Un seul chasseur européen de 6e génération : un pari nécessaire ?

Un seul chasseur européen de 6e génération : un pari nécessaire ?

Face aux programmes SCAF et GCAP, l’idée d’une production européenne unique d’un chasseur de 6e génération pose des enjeux budgétaires, industriels et stratégiques lourds pour les forces aériennes et l’OTAN.

En résumé

L’idée d’une production européenne unique d’un chasseur de sixième génération revient avec insistance à mesure que le programme SCAF patine et que le GCAP britannique progresse. Sur le papier, un “Eurofighter 2.0” unique à 6e génération offrirait des économies d’échelle, une rationalisation industrielle et une meilleure autonomie stratégique pour l’Europe. Dans la réalité, les positions divergentes de la France, de l’Allemagne, de l’Espagne, du Royaume-Uni et de l’Italie, les exigences nucléaires et navales françaises, ainsi que la place prise par le F-35 dans l’OTAN rendent ce scénario complexe. Le SCAF, évalué autour de 100 milliards d’euros, est aujourd’hui fragilisé par des tensions industrielles entre Dassault et Airbus et par la perspective de deux programmes de 6e génération concurrents en Europe. Une production unique ne résoudrait pas mécaniquement ces blocages. Elle impliquerait des compromis politiques lourds, une gouvernance industrielle claire et une vision commune de la supériorité aérienne à l’horizon 2040–2050. La question n’est donc pas seulement “faut-il faire le SCAF ?”, mais “quel SCAF et avec qui ?”.

La question d’un chasseur européen unique de sixième génération

L’Europe est aujourd’hui face à un paradoxe. D’un côté, les budgets de défense augmentent, la guerre en Ukraine a relancé le réarmement et la volonté d’autonomie stratégique européenne. De l’autre, le paysage aéronautique est fragmenté : Rafale français, Eurofighter Typhoon, Gripen, F-35 achetés en nombre par les alliés de l’OTAN.

Sur la 6e génération, deux grands axes coexistent :

  • le programme SCAF (Future Combat Air System) franco-germano-espagnol autour d’un New Generation Fighter (NGF), de “remote carriers” et d’un “combat cloud”, avec une cible opérationnelle autour de 2040 ;
  • le programme GCAP (Global Combat Air Programme) mené par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, avec une entrée en service visée dès 2035.

L’hypothèse d’une production européenne unique d’un chasseur de sixième génération supposerait, de facto, de fusionner ces trajectoires ou d’abandonner l’un des deux axes. C’est là que les enjeux deviennent budgétaires, industriels, mais aussi hautement politiques.

Le programme SCAF et la tentation d’un “champion unique”

Le SCAF a été lancé en 2017 comme projet emblématique de l’intégration militaire européenne : un chasseur de sixième génération européen, des essaims de drones, un cloud de combat, pour environ 100 milliards d’euros sur plusieurs décennies.

Officiellement, il s’agit d’un “système de systèmes” où :

  • Dassault Aviation pilote le NGF ;
  • Airbus joue un rôle clé sur les “remote carriers” et l’architecture globale ;
  • Indra assume un rôle de premier plan pour l’Espagne.

En pratique, le programme est empêtré dans :

  • des tensions sur le partage du travail et de la propriété intellectuelle ;
  • des désaccords sur le leadership du chasseur ;
  • des calendriers politiques instables en France et en Allemagne.

Plusieurs analyses évoquent désormais la possibilité de “découper” le SCAF : conserver le combat cloud et les drones en coopération, mais laisser à chaque pays davantage de liberté sur le chasseur lui-même.
Dans ce contexte, présenter le SCAF comme unique vecteur d’une “production européenne unique” est déjà discutable : une partie des Européens (Royaume-Uni, Italie, Suède potentielle, États F-35) est durablement engagée ailleurs.

Les conséquences budgétaires d’une production unique

Sur le plan financier, un chasseur unique de 6e génération offre des avantages théoriques :

  • mutualisation des coûts de R&D (plusieurs dizaines de milliards d’euros) ;
  • économies d’échelle sur la production (plusieurs centaines d’appareils potentiels) ;
  • rationalisation des chaînes de MCO (maintien en condition opérationnelle).

Le SCAF est souvent chiffré autour de 100 milliards d’euros en coût global sur la durée du programme. Le GCAP, lui, se positionne sur un ordre de grandeur comparable, même si les chiffres publics sont plus flous.

Deux programmes parallèles de 6e génération représentent donc potentiellement 200 milliards d’euros d’engagement à long terme pour un continent où les budgets de défense, même en hausse, restent contraints. C’est précisément ce qui alimente le débat : l’Europe peut-elle durablement financer deux architectures concurrentes, en plus des F-35 déjà commandés par de nombreux alliés ?

