environnement brouillé. Si l’on lâche trop la bride, on prend un risque politique, juridique et moral qui peut tuer le programme. La solution crédible est pragmatique: bâtir des systèmes testés, traçables, avec des règles d’engagement claires, et une autonomie graduée selon les missions.

Ce qui est certain, c’est que la fenêtre se referme. Les pays qui industrialisent maintenant auront des flottes, des pilotes formés à l’opérations aériennes en équipe homme-drone, et des retours d’expérience. Les autres auront des concepts.

Sources

  • Congressional Research Service, “U.S. Air Force Collaborative Combat Aircraft (CCA)”.
  • U.S. Air Force, “Air Force exercises two Collaborative Combat Aircraft option awards” (24 avril 2024).
  • Air & Space Forces Magazine, propos de Frank Kendall sur NGAD et 1 000 CCA (7 mars 2023).
  • Anduril, communiqué sur la sélection USAF CCA (23 avril 2024) et essais en vol YFQ-44A (30 octobre 2025).
  • General Atomics, présentation “Gambit Series” et communications 2025 sur Gambit / YFQ-42A.
  • CRS, “DOD Replicator Initiative: Background and Issues…” et DIU “The Replicator Initiative”.
  • Reuters, dynamique des drones ailiers et CCA au Paris Airshow 2025 (19 juin 2025).
  • CSIS, “The Russia-Ukraine Drone War…” (28 mai 2025).
  • RUSI, rapport sur les dynamiques tactiques et volumes de drones (PDF, 2025).
  • OSW, “Game of drones: production and use of Ukrainian UAVs” (14 octobre 2025).
  • DoD Directive 3000.09 “Autonomy in Weapon Systems” (25 janvier 2023) et CRS “U.S. Policy on Lethal Autonomous Weapon Systems”.

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