Pourquoi Washington a redéployé ses bombes nucléaires à Lakenheath

Pourquoi Washington a redéployé ses bombes nucléaires à Lakenheath

Les États-Unis ont réinstallé des bombes nucléaires B61 à RAF Lakenheath en juillet 2025. Cette décision réintroduit une capacité nucléaire aéroportée en Grande-Bretagne et renforce la dissuasion de l’OTAN face à la Russie.

En résumé

En juillet 2025, des bombes nucléaires américaines de type B61-12 ont été discrètement redéployées sur la base de RAF Lakenheath, dans l’est de l’Angleterre. C’est la première présence confirmée ou jugée hautement probable d’armes nucléaires américaines sur le sol britannique depuis 2008. Cette base accueille aujourd’hui le 48th Fighter Wing de l’US Air Force, qui aligne des F-15E Strike Eagle et des F-35A Lightning II, deux types d’avions qualifiés pour l’emport et la mise en œuvre de la B61. Ce retour change l’architecture de la dissuasion nucléaire tactique de l’OTAN en Europe. Il rapproche l’arme nucléaire américaine du théâtre européen, à portée directe du territoire russe, et il envoie un message stratégique : l’Alliance atlantique est prête à employer une force nucléaire dite « non stratégique » en cas d’escalade majeure. Londres assume à nouveau un rôle actif dans la mission nucléaire partagée, alors que la Russie multiplie les signaux de pression militaire à la frontière orientale de l’OTAN.

Le retour physique des bombes américaines sur le sol britannique

La présence d’armes nucléaires américaines à RAF Lakenheath avait cessé en 2008, après la fin de la Guerre froide et la baisse de la menace perçue. Les États-Unis avaient démantelé progressivement l’infrastructure opérationnelle sur place. Au début des années 2000, la base disposait encore de 33 voûtes de stockage souterraines (Weapons Storage and Security System) capables d’héberger jusqu’à 110 bombes nucléaires du type B61 prêtes à l’emport par les F-15E du 48th Fighter Wing. Des sources ouvertes indiquent qu’en juillet 2025, plusieurs bombes B61-12 ont été transférées depuis Kirtland Air Force Base, au Nouveau-Mexique, qui abrite le centre nucléaire de l’US Air Force, vers Lakenheath. Des vols de C-17 Globemaster III ont été suivis entre les États-Unis et le Royaume-Uni autour du 15-25 juillet 2025, sans vol retour identifié. Les autorités américaines et britanniques appliquent la règle classique du « ni confirmer ni infirmer ». Mais les indices convergent : rénovation des abris durcis, création d’installations de « surety » (sûreté nucléaire et contrôle physique), procédures de sécurité renforcées, et réactivation explicite de la mission nucléaire au sein de la 48th Fighter Wing.
Pour le Royaume-Uni, c’est un changement majeur. Le pays n’accueillait plus officiellement d’armes nucléaires américaines depuis près de 17 ans. Le stockage à nouveau de bombes à gravité B61-12 sur son territoire réinstalle le Royaume-Uni au cœur de la dissuasion nucléaire tactique de l’OTAN.

La base de RAF Lakenheath, pivot nucléaire avancé de l’OTAN

RAF Lakenheath est une base américaine opérée au Royaume-Uni, située dans le Suffolk, à environ 110 kilomètres au nord-est de Londres. Elle abrite le 48th Fighter Wing de l’US Air Force. Cette unité est particulière dans l’USAFE (United States Air Forces in Europe) pour une raison simple : elle aligne à la fois des F-15E Strike Eagle et des F-35A Lightning II.
Les F-15E Strike Eagle restent une plateforme d’attaque biplace à long rayon d’action, capable d’acheminer une charge nucléaire B61 à basse altitude et haute vitesse. Cet avion, entré en service à la fin des années 1980, est encore considéré comme l’un des vecteurs nucléaires tactiques les plus crédibles de l’US Air Force en Europe.
Les F-35A Lightning II du 495th Fighter Squadron, réactivé en 2021 à Lakenheath, apportent autre chose : la capacité furtive. Le F-35A a été certifié pour l’emport de la B61-12 en 2023. Il devient ainsi le premier chasseur furtif de cinquième génération qualifié pour une mission nucléaire tactique. Sa faible signature radar, sa fusion de capteurs et sa capacité à pénétrer des bulles de défense aérienne modernes le rendent pertinent face aux systèmes sol-air avancés déployés par la Russie.
Le fait que ces deux vecteurs – F-15E et F-35A – opèrent depuis la même base, à portée directe du flanc Est de l’OTAN, rend RAF Lakenheath unique. Cette combinaison n’existe nulle part ailleurs en Europe. C’est un message militaire clair adressé à Moscou : l’OTAN dispose d’une capacité de frappe nucléaire aéroportée flexible déjà sur le théâtre européen, sans délai stratégique.