Une production unique réduirait le risque de duplication et permettrait de consolider les financements autour d’un seul standard. Mais l’expérience du SCAF montre que le “nombre de participants” ne garantit pas l’efficacité budgétaire : des divergences industrielles peuvent faire exploser les coûts, même avec un programme unique.

Les enjeux industriels, compétences et transferts de savoir-faire

Sur le plan industriel, un chasseur européen unique de 6e génération serait un outil puissant de souveraineté. Il permettrait de :

  • maintenir la capacité de conception de chasseur en Europe occidentale ;
  • consolider des compétences clés en aérodynamique, furtivité, moteurs, radars AESA, guerre électronique, logiciels de combat ;
  • structurer une base de sous-traitants sur plusieurs pays.

Aujourd’hui, deux pôles se dessinent :

  • pôle SCAF : Dassault, Airbus, Indra, Safran, MTU, etc. ;
  • pôle GCAP : BAE Systems, Leonardo, Mitsubishi Heavy Industries, et une galaxie de 1 000+ sous-traitants.

Une production unique impliquerait soit de fusionner ces pôles, soit d’en sacrifier une partie. Dans les deux cas, il y a des conséquences lourdes :

  • pour la France : abandonner le leadership complet sur le chasseur serait difficilement compatible avec la culture stratégique et industrielle de Dassault ;
  • pour l’Allemagne : accepter un rôle de second rang sur le chasseur après l’Eurofighter serait politiquement sensible ;
  • pour le Royaume-Uni et l’Italie : renoncer à un GCAP bien avancé au profit d’un SCAF recomposé serait coûteux et politiquement risqué.

Les tensions actuelles sur le partage des tâches et l’accès aux technologies sensibles — y compris au sein du GCAP, où l’Italie reproche au Royaume-Uni de ne pas partager assez certains savoir-faire — montrent que la mise en commun des compétences est tout sauf triviale.

Un seul chasseur européen de 6e génération : un pari nécessaire ?

Les effets sur les forces aériennes, la formation et la transition

Un chasseur unique de 6e génération poserait aussi des défis opérationnels. Les forces aériennes européennes sont aujourd’hui structurées autour de flottes différentes :

  • Rafale pour la France et d’autres clients européens actuels ou potentiels ;
  • Eurofighter Typhoon pour l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, le Royaume-Uni (en partie) ;
  • F-35 pour la plupart des pays de l’OTAN ;
  • Gripen pour quelques utilisateurs.

Le passage à un chasseur de sixième génération européen unique impliquerait :

  • une synchronisation des calendriers de retrait des flottes actuelles (Rafale, Typhoon, F-18, etc.) autour de 2040–2050 ;
  • la mise en place de cursus de formation communs pour pilotes et mécaniciens ;
  • une réorganisation profonde des bases aériennes, des simulateurs, des stocks de pièces.

Pour les forces, les avantages seraient clairs :

  • standardisation accrue ;
  • simplification logistique ;
  • potentiel d’échanges de pilotes et d’unités sur un même type.

Mais la réalité des besoins n’est pas homogène :

  • la France exige un appareil capable d’emporter la composante nucléaire aéroportée et d’être déployable sur un porte-avions CATOBAR ;
  • l’Allemagne et l’Italie misent déjà sur le F-35 pour la mission nucléaire OTAN ;
  • certains pays privilégient le coût à l’heure de vol plutôt que la haute intensité.

Un chasseur unique devrait donc couvrir un spectre très large de besoins — au risque de devenir un compromis coûteux et complexe, difficile à certifier partout.

La dimension OTAN et l’intégration avec le F-35

Au sein de l’OTAN, l’architecture aérienne future est déjà dominée par le F-35, acheté par la majorité des alliés. L’arrivée d’un chasseur de sixième génération européen unique poserait deux questions :

  • comment l’intégrer dans un système de systèmes dominé par des standards américains ?
  • comment éviter que l’appareil européen ne soit perçu comme un concurrent direct des solutions US au détriment de l’interopérabilité ?

Sur le plan technique, un SCAF abouti — avec combat cloud, remotes carriers et capacités multi-domaine — pourrait parfaitement s’intégrer dans l’OTAN, pourvu qu’il respecte les standards de l’Alliance. Sur le plan politique, c’est plus délicat : un appareil très autonome, centré sur la souveraineté européenne, pourrait être vu comme un instrument de rééquilibrage face aux États-Unis.

La réalité est sans doute hybride :

  • l’appareil européen devra dialoguer avec des F-35, des AWACS, des drones américains ;
  • les Européens devront démontrer que le SCAF n’est pas un “caprice industriel”, mais un apport réel à la crédibilité de l’OTAN, notamment face à la Russie.

Les positions nationales et les marges de compromis

La position française : leadership, nucléaire et porte-avions

Pour Paris, le SCAF est la continuité logique du Rafale. La France vise un appareil capable de :

  • porter l’arme nucléaire aéroportée ;
  • être adapté à un futur porte-avions conventionnel à catapultes ;
  • garantir une indépendance complète sur les chaînes critiques (logiciels, brouillage, intégration d’armes).

