
Analyse technique : comment les drones marins ukrainiens neutralisent des radars Nebo-M en Crimée avec précision et innovation.
Les forces ukrainiennes utilisent des drones de surface (USV) qui lancent des drones-bombardiers pour neutraliser des radars Nebo-M en Crimée. Cette démarche, associée à des liaisons satellites et drones FPV, accroît la portée, la précision et l’impact operational. Elle offre une capacité de frappe répétitive, économique et adaptée aux environnements contestés, tout en soulignant les faiblesses russes en matière de surveillance.
L’innovation tactique : drones marins et drones-bombardiers
L’utilisation de drones marins (USV) pour lancer des drones-bombardiers traduit une avancée technique et tactique majeure. Les USV servent de plates-formes mobiles, autonomes et peu coûteuses capables de transporter, relayer et lancer des charges plus lourdes que les drones FPV. Lors de l’opération du 1er au 2 juillet 2025, trois composants du radar Nebo-M ont été détruits en mer Noire, côté criméen, à distance estimée entre 20 et 50 km depuis la ligne de côte, sans besoin d’avancement de navire ou d’avion piloté.
Cette méthode combine plusieurs avantages :
- munition plus lourde : les drones-bombardiers embarqués sur USV peuvent emporter des charges supérieures à celles d’un FPV (quelques centaines de grammes), permettant de détruire des installations terrestres blindées ;
- portée accrue : l’USV étend la zone d’opération en mer, tandis que les drones-bombardiers peuvent maintenir la liaison radio sans se fondre dans le relief ;
- réutilisabilité : l’USV peut lancer plusieurs drones par mission, avec récupération possible en fin de vol ou après largage ;
- résilience aux défenses : leur petite taille, leur faible signature et la dispersion rendent les flux difficiles à intercepter par des SAM russes.
Cette tactique s’inscrit dans l’évolution rapide de la guerre sans pilote. L’USV se connecte via Starlink ou satellite, puis transmet les commandes au drone. En première partie de 2025, l’Ukraine avait déjà démontré des engagements réussis en combinant drones marins et missiles air-air AIM‑9X, notamment sur un Su‑30 russe, puis un Mi‑8 en décembre. L’opération récente confirme que les drones marins ne servent plus seulement de leurre ou de bombe-suicide, mais de vecteur stable pour des frappes multiples et précises sur des cibles stratégiques.

La neutralisation du système radar Nebo-M : portée et vulnérabilités
Le Nebo-M est un système radar mobile multibande, destiné à détecter les avions furtifs, les missiles balistiques et les cibles à haute altitude. Développé par le groupe russe Almaz-Antey, il est entré en service actif en 2017. Le système est composé de trois modules principaux : le radar RLM-M (bande VHF), le radar RLM-D (bande L) et le poste de commandement KU-RLS. Chaque composant est monté sur un châssis 8×8 lourdement blindé. Le coût estimé d’un ensemble opérationnel dépasse 90 millions d’euros.
Le radar RLM-M peut détecter des cibles jusqu’à 600 kilomètres, notamment grâce à sa bande VHF, capable d’accrocher certains avions à faible signature radar (comme les F-35 ou Su-57) à longue distance. Le radar RLM-D complète cette détection avec un suivi plus précis en bande L, notamment pour le guidage des missiles sol-air comme les S-300 ou S-400. Les deux radars transmettent leurs données à un centre de commandement mobile qui alimente la défense antiaérienne.
Le fait que l’Ukraine ait ciblé ce système sur la pointe occidentale de la Crimée est significatif. Cette position assurait une couverture radar sur la mer Noire occidentale, le littoral sud de l’Ukraine et la voie de transit des missiles Storm Shadow ou SCALP-EG. Sa destruction crée un trou dans la bulle de détection russe, rendant certaines approches plus accessibles pour les drones à longue portée ou les frappes de précision.
La perte de ces éléments affaiblit la capacité russe à anticiper et intercepter les attaques ukrainiennes sur des points stratégiques comme le pont de Kertch, les dépôts de munitions de Djankoï, ou les sites côtiers de l’aéronavale. Cela force les forces russes à redéployer d’autres systèmes ou à changer la topologie de leur couverture radar, avec un coût opérationnel et logistique immédiat.
