Déployé à la frontière américano-mexicaine, Lattice fusionne capteurs et IA. Promesse d’efficacité, crainte d’une surveillance invisible permanente.
En résumé
Lattice d’Anduril est souvent présenté comme un mur virtuel : une surveillance automatisée qui remplace une présence humaine constante par des capteurs et de l’intelligence artificielle. Le système agrège des flux venant de tours, de caméras thermiques, de radars et, lorsque le dispositif le prévoit, de capteurs au sol, pour détecter, suivre et classer des objets d’intérêt. Les défenseurs y voient un outil pragmatique pour réduire les fausses alertes, économiser du temps d’agents et couvrir une frontière longue de 3 145 km (1,954 miles). Les critiques, ONG et chercheurs en libertés publiques, parlent de surveillance persistante et de déshumanisation : des personnes seraient suivies bien au-delà de la ligne frontière, parfois à l’intérieur des terres, sans interaction humaine immédiate. Le débat réel n’oppose pas “technologie” et “humanité”. Il oppose l’efficacité opérationnelle à la transparence, au contrôle démocratique et à la proportionnalité.
Le mur virtuel qui transforme la surveillance frontalière
Lattice n’est pas une caméra de plus. C’est un logiciel d’orchestration. Il sert à centraliser des capteurs dispersés et à produire une image opérationnelle unique. L’idée est simple : au lieu d’avoir un agent qui regarde des écrans, le système trie, alerte et hiérarchise.
Cette logique a été poussée très loin à la frontière américano-mexicaine. Les tours autonomes, les capteurs et les réseaux de communication forment une couche numérique par-dessus le terrain. C’est exactement ce que les critiques appellent la surveillance invisible : elle ne barre pas physiquement, mais elle observe et signale.
La promesse est attractive pour une administration. Une frontière terrestre de 3 145 km (1,954 miles) ne se “tient” pas avec des patrouilles partout, tout le temps. Elle se tient par priorisation. Et un système comme Lattice vend précisément cela : réduire le bruit, isoler le signal.
La mécanique technique qui fait la différence
La fusion de capteurs au cœur du dispositif
Le point clé, c’est la fusion de capteurs. Une tour peut embarquer un radar, une caméra électro-optique, un imageur thermique. Le radar voit des mouvements. Le thermique voit des signatures de chaleur. La vidéo donne du contexte. Pris séparément, chaque capteur a ses limites. Ensemble, ils réduisent l’ambiguïté.
Lattice sert de couche d’intégration. Il reçoit les flux, les aligne et les corrèle. Un déplacement détecté par radar est associé à une signature thermique. Une piste est générée, puis suivie. Le système peut aussi agréger des capteurs complémentaires lorsqu’ils existent dans l’architecture locale, y compris des capteurs au sol utilisés dans certains dispositifs de sûreté (détection sismique ou acoustique). C’est là que la frontière entre “filmer” et “traquer” commence à se brouiller.
La classification automatique et le risque d’erreur
Anduril et certains documents de référence expliquent que le système vise surtout la classification automatique d’objets, pas l’identification nominative. Concrètement, l’IA cherche à dire : animal, humain, véhicule. Ce tri change l’économie opérationnelle. Un agent n’est pas appelé pour un coyote. Il est alerté pour un pick-up.
Mais il faut être lucide : classifier n’est pas comprendre. Une IA peut confondre un groupe de personnes et un animal dans certaines conditions. Brouillard, chaleur, relief, végétation, contre-jour. Les conséquences sont asymétriques. Une fausse alerte coûte du temps. Une non-détection coûte une opportunité opérationnelle. Et une mauvaise classification peut entraîner une interaction plus tendue avec des civils. Le débat public se joue aussi ici : quelle tolérance au faux positif et au faux négatif, et qui la fixe ?
La conservation des données et la question de la traçabilité
Un autre point sensible est la donnée. Un document de questions-réponses lié à Lattice évoque une rétention des images et contenus “pas plus de 30 jours” dans le cadre de la politique du DHS, et insiste sur le fait que le système est conçu pour ne pas collecter d’informations personnelles. Cette nuance est importante, mais elle ne suffit pas à calmer les critiques. Une trace de 30 jours peut déjà reconstruire des trajectoires. Et la fusion multi-capteurs facilite la reconstitution.
Ce que les ONG redoutent, ce n’est pas seulement l’œil. C’est la mémoire. Une zone de surveillance devient plus puissante quand elle conserve et recoupe.
Le déploiement massif qui nourrit la controverse
La question “déployé massivement” n’est pas un slogan. Les chiffres publics montrent une montée en puissance. Anduril annonçait avoir déployé sa 300e tour autonome en 2024 et affirmait que ces tours représentaient environ 30 % de couverture de la frontière terrestre sud. De leur côté, des organisations de défense des libertés numériques ont cartographié un ensemble plus large de tours, multi-fournisseurs, et comptaient 581 tours dans leur jeu de données au 2 décembre 2025.
