La Suède et l’Ukraine signent une lettre d’intention pour la livraison de jusqu’à 150 chasseurs Gripen E. Un tournant majeur, mais de nombreux défis subsistent.
En résumé
Le 22 octobre 2025, à Linköping (Suède), le Premier ministre suédois Ulf Kristersson et le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy ont signé une lettre d’intention (LOI) portant sur la possible vente de 100 à 150 chasseurs multirôles Saab JAS 39 Gripen E à l’Ukrainian Air Force. Ce contrat potentiel marquerait la première acquisition majeure d’avions neufs pour l’Ukraine depuis son indépendance en 1991. Le choix du Gripen s’explique par sa rapidité d’entretien, sa capacité à opérer depuis des pistes sommaires et son coût inférieur aux chasseurs de 5e génération. Toutefois, aucun calendrier ferme ni schéma de financement n’a encore été établi, et les défis techniques, logistiques ou budgétaires restent nombreux. L’enjeu pour Kyiv est de reconstruire une force aérienne moderne capable de remplacer progressivement ses flottes russes héritées. Ce premier pas suédo-ukrainien ouvre une nouvelle ère pour la défense aérienne ukrainienne dans un contexte de guerre prolongée.
Le contexte et les motivations du choix du Gripen
L’Ukraine est engagée dans un conflit prolongé depuis l’invasion russe de 2022. Sa force aérienne repose jusque-là largement sur des appareils d’origine soviétique — tels que le MiG-29 ou le Su-27 — pour lesquels les pièces, l’entretien et les munitions deviennent de plus en plus difficiles à obtenir. Le besoin d’un chasseur occidental polyvalent, capable d’opérer dans un environnement contesté, s’est imposé. Le Gripen E, version modernisée de la famille Gripen, est proposé comme solution pragmatique : doté de moteurs Geared Turbofan, d’un radar AESA, de capacités de guerre électronique renforcées, il apparaît adapté aux exigences du théâtre ukrainien. Selon plusieurs sources, le coût unitaire est estimé à environ 85 millions de dollars l’unité dans certains scénarios.
Le choix du Gripen est aussi tactique : il peut opérer depuis des pistes courtes — voire des routes — ce qui est crucial pour l’Ukraine dont les bases sont souvent menacées par missiles ou drones adverses. Ainsi l’avion pourrait réduire sa vulnérabilité au sol en opérant de façon dispersée. La Suède, par cette coopération, cherche à renforcer non seulement ses liens avec l’Ukraine mais aussi sa propre industrie d’armement (Saab AB) et sa place au sein de l’OTAN élargie.
Le contenu de la lettre d’intention et les grandes lignes de l’accord
Lors de la signature, Kristersson a précisé que la LOI ne constitue pas un contrat ferme mais un premier pas vers un accord à grande échelle. Le chiffre mentionné est une fourchette de 100 à 150 appareils. L’accord prévoit une coopération aérienne plus large entre les deux nations, incluant des échanges d’expérience et de formation. Le communiqué indique que l’Ukraine « bénéficiera de l’expérience unique de combat aérien » et que la Suède « contribuera au développement d’une future force aérienne ukrainienne moderne ».
Concernant le calendrier, Zelenskyy a évoqué l’espoir d’un début de livraison dès 2026, mais plusieurs observateurs préviennent que cela reste optimiste. Le financement reste flou : certains évoquent l’usage d’avoirs russes gelés ou d’un « coalition of the willing » parmi les alliés occidentaux pour participer au coût.
L’intégration du Gripen dans l’armée de l’air ukrainienne : défis et scénarios
L’Ukraine envisage désormais d’intégrer une flotte de chasseurs occidentaux aux côtés de ses premiers F-16 et Mirages 2000. Le Gripen serait un élément central de cette transition. Toutefois, plusieurs défis se posent :
Standardisation et compatibilité
L’Ukraine devra absorber non seulement les avions mais aussi tout l’écosystème : maintenance, logistique, pièces de rechange, munitions, formation des pilotes et techniciens. Le Gripen E représente une génération très différente des appareils ukrainiens d’ancienne génération. Le passage exigera un effort considérable.
Infrastructure et entraînement
Pour opérer le Gripen efficacement, des infrastructures modernisées sont nécessaires : pistes adaptées, système de ravitaillement, simulateurs, formation de l’équipage. Le fait que l’avion puisse utiliser des strips routiers est un atout, mais seul ne suffit pas à garantir une opération optimale.
Phases de livraison et transition
Un scénario plausible : premières livraisons d’appareils légèrement d’occasion ou d’anciens modèles Gripen C/D en attendant les lots neufs E. Le document indique que l’accord pourrait s’étaler sur 10 à 15 ans. L’Ukraine devra donc gérer cette période de transition tout en menant les opérations en cours.
Coût total et financement
À environ 85 millions de dollars l’unité pour le modèle E, l’achat de 100 à 150 appareils représenterait un engagement de 8,5 à 12,8 milliards de dollars, sans compter les systèmes associés, formation et soutien logistique. Le financement pourrait venir d’avoirs russes gelés, d’aides internationales ou de mécanismes européens.
