L’Armée américaine envisage de substituer ses brigades lourdes en Europe par des unités expéditionnaires de drones, plus mobiles et moins coûteuses.
En Résumé
Depuis près de huit décennies, la structure de l’Armée américaine repose sur la présence de brigades mécanisées lourdes destinées à défendre l’Europe. Mais face à la redéfinition des priorités stratégiques de Washington, certains experts, dont Benjamin Jensen du Center for Strategic and International Studies (CSIS), suggèrent un modèle radicalement différent : remplacer une partie de ces forces par des unités expéditionnaires de drones. Ces bataillons composés d’environ 250 militaires et 500 drones pourraient se déployer plus rapidement, opérer avec les forces européennes et limiter les coûts logistiques. Le concept, fondé sur une logique de substitution technologique, bouscule la doctrine classique de la dissuasion et ouvre la voie à une armée plus flexible, adaptée aux guerres technologiques du XXIᵉ siècle.
Le contexte stratégique de l’Armée américaine et de l’Europe
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont conçu leur armée autour de la défense du théâtre européen. Durant la Guerre froide, des dizaines de milliers de soldats étaient stationnés en Allemagne, en Italie ou en Grande-Bretagne pour contenir l’Union soviétique. Cette structure s’est traduite par un modèle lourd : divisions blindées, artillerie, et logistique massive.
Aujourd’hui, la donne a changé. Les priorités de Washington se déplacent. Sous l’administration Obama, la stratégie du pivot vers l’Asie a marqué un rééquilibrage vers le Pacifique. Les administrations suivantes ont mis l’accent sur la sécurité intérieure, les intérêts hémisphériques et la compétition dans l’Indo-Pacifique. Dans ce nouveau cadre, l’Europe n’est plus le cœur de la stratégie américaine.
Ce repositionnement pose un dilemme : que faire d’une armée conçue pour un conflit continental de grande ampleur ? C’est ici qu’intervient la proposition de Benjamin Jensen, directeur du Futures Lab du CSIS, qui avance une idée disruptive : utiliser les drones comme levier de substitution partielle aux forces terrestres.
La proposition de remplacement par des unités de drones
Jensen propose de réduire la présence permanente de brigades lourdes en Europe, coûteuses à entretenir et difficiles à déplacer, au profit de bataillons expéditionnaires de drones.
Il imagine une unité de 250 soldats dotée de 500 drones FPV (First-Person View) et octocoptères multirôles. Ces forces légères pourraient être déployées rapidement depuis les États-Unis ou pré-positionnées sur des bases européennes pour soutenir les alliés de l’OTAN.
Le concept repose sur une analogie économique : celle de la substitution. Comme un consommateur qui remplace un produit par un autre équivalent mais moins cher, l’armée pourrait substituer certains équipements ou missions classiques par des systèmes sans pilote, capables d’offrir une valeur opérationnelle similaire à moindre coût.
Dans cette architecture, les pays européens continueraient de fournir les forces terrestres classiques – chars, véhicules blindés, infanterie – tandis que les États-Unis apporteraient des capacités de frappe, de reconnaissance et de guerre électronique via leurs drones. Ce modèle favoriserait la réactivité, réduirait la logistique lourde et limiterait les coûts de stationnement permanent en Europe.
Analyse technique et chiffres clés
Sur le plan technique, les drones FPV et octocoptères offrent une grande modularité. Ils peuvent être configurés pour des missions d’observation, d’attaque ou de brouillage électronique. Leur faible coût unitaire – parfois inférieur à 10 000 euros pour un modèle tactique – permet une production en masse et une remplaçabilité rapide.
Jensen plaide toutefois pour ne pas abandonner les drones de moyenne altitude longue endurance (MALE) comme le MQ-1C Gray Eagle, dont l’endurance atteint 24 heures avec une capacité d’emport de huit missiles Hellfire. Ces appareils peuvent couvrir de larges zones et fournir un appui aérien permanent aux forces au sol.
Les calculs de Jensen reposent sur un bataillon de substitution de 250 personnes et 500 drones, contre 1 000 personnes pour un bataillon conventionnel. Cette réduction de 75 % des effectifs humains diminue drastiquement les coûts liés à l’hébergement, au transport et à la maintenance des équipements lourds.
Une brigade blindée américaine déployée en Europe représente aujourd’hui un coût annuel estimé à 2,3 milliards de dollars en opérations et soutien logistique. En comparaison, une force drone de taille équivalente nécessiterait un investissement initial important mais un coût d’entretien bien moindre à long terme.
Cette approche ne supprime pas le besoin en soldats, mais transforme leur rôle : opérateurs de systèmes, analystes de données, spécialistes en guerre électronique ou en cybersécurité.
Les conséquences pour l’OTAN et les forces européennes
Pour l’OTAN, cette évolution impliquerait un profond rééquilibrage des responsabilités. Les pays européens, notamment la Pologne, l’Allemagne ou la France, devraient assumer davantage de présence au sol, tandis que les États-Unis se concentreraient sur les capacités technologiques et de commandement.
