
Les acteurs technologiques comme Palantir et Anduril contestent les géants traditionnels de la défense et appellent à refonder la base industrielle militaire des États-Unis.
En résumé
Un débat stratégique s’intensifie aux États-Unis entre les start-ups technologiques de la côte Ouest – telles que Palantir et Anduril – et les géants historiques de l’armement comme Lockheed Martin ou Northrop Grumman. Ces nouveaux entrants dénoncent la lenteur d’innovation et la priorité donnée aux dividendes dans les grands groupes, qu’ils jugent inadaptés à l’environnement géopolitique actuel marqué par la guerre en Ukraine, la rivalité avec la Chine et les tensions au Moyen-Orient.
Dans un manifeste intitulé The Defense Reformation, Shyam Sankar, directeur technologique de Palantir, appelle à une renaissance de la base industrielle américaine, en plaçant le logiciel au cœur de la puissance militaire. Ce clivage révèle des divergences profondes sur le rôle de l’État fédéral, les priorités budgétaires et la manière de préparer l’armée américaine à un conflit de haute intensité.
Le contexte géopolitique et l’alerte de la Silicon Valley
L’intervention de Shyam Sankar s’inscrit dans un climat international tendu. L’invasion de l’Ukraine par la Russie, les attaques iraniennes contre des bases américaines, les tensions en mer de Chine méridionale et l’attaque du 7 octobre en Israël constituent, selon lui, les symptômes d’une « guerre froide chaude ».
Pour ce dirigeant, le système américain n’est plus capable de produire suffisamment de navires, de sous-marins, de munitions et d’avions pour répondre à une crise majeure. Il attribue cette vulnérabilité à la structure actuelle du capitalisme américain, qu’il considère dominé par la recherche de rentabilité financière au détriment de l’innovation technique.
Cette critique vise directement les grands contractants de défense – les “primes” – dont Lockheed Martin, Northrop Grumman ou Raytheon. Sankar les accuse d’être dirigés par des équipes davantage tournées vers la gestion financière que vers l’ingénierie et le développement de capacités industrielles. Dans ses interventions publiques, il souligne que le Département de la Défense subventionne des entreprises privées qui ne présentent ni l’efficacité d’une économie planifiée ni la dynamique d’un marché réellement concurrentiel.
Cette prise de position est révélatrice d’un glissement idéologique : une partie de l’élite technologique de la Silicon Valley estime que le danger pour la sécurité américaine vient moins du manque de financements que de la structure de gouvernance industrielle et de l’inertie des fournisseurs historiques.
La montée des nouveaux acteurs technologiques
Palantir, fondée en 2003 par Peter Thiel, s’est d’abord imposée dans l’analyse de données massives pour les services de renseignement et de sécurité. Son logiciel Gotham a été utilisé pour la lutte contre le terrorisme et dans le suivi logistique des forces armées. L’entreprise a capitalisé sur cette expertise pour proposer des plateformes de fusion de données tactiques, destinées à améliorer la prise de décision sur le champ de bataille.
De son côté, Anduril Industries, fondée en 2017 par Palmer Luckey, a choisi de développer du matériel militaire centré sur le logiciel, comme le drone-intercepteur Anvil, les tours de surveillance autonomes et le système d’opérations Lattice, capable de coordonner des essaims de drones. L’entreprise met en avant des cycles de développement rapides et un modèle de production proche de celui du secteur technologique civil.
Ces entreprises critiquent les lourdeurs bureaucratiques des procédures d’acquisition traditionnelles et promeuvent une approche itérative, où les systèmes sont testés et améliorés rapidement, quitte à accepter un taux d’échec initial plus élevé. Elles soutiennent que la puissance militaire du futur repose sur le logiciel : l’intelligence artificielle, la robotique, l’optimisation logistique et le traitement massif des données.
Le cœur du débat : la réindustrialisation et le rôle de l’État
Dans son manifeste, Sankar affirme que le véritable défi n’est pas seulement le budget, mais la capacité industrielle : produire rapidement des quantités suffisantes de systèmes d’armes. Il déplore que les initiatives récentes de réindustrialisation comme le CHIPS Act ou l’Inflation Reduction Act – dont le coût combiné reste inférieur à la moitié du budget annuel de la défense américaine, soit environ 430 milliards d’euros – n’aient pas résolu le problème de la dépendance aux chaînes d’approvisionnement étrangères ni de l’atonie des grands groupes de défense.