L’arme B61-12, un outil nucléaire tactique modulable

La bombe B61 est une arme nucléaire à gravité entrée en service dans les années 1960 et continuellement modernisée. La version B61-12 est aujourd’hui l’itération standard dite « tactique » ou « à faible puissance sélective ». Elle est équipée d’un kit de guidage qui améliore sa précision et d’une puissance ajustable (« dial-a-yield ») allant de quelques kilotonnes à plusieurs dizaines de kilotonnes. Pour comparaison : la bombe d’Hiroshima était d’environ 15 kilotonnes.
L’intérêt militaire est évident : une arme plus précise peut, en théorie, utiliser un rendement plus faible tout en restant crédible contre une cible militaire durcie (poste de commandement, concentration blindée, nœud logistique). Cela nourrit un débat stratégique : en améliorant la précision et en offrant des rendements plus faibles, on rend l’arme nucléaire plus « utilisable » dans un scénario d’escalade régionale limitée.
La doctrine nucléaire de l’OTAN prévoit l’emploi possible d’armes dites non stratégiques – c’est-à-dire de portée et de rendement inférieurs aux missiles balistiques intercontinentaux – pour stopper une offensive conventionnelle majeure. En clair : si une force mécanisée appuyée par Moscou franchit massivement une frontière de l’OTAN, l’Alliance veut garder la faculté de menacer une frappe nucléaire ciblée pour forcer l’arrêt. Cette logique existait déjà pendant la Guerre froide. Elle est réaffirmée aujourd’hui.
Le retour de la B61-12 au Royaume-Uni élargit le maillage géographique de ces armes en Europe. On estime qu’environ 125 à 130 bombes B61 sont déjà prépositionnées en Europe continentale dans le cadre du partage nucléaire de l’OTAN, notamment en Allemagne, en Italie, en Belgique, aux Pays-Bas et en Turquie. Lakenheath devient un point supplémentaire sur la carte, à l’ouest de la mer du Nord, à environ 2 000 kilomètres des frontières russes les plus occidentales.

Pourquoi Washington a redéployé ses bombes nucléaires à Lakenheath

La dimension politique pour Londres et Washington

Le Royaume-Uni dispose déjà de son propre système de dissuasion stratégique : des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins de classe Vanguard, armés de missiles balistiques Trident II D5. Cette force vise la destruction d’objectifs stratégiques à longue distance. Elle est calibrée pour la survie nationale.
L’accueil à nouveau d’armes nucléaires américaines change l’équation. Londres accepte de redevenir plate-forme avancée du dispositif nucléaire américain, au bénéfice direct de l’OTAN. Cela réintroduit une capacité nucléaire aéroportée sur le territoire britannique, qui avait disparu depuis le retrait de la bombe britannique WE-177 en 1998.
Le gouvernement britannique a par ailleurs validé l’achat d’une première tranche de 12 F-35A supplémentaires, explicitement capables d’emporter la B61-12. Cet achat représente un coût unitaire annoncé autour de 75 à 80 millions de livres sterling par avion, soit environ 86 à 92 millions d’euros, et s’intègre dans un effort plus large d’augmentation des dépenses de défense. L’objectif affiché à Londres est clair : renforcer la crédibilité de la dissuasion nucléaire de l’OTAN et montrer que le Royaume-Uni n’est pas seulement un porteur de Trident en mer mais aussi un acteur de la mission nucléaire partagée au sein de l’Alliance.
Politiquement, ce retour intervient alors que la Russie entretient une rhétorique nucléaire agressive et a elle-même transféré des armes nucléaires dites « tactiques » sur le territoire biélorusse. Les autorités russes dénoncent la présence américaine à Lakenheath comme une escalade. Les capitales occidentales répondent que c’est une réponse directe à cette pression et au niveau de menace post-invasion de l’Ukraine.