Intégration dans la doctrine opérationnelle ukrainienne
L’immédiateté opérationnelle impose qu’un certain nombre d’appareils soit amené rapidement. Le Gripen, avec sa capacité à opérer depuis des bases improvisées, correspond à la doctrine ukrainienne de résilience et dispersion. Il faudra toutefois que l’Ukraine aligne ses tactiques, ses munitions, ses doctrines avec celles du constructeur suédois et de ses alliés.
Pourquoi ce nombre (100-150) et quels impacts stratégiques ?
L’ampleur de l’ordre — jusqu’à 150 appareils — est remarquable : c’est la plus grande exportation de Gripen jamais envisagée. Cette quantité permettrait à l’Ukraine de former un noyau stratégique de chasseurs modernes, multipliant la densité et la résilience de sa force aérienne. Avec 100 appareils, l’Ukraine disposerait d’une flotte supérieure à celle qu’elle détient actuellement (quelques dizaines de MiG-29 et autres).
Stratégiquement, cela renforcerait la position de Kyiv face à la Russie : capacité accrue de supériorité aérienne, frappes plus efficaces, dissuasion renforcée. Pour la Suède, cela signifie un renforcement de sa place dans l’OTAN, un soutien crédible à l’Ukraine et un important contrat pour Saab. Pour l’industrie européenne de défense, c’est l’un des plus grands programmes de chasseurs en Europe depuis longtemps.

Les défis restant à relever : calendrier, financement, production
Plusieurs obstacles demeurent :
Calendrier : Aucun engagement ferme sur les premières livraisons. L’ordre pourrait s’étaler sur 10 à 15 ans. La vitesse d’arrivée dépend de la capacité de production de Saab (environ 20 à 30 appareils par an selon estimations) et de la priorité donnée à ce contrat.
Financement : Bien que l’idée d’utiliser les avoirs russes gelés soit évoquée, la mise en œuvre reste complexe. Le contrat global pourrait nécessiter des dizaines de milliards d’euros.
Production et industrialisation : Saab doit augmenter sa cadence de production, garantir les approvisionnements, les chaînes d’assemblage et la livraison de systèmes associés (radars, électronique, logistique).
Formation et cadre opérationnel : Les pilotes ukrainiens, les techniciens, les infrastructures doivent être préparés. Des essais ont déjà eu lieu en Suède.
Compatibilité avec le théâtre et la guerre en cours : L’Ukraine est toujours engagée dans un conflit. La mise en service de nouvelles plateformes doit s’accompagner d’une transition sans rupture de capacité.
L’intérêt industriel pour Saab et le secteur européen
Pour la société Saab, ce potentiel contrat est majeur : jamais auparavant un opérateur n’avait commandé un tel volume de Gripen. Le marché de 100 à 150 appareils représente un saut qualitatif et quantitatif. Pour l’Europe, cela renforce l’industrie de défense face à la concurrence américaine et russe. Pour l’Ukraine, cela signale que le pays peut désormais devenir un client de première ligne pour des technologies de combat occidentales, et non seulement un receveur d’aides.
Pourquoi maintenant et quelle symbolique politique ?
Le choix de cette annonce intervient dans un contexte politique fort : l’Ukraine cherche à sécuriser son avenir à long terme face à la Russie, la Suède veut affirmer son rôle dans la défense européenne et la coopération transatlantique. Le fait que l’annonce se fasse à Linköping, usine de production du Gripen, entre les deux chefs d’État, souligne la dimension politique autant que militaire. Cela envoie un message clair : l’Ukraine se tourne résolument vers l’Ouest et la modernisation de sa force aérienne est une priorité.
Impacts pour la force aérienne ukrainienne et ses adversaires
Sur le terrain, l’arrivée éventuelle du Gripen pourrait modifier la dynamique : capacité accrue de patrouille, interception, frappe, et meilleure survie des appareils grâce à la doctrine de dispersion. Pour l’adversaire russe, cela signifie que Kyiv pourrait accroître sa capacité à harceler la logistique, protéger ses aérodromes, contester la supériorité aérienne.
Pour l’Ukraine, l’enjeu est d’éviter la dépendance exclusive à un seul type d’avion ou à un seul fournisseur. Elle devra maintenir ses avions existants, en introduire de nouveaux, et assurer la diversification : le Gripen va s’ajouter aux F-16 et Mirages.
Une étape stratégique vers la reconstruction aérienne
Cette lettre d’intention pour 100 à 150 Gripen E marque une étape majeure pour l’armée de l’air ukrainienne. Elle traduit une ambition élevée : disposer d’une flotte moderne, compatible ou alignée avec l’Ouest, et capable de s’engager dans un conflit de haute intensité. Mais elle ne résout pas encore les questions fondamentales : financement, calendrier réaliste, production, intégration opérationnelle et logistique.
La route est encore longue — 10 à 15 ans sont évoqués pour la mise en œuvre complète. Mais ce qui est désormais clair, c’est que l’Ukraine envisage de rompre définitivement avec ses aéronefs soviétiques et s’engage dans une trajectoire de modernisation occidentale. Le Gripen pourrait devenir le pivot de cette nouvelle force aérienne ukrainienne, à condition que tous les maillons — industrie, formation, finances, infrastructure — se mettent en mouvement sans friction.
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