Cette critique met en évidence un dilemme : les grandes entreprises possèdent l’infrastructure et le savoir-faire pour fabriquer des systèmes complexes comme les avions de chasse ou les sous-marins, mais elles sont jugées trop lentes et trop concentrées sur la rentabilité pour soutenir un effort de mobilisation rapide.
Les partisans de la Silicon Valley considèrent que l’innovation doit venir d’entreprises plus petites et plus agiles, soutenues par des contrats publics plus flexibles et des partenariats plus étroits avec les forces armées. Cette vision suppose néanmoins que l’État accepte de revoir ses processus de certification, de gestion des risques et de sécurité, ce qui soulève des interrogations sur la souveraineté industrielle et la sécurité des chaînes logicielles.

Les enjeux financiers et l’efficacité du modèle proposé
Le budget de la défense des États-Unis a atteint près de 850 milliards d’euros en 2024, dont une part importante est absorbée par l’entretien et le renouvellement des programmes existants. Les promoteurs du changement estiment que cette structure budgétaire limite les marges pour financer des projets innovants et favorise le statu quo des grands industriels.
Sankar et ses alliés plaident pour que le gouvernement oriente davantage de financements vers des solutions logicielles et autonomes, moins coûteuses à produire en masse. Ils soulignent que des systèmes de drones autonomes peuvent être fabriqués pour quelques centaines de milliers d’euros l’unité, contre plusieurs dizaines de millions pour un avion de chasse moderne.
Cette approche promet un rapport coût-efficacité plus favorable pour les scénarios de guerre d’attrition, comme en Ukraine, où la consommation d’équipements est massive et continue. Elle suppose cependant de disposer d’infrastructures fiables pour la cyberdéfense, la maintenance et la formation des opérateurs, ainsi que d’un réseau industriel capable de produire rapidement des composants électroniques avancés, un domaine où les États-Unis demeurent partiellement dépendants des importations asiatiques.
Les conséquences pour l’équilibre industriel et stratégique américain
La contestation menée par Palantir et Anduril pourrait modifier la structure du complexe militaro-industriel américain, historiquement dominé par quelques grands contractants. Si les idées de Sankar s’imposaient, une part plus importante des programmes futurs serait confiée à des acteurs numériques, réduisant le poids des « primes ».
Une telle évolution renforcerait la réactivité technologique des forces armées américaines et leur capacité à intégrer rapidement de nouvelles solutions d’intelligence artificielle, de robotique et de guerre en essaim. Mais elle créerait aussi des tensions : les industriels traditionnels disposent d’une influence politique considérable, liée à l’emploi et aux chaînes de sous-traitance dans plusieurs États clés.
À l’échelle internationale, l’adoption d’un modèle plus agile par les États-Unis accentuerait l’écart avec les pays européens, dont les processus d’acquisition sont souvent plus lents et plus centralisés. Cela pourrait aussi renforcer la dépendance des alliés vis-à-vis des technologies américaines, compliquant les projets coopératifs comme le SCAF/FCAS franco-germano-espagnol.
Une rivalité qui façonnera l’avenir de la défense
Le débat ouvert par The Defense Reformation illustre un changement d’époque dans la culture stratégique américaine. Il ne s’agit pas seulement de remplacer des matériels, mais de repenser le rôle de l’innovation privée et la relation entre l’État et l’industrie dans la préparation de la guerre.
Si la Silicon Valley parvient à convaincre le Pentagone d’adopter son approche, l’armée américaine pourrait bénéficier de cycles technologiques plus rapides et d’une adaptation plus souple aux menaces. Si, au contraire, le système actuel perdure, le risque est de voir l’écart se creuser entre le volume d’équipements nécessaires dans un conflit prolongé et les capacités réelles de production.
L’enjeu dépasse la rivalité entre entreprises : il pose la question de la résilience de la base industrielle des démocraties face à des adversaires capables de mobiliser rapidement leurs ressources nationales. Les choix faits dans les prochaines années détermineront la capacité des États-Unis à rester le moteur de l’innovation de défense occidentale.
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