Il faut comprendre l’effet réseau. Une tour isolée voit un secteur. Un maillage permet un passage de relais. Un objet “sort” d’un champ, “entre” dans un autre. La frontière devient une succession de bulles de détection. La critique d’“extension invisible” vient de là : même si une tour ne “voit” que 8 km (5 miles) à vol d’oiseau, le relais entre tours peut suivre bien plus loin.
Le budget est aussi un indicateur. Un article d’enquête locale détaillait des contrats montrant un plan d’acquisition d’environ 277 nouvelles tours et la modernisation de 191 tours, pour 67,8 millions de dollars sur plusieurs années, sur l’ensemble de la frontière. D’autres documents publics décrivent des montants beaucoup plus élevés à l’échelle pluriannuelle, selon les périmètres exacts (matériel, logiciel, maintenance, intégration).
Ce déploiement n’est pas neutre. Il ancre une infrastructure. Et une infrastructure appelle toujours de nouveaux usages.
Les critiques des ONG et le procès en déshumanisation
La surveillance qui remplace le jugement immédiat
Les ONG parlent de déshumanisation pour une raison simple : l’humain intervient plus tard. Avant, l’agent voyait, évaluait, décidait. Ici, l’algorithme alerte. Le flux est inversé. On ne surveille plus pour trouver. On trouve, puis on intervient.
Cette inversion change la psychologie. Elle peut renforcer une logique de suspicion permanente. Elle peut aussi banaliser la surveillance, parce qu’elle devient “automatique”, donc invisible dans la routine budgétaire.

La frontière qui s’étend sans barrière physique
Le reproche d’“extension de la frontière” est souvent mal compris. Il ne s’agit pas d’un déplacement juridique de la ligne. Il s’agit d’une extension fonctionnelle. Une tour posée à quelques centaines de mètres de la frontière peut observer au-delà de cette ligne, des deux côtés. Et elle peut le faire en continu.
Un rappel physique aide à raisonner. Une tour de 10 m de haut (33 ft) a une portée de visibilité limitée par l’horizon d’environ 11 km (7 miles) sur terrain plat, avant même de parler de performances capteurs. Si elle est sur une crête, la portée augmente. Si un réseau de tours se relaie, suivre sur plusieurs dizaines de kilomètres devient plausible sans qu’aucune tour “ne voie” tout. C’est précisément l’idée d’un mur virtuel : le contrôle n’est pas un mur. C’est une continuité de détection.
Le risque de dérive et la question du contrôle démocratique
Le point le plus dur, et le plus politique, est celui du contrôle démocratique. Les algorithmes sont des boîtes grises. Les contrats sont souvent techniques. Les cartes complètes ne sont pas toujours faciles d’accès. Les audits sont rares. Et la tentation de “brancher une source de plus” est permanente : drones, ballons captifs, satellites, plaques d’immatriculation, etc.
Ce n’est pas de la science-fiction. Des acteurs comme l’Electronic Frontier Foundation documentent déjà des ensembles de capteurs et de tours, au-delà des seuls dispositifs d’Anduril. La frontière devient un système. Et un système a tendance à survivre aux débats qui l’ont vu naître.
La question qui demeure après la polémique
On peut défendre l’idée d’une frontière mieux surveillée. On peut aussi refuser une société de suivi continu. Les deux positions existent. Mais la vraie question, celle qui mérite un débat adulte, est plus précise : quelles limites concrètes impose-t-on à un mur virtuel ?
Si l’objectif est de détecter un véhicule suspect à proximité immédiate de la frontière, le périmètre est défendable. Si l’objectif glisse vers une surveillance permanente de zones entières à l’intérieur des terres, sans transparence, on change de nature. Et c’est là que Lattice, par sa puissance d’intégration, devient un symbole. Pas seulement d’innovation. Un symbole de la frontière qui disparaît des yeux, mais pas des capteurs.
Sources
Anduril, “Anduril Deploys 300th Autonomous Surveillance Tower (AST)”, 25 septembre 2024.
CBP, “Autonomous Surveillance Towers Declared a Program of Record”, 2 juillet 2020.
CBP, “Smart Wall Frequently Asked Questions”, 20 janvier 2025.
U.S. DOT BTS, “U.S.–Mexico Border: 1,954 miles / 3,145 km”, 5 juillet 2016.
Electronic Frontier Foundation, “CBP Is Expanding Its Surveillance Tower Program…”, mise à jour au 2 décembre 2025 (581 tours).
CalMatters, “Border patrol extends surveillance towers in California”, 30 janvier 2024.
Privacy International, “Dual-use tech: the Anduril example”, 10 novembre 2025.
Privacy International, document “Lattice Systems” (classification d’objets, rétention 30 jours), mars 2019.
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