Le SCAF promet un combat collaboratif fondé sur les réseaux et les logiciels, mais ces briques clés cristallisent les tensions de souveraineté et de propriété intellectuelle.
En résumé
Le Système de combat aérien du futur (SCAF) repose moins sur un avion que sur une architecture numérique. Le cœur du programme n’est pas uniquement le NGF, mais un ensemble de logiciels, de réseaux de données et d’algorithmes destinés à permettre le combat collaboratif entre avions pilotés, drones et capteurs. C’est précisément cette dimension qui concentre les inquiétudes industrielles et politiques. La maîtrise du code, des architectures de communication et des données opérationnelles conditionne la souveraineté militaire, la liberté d’emploi et l’autonomie stratégique. Entre la France et l’Allemagne, les divergences portent moins sur la cellule ou les moteurs que sur la gouvernance de ces briques numériques. Des mécanismes de cloisonnement, de répartition de responsabilités et de protection de la propriété intellectuelle ont été imaginés, mais ils restent fragiles. Pour Berlin, accéder à ces technologies représente un levier industriel majeur. Pour Paris, le risque est de diluer un savoir-faire stratégique accumulé depuis plusieurs décennies.
Le combat collaboratif au cœur du SCAF
Le combat collaboratif est présenté comme la rupture majeure du SCAF. Il ne s’agit plus d’un avion isolé, mais d’un système de systèmes. Le NGF, les drones d’accompagnement, les satellites, les capteurs au sol et les centres de commandement doivent partager l’information en temps réel. L’objectif est d’accélérer la boucle décisionnelle, de saturer l’adversaire et de maximiser l’efficacité collective.
Dans ce modèle, la supériorité ne repose plus uniquement sur la performance cinématique ou la furtivité. Elle dépend de la capacité à collecter, fusionner et distribuer des données en quelques secondes. Le pilote devient un gestionnaire de combat, assisté par des algorithmes capables de hiérarchiser les menaces et de proposer des options tactiques.
Cette promesse explique l’ambition du programme. Elle explique aussi pourquoi les logiciels et les réseaux sont devenus le champ de bataille principal entre partenaires industriels.
Les briques technologiques les plus sensibles
Contrairement aux apparences, la cellule d’un avion ou son moteur sont aujourd’hui des technologies maîtrisées, certes complexes, mais relativement bien encadrées contractuellement. Les logiciels posent un problème différent. Ils évoluent en permanence. Ils intègrent des briques d’intelligence artificielle, de traitement massif de données et de cybersécurité.
Dans le SCAF, plusieurs couches sont critiques. D’abord, les réseaux de communication sécurisés, capables de fonctionner en environnement brouillé ou dégradé. Ensuite, les logiciels de fusion de données, qui transforment des flux hétérogènes en une image tactique exploitable. Enfin, les algorithmes d’aide à la décision, qui touchent directement à la conduite des opérations.
Ces briques conditionnent l’autonomie opérationnelle. Celui qui contrôle le code contrôle les règles du combat. C’est pour cette raison qu’elles sont perçues comme plus sensibles que n’importe quel composant matériel.
La souveraineté numérique comme ligne rouge
Pour la France, la souveraineté ne se limite pas à l’assemblage final d’un avion. Elle inclut la maîtrise complète des architectures logicielles critiques. L’expérience du F-35 a profondément marqué les états-majors européens. La dépendance vis-à-vis de systèmes fermés, contrôlés par un acteur extérieur, limite la liberté d’emploi et complique l’évolution autonome des capacités.
Dans le cadre du SCAF, la crainte est claire. Un partage trop large des codes sources ou des droits d’accès pourrait conduire à une perte de contrôle sur des fonctions essentielles. À terme, cela pourrait limiter la capacité d’un pays à adapter seul le système à ses besoins opérationnels ou à ses choix politiques.
Cette inquiétude explique la fermeté française sur certaines briques, notamment celles liées à l’architecture globale du combat collaboratif.

Les mesures envisagées pour protéger la propriété intellectuelle
Face à ces tensions, plusieurs mécanismes ont été discutés. Le premier repose sur une répartition stricte des responsabilités industrielles. Chaque nation serait responsable de certains piliers, avec une propriété intellectuelle clairement définie. Ce modèle vise à éviter une dilution totale du savoir-faire.