Une production européenne unique est acceptable pour la France si elle conserve un rôle structurant sur le chasseur lui-même. C’est l’un des points de friction avec l’Allemagne.

La position allemande : partage équilibré et options alternatives

Berlin souhaite un partage plus équilibré du leadership, notamment via Airbus. L’Allemagne, déjà engagée sur le F-35 pour la mission nucléaire OTAN, pourrait être tentée de réduire la voilure sur un SCAF trop centré sur les besoins français.

En parallèle, certains signaux laissent entendre que l’Allemagne garde une porte entrouverte vers le GCAP, voire vers une solution propre si le SCAF échoue.

La position espagnole : arrimage au SCAF et à l’Eurofighter

Madrid a clairement indiqué sa priorité : moderniser l’Eurofighter et rester arrimé au SCAF, tout en écartant l’option F-35 pour le moment.
Une production européenne unique via le SCAF est donc, pour l’Espagne, l’option naturelle — à condition de conserver un rôle industriel significatif.

Les positions britannique et italienne : préférence GCAP

Le Royaume-Uni et l’Italie ont choisi le GCAP avec le Japon, avec un calendrier plus agressif (mise en service visée en 2035) et un montage industriel déjà bien avancé (joint-venture Edgewing, consortium électroniques G2E, etc.).

Pour ces pays, revenir vers un SCAF recomposé serait un retournement stratégique majeur, difficilement justifiable après avoir investi politiquement et industriellement dans GCAP.

La question clé : faut-il vraiment faire le SCAF ?

La réponse n’est pas binaire. On peut distinguer plusieurs niveaux.

  • Un SCAF complet comme chasseur unique européen
  • Avantage : symbole fort d’unité, standard unique, effets de série.
  • Limites : irréalisme politique (GCAP déjà très engagé), opposition possible de Londres et Rome, difficulté de fusionner deux cultures industrielles.
  • Un SCAF recentré sur le “système de systèmes”
  • Le SCAF pourrait devenir le cadre européen pour le combat cloud, les drones, les architectures de commandement, laissant aux États plus de liberté sur le chasseur (SCAF NGF, GCAP ou F-35).
  • Avantage : mutualisation des briques clés (data-fusion, IA, guerre électronique) tout en respectant les choix nationaux.
  • Limite : perte partielle de l’ambition d’un “avion unique”, mais gain de réalisme.
  • Un abandon progressif du chasseur SCAF au profit d’un patchwork
  • Certains scénarios évoquent un SCAF réduit où le NGF serait retardé, voire abandonné, au profit de Rafale et Eurofighter modernisés, complétés par des F-35 et, pour quelques pays, par le GCAP.
  • Avantage : moins de risques financiers immédiats, utilisation prolongée de plateformes éprouvées.
  • Limite : perte de compétence sur la conception d’un chasseur de 6e génération purement européen continental.

À la question “faut-il faire le SCAF ?”, la réponse la plus solide est peut-être : il est utile de préserver un socle SCAF – standards, cloud, drones, technologies critiques – mais l’ambition d’un chasseur unique pour toute l’Europe, à l’image de ce qu’avait été le projet Eurofighter, semble beaucoup moins réaliste dans un environnement où GCAP et F-35 se sont déjà installés.

En réalité, la véritable interrogation stratégique dépasse le SCAF lui-même. Elle porte sur le choix de l’Europe entre deux modèles : multiplier les programmes nationaux ou en petits clubs au risque de la dispersion, ou accepter des compromis industriels et politiques profonds pour converger vers quelques architectures vraiment partagées. Un chasseur de sixième génération européen unique serait un formidable accélérateur de souveraineté, mais il exigerait une clarté stratégique et une discipline collective qui font encore défaut. Tant que cette cohérence n’est pas au rendez-vous, l’idée restera plus un horizon souhaitable qu’un programme réalisable.

Sources

– Article “Future Combat Air System”, synthèse encyclopédique sur le SCAF (FCAS), 2024.
– Analyses Defense News et DGA sur l’évolution du SCAF et le passage au démonstrateur, 2024–2025.
– Articles Reuters sur les tensions franco-allemandes autour du FCAS et la feuille de route politique de fin 2025.
– Études et analyses (National Interest, Parliament Magazine, think tanks européens) sur le coût estimé du SCAF (≈100 Mds €) et les risques de duplication avec le GCAP.
– Dossiers officiels et industriels sur le Global Combat Air Programme (BAE Systems, Leonardo, Mitsubishi, JV Edgewing, G2E), 2023–2025.
– Article Breaking Defense sur la position espagnole privilégiant Eurofighter et FCAS, 2025.
– Articles d’analyse sur la montée en puissance du Rafale en Europe et la place croissante du F-35 dans l’OTAN, 2024–2025.

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