La coordination cyber-spatiale : architecture de communication et contrôle en temps réel
L’efficacité des frappes ukrainiennes en Crimée repose sur un pilotage à distance fiable, dans un environnement où les communications sont régulièrement brouillées. Pour coordonner des drones-bombardiers lancés depuis des USV (Uncrewed Surface Vessels), l’Ukraine s’appuie sur une architecture cyber-spatiale hybride, combinant liaison satellite et radiofréquence locale. Cette configuration permet de maintenir un contrôle opérationnel précis, même dans un environnement saturé électromagnétiquement.
Le système repose d’abord sur une liaison satellite embarquée à bord de l’USV. Celle-ci utilise plusieurs canaux redondants, incluant Starlink, afin d’assurer la connectivité avec les centres de commande terrestres. Le débit fourni permet de transmettre en temps réel des flux vidéo, des données de navigation, et des ordres de mission aux drones emportés. À bord du drone-bombardier, la liaison se fait ensuite via radiofréquence en ligne de visée entre l’USV et l’aéronef, limitant la latence et assurant un contrôle direct durant la phase terminale.
Ce modèle offre plusieurs avantages techniques :
- L’USV agit comme relais tactique en mer, réduisant la distance entre l’opérateur et la cible.
- La bande passante disponible permet d’opérer des charges utiles complexes (caméras, capteurs de ciblage, modules de décrochage de munitions).
- Le système est difficile à brouiller, car l’émission se fait depuis plusieurs sources, réparties géographiquement et spectrées différemment.
Dans les zones maritimes, où les systèmes russes de guerre électronique sont très présents (Murmansk, Krasukha-4), cette architecture réduit la probabilité de perte de liaison, qui reste la principale faiblesse d’un système sans pilote. Elle permet également un réajustement de mission en vol, si la cible mobile ou les défenses sont plus denses que prévu.
En comparaison, les drones FPV classiques sont souvent limités à 5 ou 6 kilomètres de portée utile. Avec ce montage hybride, les drones-bombardiers peuvent opérer à plus de 50 kilomètres des côtes, avec une meilleure précision et un taux de frappe multiple par mission, grâce à leur capacité d’embarquer plusieurs munitions.
Les Russes ont reconnu l’efficacité de cette approche. Des chaînes Telegram comme Two Majors ont confirmé la capacité des drones à mener plusieurs frappes depuis une même cellule, et demandé un renforcement des contre-mesures électroniques et des patrouilles aériennes sur la côte criméenne.
Ce modèle cyber-spatial démontre que le combat naval et aérien de 2025 ne repose plus seulement sur des plates-formes de combat classiques, mais sur des réseaux distribués, mobiles, autonomes, capables de générer des effets décisifs avec un coût opérationnel limité et un risque humain quasi nul.
Les conséquences militaires et stratégiques à moyen terme pour la Russie
La destruction confirmée d’un système Nebo-M par un drone-bombardier ukrainien lancé depuis un drone de surface a des implications stratégiques directes pour la Russie, à plusieurs niveaux. Elle affecte à la fois la cohérence de la couverture radar de la Crimée, la capacité de réaction aérienne russe, et la crédibilité du système de défense anti‑accès (A2/AD) mis en place dans le sud.
Le Nebo-M, dans sa configuration opérationnelle complète, alimente les systèmes S-300PMU2 et S-400 Triumph. Il constitue une brique essentielle du dispositif A2/AD russe, destiné à interdire l’approche de moyens aériens adverses dans un rayon de 250 à 400 kilomètres autour de la péninsule. La destruction simultanée du RLM-M, du RLM-D et du poste de commandement perturbe directement le maillage de cette couverture. À très court terme, cela crée une zone aveugle dans l’ouest de la Crimée, notamment au-dessus de l’oblast de Kherson, des îles du Dniepr et de la côte de Yevpatoriya.
Militairement, cette rupture entraîne deux conséquences :
- Réduction de la capacité d’interception des missiles SCALP-EG ou Storm Shadow, utilisés depuis des Mirage 2000D ou Su-24 modernisés. Ces armes, à pénétration basse altitude et portée de 250 à 300 kilomètres, deviennent plus difficiles à détecter à temps sans capteur longue portée.
- Vulnérabilité accrue des aérodromes russes, comme ceux de Belbek ou Djankoï, souvent ciblés par l’Ukraine pour détruire des chasseurs multirôles Su-30SM, Su-34 ou des avions de reconnaissance.