Un second levier est le cloisonnement des codes. Les interfaces seraient partagées, mais pas nécessairement les algorithmes internes. Cette approche permet une interopérabilité sans transparence totale. Elle est déjà utilisée dans certains programmes multinationaux, mais elle reste complexe à gérer dans un système aussi intégré que le SCAF.
Enfin, des accords contractuels spécifiques sur l’usage, la modification et l’exportation des logiciels ont été envisagés. Ils cherchent à encadrer juridiquement ce que la technique ne peut pas toujours verrouiller.
Une source de tensions structurelles dans le programme
Ces questions ne sont pas secondaires. Elles ont déjà provoqué des blocages, des retards et des crispations politiques. Le SCAF n’est pas seulement un projet technologique. C’est un compromis permanent entre visions industrielles et stratégiques différentes.
La France aborde le programme avec une culture de maîtrise nationale des systèmes de combat, héritée du Rafale et de la dissuasion nucléaire. L’Allemagne, de son côté, privilégie une logique plus collaborative, dans laquelle le partage technologique est vu comme un moyen de renforcer l’industrie européenne dans son ensemble.
Ces deux approches ne sont pas incompatibles, mais elles génèrent des frictions. Le combat collaboratif, par sa nature même, rend ces frictions visibles et difficiles à contourner.
Les intérêts stratégiques de l’Allemagne
Pour Berlin, l’accès aux technologies du combat collaboratif représente un enjeu majeur. L’industrie allemande, très forte dans certains domaines, accuse un retard relatif dans les architectures de systèmes de combat aérien intégrés. Le SCAF est perçu comme une opportunité de montée en gamme.
Maîtriser des briques logicielles critiques permettrait à l’Allemagne de renforcer sa base industrielle et technologique de défense. Cela offrirait aussi une capacité accrue à peser dans les futurs programmes européens, au-delà du seul SCAF.
Sur le plan militaire, ces technologies sont essentielles pour intégrer pleinement la Bundeswehr dans des opérations de haute intensité. Elles conditionnent l’interopérabilité avec les alliés et la capacité à opérer dans un environnement saturé d’informations.
Une dépendance mutuelle difficile à éviter
Malgré les tensions, aucun partenaire ne peut avancer seul. Le combat collaboratif exige une interopérabilité profonde. Un système fragmenté, où chaque nation protégerait excessivement ses briques, perdrait une partie de sa valeur opérationnelle.
C’est là toute l’ambiguïté du SCAF. La souveraineté absolue est incompatible avec un système véritablement collaboratif. À l’inverse, un partage sans garde-fous affaiblirait l’autonomie stratégique nationale.
Le compromis recherché est donc instable par nature. Il repose autant sur la confiance politique que sur des clauses contractuelles et des solutions techniques.
Le risque d’un combat collaboratif sous-performant
Un autre enjeu, moins souvent évoqué, est celui de la performance finale. Des compromis excessifs sur les logiciels pourraient conduire à un système moins réactif, moins agile, donc moins efficace face à des adversaires qui, eux, n’ont pas les mêmes contraintes politiques.
Les États-Unis et la Chine investissent massivement dans des architectures intégrées, avec une gouvernance centralisée. Le SCAF doit trouver un modèle capable de rivaliser sans se perdre dans la complexité bureaucratique.
Si le combat collaboratif devient un empilement de sous-systèmes négociés, il risque de ne pas tenir ses promesses opérationnelles.
Une équation politique autant que technologique
Le débat sur les logiciels et les réseaux du SCAF dépasse largement le cadre industriel. Il pose une question fondamentale: jusqu’où les États européens sont-ils prêts à partager leur souveraineté pour construire une capacité commune crédible?
Le combat collaboratif est un multiplicateur de puissance. Mais il est aussi un révélateur des lignes de fracture européennes. La capacité à trancher ces questions conditionnera non seulement l’avenir du SCAF, mais plus largement la crédibilité de l’Europe comme acteur militaire autonome.
Dans ce programme, le véritable avion du futur est invisible. Il est fait de lignes de code, de protocoles et de règles d’accès. Et c’est précisément pour cela qu’il fait peur.
Sources
- Déclarations officielles du ministère français des Armées
- Communiqués institutionnels de Dassault Aviation, Airbus Defence and Space
- Rapports parlementaires français et allemands sur le SCAF
- Analyses spécialisées en défense européenne et systèmes de combat aérien
- Publications académiques sur le combat collaboratif et la souveraineté numérique
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