La logique militaire de l’OTAN derrière Lakenheath

Ce déploiement répond à trois impératifs opérationnels.
Premier impératif : la réactivité. Avoir des B61-12 déjà stockées à portée du théâtre européen réduit les délais de montée en puissance. Les avions basés à Lakenheath peuvent décoller armés depuis le Royaume-Uni, sans transfert d’armes de dernier moment depuis les États-Unis.
Deuxième impératif : la redondance. Jusqu’ici, l’essentiel de la mission nucléaire aéroportée de l’OTAN reposait sur des forces basées en Europe continentale, notamment des F-16 et des Tornado, en cours de retrait. Les F-35A prennent progressivement le relais. Avec Lakenheath, l’Alliance se dote d’une base additionnelle hors Europe continentale, donc moins vulnérable à une première frappe conventionnelle ou hybride contre les sites continentaux.
Troisième impératif : la crédibilité. Les F-35A de Lakenheath offrent une capacité de pénétration furtive contre les défenses sol-air modernes russes (S-400, S-500). Les F-15E assurent le volume de frappe, la portée et la capacité d’emport. Les deux plateformes peuvent opérer ensemble, en paquet mixte. Cet effet combiné renforce la probabilité que l’arme atteigne effectivement sa cible. Dit autrement : la dissuasion nucléaire de l’OTAN ne repose pas que sur une déclaration politique, elle repose sur une capacité technique mesurable.

Les zones d’ombre qui demeurent

Plusieurs zones restent volontairement floues. Washington et Londres appliquent strictement la politique du secret nucléaire : ni confirmation, ni décompte officiel, ni commentaire opérationnel. Les estimations d’analystes parlent de l’ordre de deux à trois dizaines de bombes B61-12 présentes à Lakenheath. Le nombre exact reste classifié.
Autre question ouverte : le rôle précis de la Royal Air Force. Officiellement, les bombes restent sous contrôle américain. Mais Londres a annoncé l’achat d’avions F-35A, la version à décollage conventionnel (et non F-35B à décollage court déjà en service sur les porte-aéronefs britanniques). Le F-35A est la version certifiée nucléaire. Cela signifie que le Royaume-Uni se prépare à reprendre à terme un rôle de « Dual Capable Aircraft », c’est-à-dire un pays de l’OTAN dont les avions nationaux peuvent emporter l’arme nucléaire américaine sous double clé politique (accord du président américain et du Premier ministre britannique).
Enfin, la crédibilité militaire a un prix politique intérieur. Des voix au Royaume-Uni demandent un débat parlementaire sur le retour d’armes nucléaires américaines à moins de 120 kilomètres de Cambridge, dans une région densément habitée. Les opposants dénoncent un risque de transformation de l’est de l’Angleterre en cible prioritaire en cas d’escalade majeure entre l’OTAN et la Russie.

Ce réarmement nucléaire avancé au Royaume-Uni acte une réalité stratégique : l’OTAN remet en avant l’option nucléaire tactique, et elle le fait désormais avec des moyens modernes, furtifs, basés sur le territoire britannique. La dissuasion redevient visible, tangible, et prépositionnée, à moins de trois heures de vol du front Est de l’Alliance.

Sources
– Federation of American Scientists, analyses sur la modernisation nucléaire à RAF Lakenheath, 2022-2025.
– US Air Force / 48th Fighter Wing, données publiques sur les F-15E Strike Eagle et F-35A Lightning II, 2021-2025.
– Observations OSINT de vols C-17 entre Kirtland AFB (Nouveau-Mexique) et RAF Lakenheath, mi-juillet 2025.
– Déclarations gouvernementales britanniques sur l’acquisition de 12 F-35A et la participation à la mission nucléaire de l’OTAN, juin-juillet 2025.
– Estimations publiques de l’OTAN sur l’arsenal B61 en Europe (environ 125 à 130 bombes tactiques), 2024-2025.

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