D’un point de vue stratégique, ces pertes imposent à l’état-major russe de réallouer des systèmes radar mobiles depuis d’autres secteurs, ce qui déséquilibre son dispositif dans d’autres régions sensibles, notamment le Donbass ou la zone frontalière avec le Kouban. Cela suppose aussi de renforcer la surveillance aérienne par avions AWACS, dont la flotte disponible est limitée, et dont plusieurs appareils ont déjà été endommagés ou détruits ces deux dernières années.
L’effet psychologique n’est pas négligeable. La frappe démontre que la Russie ne contrôle plus totalement son arrière stratégique en Crimée, ce qui fragilise le message d’occupation sécurisée du territoire. Elle donne aussi à l’Ukraine un outil de pression politique dans la perspective des négociations, en démontrant une capacité de frappe régulière sur des actifs à haute valeur militaire, à moindre coût.
Enfin, l’impact est également doctrinal. La vulnérabilité d’un système radar stratégique, supposé mobile et protégé, face à un engin téléopéré de moins d’une tonne lancé depuis un bateau sans équipage, remet en cause les schémas classiques de protection anti‑drones. Cela oblige la Russie à adapter ses règles d’engagement, à étendre ses zones de patrouille, et à revoir l’organisation de ses périmètres de détection et d’engagement — ce qui implique une consommation accrue de ressources tactiques et un morcellement de ses capacités de défense.

Vers une nouvelle doctrine : l’intégration tactique des drones marins et aériens
L’opération menée début juillet 2025 par les forces ukrainiennes en Crimée marque un changement d’échelle dans l’emploi tactique des systèmes sans pilote. Le couplage entre drones marins (USV) et drones aériens (UAV bombardiers) constitue désormais un modèle reproductible, évolutif, et capable d’avoir un effet stratégique mesurable, sans exposer de pilote ou d’appareil habité.
Ce système repose sur trois piliers techniques solides :
- modularité des plateformes : un même USV peut être utilisé pour différentes fonctions (kamikaze, relais, tir air-air, lancement de drones), en adaptant sa charge utile.
- cohérence du système de communication : satellite pour le lien opérateur/plateforme, radio locale pour le pilotage en courte distance, assurant une continuité de mission même en environnement brouillé.
- optimisation économique : avec un coût unitaire estimé autour de 250 000 à 400 000 euros pour un USV Magura V7 équipé, et de 15 000 à 30 000 euros pour un drone-bombardier à munitions multiples, la frappe coordonnée offre un ratio efficacité/coût favorable, comparé à l’emploi d’un missile de croisière.
Cette approche permet également d’augmenter la densité de frappes sur un laps de temps court, par effet de saturation. Un seul USV peut lancer plusieurs drones successifs, chacun capable de réaliser plusieurs frappes par mission, ce qui complexifie la défense adverse. Ce modèle décentralisé est moins sensible à la neutralisation d’un point d’accès unique. Il répond aux contraintes actuelles du champ de bataille : rapidité de déploiement, adaptabilité, coût contenu, logistique réduite.
Les enseignements opérationnels sont multiples pour l’Ukraine, mais aussi pour les armées occidentales qui observent attentivement ces campagnes :
- L’efficacité des plateformes sans pilote dépend avant tout de leur interopérabilité et de leur coordination multi-niveau, plus que de leur autonomie pure.
- L’effet cumulatif des frappes légères, mais répétées, sur des points clés (radars, logistique, communications) peut éroder la capacité opérationnelle adverse sur la durée.
- Le couplage drone marin – drone aérien crée une nouvelle couche d’engagement autonome à bas coût, entre la frappe d’artillerie longue portée et le missile stratégique.
À moyen terme, ce type de doctrine ouvre la voie à une standardisation des plateformes hybrides, intégrant à la fois des moyens d’attaque (drones, missiles), de détection (radars embarqués), et de guerre électronique (brouilleurs directionnels). Ce modèle peut être adapté à la défense côtière, à la guerre navale asymétrique, voire à la projection d’effets en profondeur sur territoire occupé.
Le conflit en Ukraine agit donc comme un laboratoire tactique à ciel ouvert. Ce dernier exemple en Crimée montre que les innovations décentralisées, portées par un besoin de survie stratégique, peuvent faire évoluer profondément la conduite des opérations modernes, au détriment de systèmes lourds, chers et rigides.
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