Cette redistribution modifierait la dissuasion conventionnelle : au lieu d’un déploiement permanent de brigades blindées, Washington pourrait envoyer, en cas de crise, des brigades de drones modulaires capables de se déployer en quelques jours. Ce changement altère la « grammaire de la dissuasion » : l’effet psychologique ne repose plus sur la masse visible des troupes, mais sur la vitesse et la capacité de frappe instantanée.
Les États européens devraient en parallèle adapter leurs doctrines, investir dans des réseaux sécurisés et dans la guerre électronique pour soutenir ces nouveaux dispositifs. Cela suppose une coordination accrue entre les chaînes de commandement, les systèmes de communication et les protocoles d’engagement.
Enfin, cette stratégie soulève une question politique : que signifie la solidarité atlantique si la présence américaine devient virtuelle ? Pour certains alliés de l’Est, notamment les États baltes, la présence physique des troupes américaines est perçue comme un gage de sécurité irremplaçable.

Les limites et résistances du modèle
Malgré son attrait conceptuel, cette approche rencontre plusieurs limites opérationnelles.
Les drones restent vulnérables aux systèmes de défense aérienne modernes. L’expérience ukrainienne montre que les drones TB-2 Bayraktar ont été largement neutralisés par les radars et brouilleurs russes. La prolifération de la guerre électronique rend la communication entre drones et opérateurs plus complexe et plus risquée.
Les coûts cachés de cette transition sont également considérables : infrastructures de données, maintenance des systèmes, formation des opérateurs et cybersécurité. À cela s’ajoutent des contraintes juridiques et éthiques liées à l’emploi d’armes autonomes ou semi-autonomes.
Enfin, un risque stratégique demeure : celui d’une dissuasion affaiblie. Une brigade visible dans un pays allié exerce une influence politique et symbolique que ne peut pas reproduire une flotte de drones. Les dirigeants européens pourraient craindre une « américanisation technologique » qui ne compense pas l’absence de soldats américains sur le terrain.
Les perspectives d’évolution et scénarios possibles
Trois trajectoires sont envisageables.
Premier scénario : la phase expérimentale.
L’Armée américaine teste le concept par des unités pilotes, intégrées aux forces existantes. Les résultats déterminent la faisabilité du modèle drone-centré.
Deuxième scénario : la substitution progressive.
Certaines brigades lourdes sont redéployées hors d’Europe, remplacées par des forces drones stationnées temporairement ou par rotation. Les alliés européens renforcent leurs propres moyens terrestres.
Troisième scénario : la transformation complète.
L’Europe devient un théâtre secondaire pour Washington. Les drones forment la base de la dissuasion, tandis que les États-Unis concentrent leurs efforts sur l’Indo-Pacifique. Ce scénario suppose une autonomie accrue des Européens, mais aussi une coordination technologique inédite.
Dans tous les cas, la clé sera la capacité de l’Armée américaine à intégrer les drones dans une logique multi-domaines : terre, air, cyber, espace et électronique. C’est déjà la mission de structures comme la 2nd Multi-Domain Task Force basée en Allemagne, qui combine guerre électronique, missiles longue portée et capacités de renseignement inter-armées.
Les implications pour la défense et l’innovation
Cette mutation reflète une tendance mondiale : la guerre devient technologique, connectée et pilotée par les données.
Les armées modernes se réorganisent autour de l’intelligence artificielle, de la guerre électronique, et de la fusion de capteurs.
Les budgets s’adaptent : aux États-Unis, le Département de la Défense consacre désormais plus de 14 milliards de dollars par an à la robotisation, à l’autonomie et à l’IA militaire.
Les partenariats industriels s’intensifient également. Des entreprises comme Anduril Industries, Shield AI ou Rheinmetall développent des essaims de drones autonomes et des plateformes logicielles de coordination. Ces technologies, déjà testées dans le Pacifique et au Moyen-Orient, pourraient être intégrées aux forces américaines stationnées en Europe.
Enfin, ce basculement vers le drone redéfinit la relation entre technologie et puissance. La mobilité, la flexibilité et la résilience numérique remplacent la présence physique et la masse comme fondements de la dissuasion.
Le concept d’une armée allégée, partiellement robotisée, ouvre une ère où les drones deviennent des acteurs centraux du combat terrestre et aérien. Si cette évolution promet efficacité et économie, elle interroge aussi la nature du pouvoir militaire au XXIᵉ siècle : moins visible, plus rapide, mais peut-être aussi plus fragile.
Sources
– Military Times, « Drones could replace large US Army units in Europe, expert suggests ».
– Center for Strategic and International Studies (CSIS), « Drone Substitutes: Rethinking Landpower for an America First Foreign Policy ».
– Financial Times, rapport sur la coopération Anduril–Rheinmetall.
– U.S. Department of Defense, Budget FY2025 – Section AI, Autonomy & Robotics.
– RAND Corporation, « The Future of U.S. Army Posture in Europe ».
– Defense News, dossiers sur la 2nd Multi-Domain Task Force et la transformation de l’US Army.
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