 
Le Royaume-Uni veut des F-35A nucléaires pour l’OTAN, mais Londres ne sait ni combien cela coûtera ni quand ils seront opérationnels. Le risque budgétaire est majeur.
En Résumé
Le gouvernement britannique a annoncé l’achat de 12 F-35A Lightning II destinés à rejoindre la mission nucléaire aéroportée de l’OTAN. Londres présente cette décision comme un renforcement majeur de la dissuasion et du poids britannique dans l’Alliance. Problème : selon le Public Accounts Committee, le ministère de la Défense ne sait pas encore combien coûtera l’exploitation de ces avions, ni à quelle échéance ils seront réellement capables d’emporter une bombe nucléaire tactique américaine du type B61. Le programme F-35 britannique affiche déjà un coût projeté de 57 milliards de livres (environ 67 milliards d’euros) sur 56 ans, potentiellement 71 milliards de livres (environ 83 milliards d’euros) si l’on inclut les infrastructures, le carburant et le personnel. Les retards industriels, la sous-estimation chronique des besoins en ingénieurs et des arbitrages budgétaires de court terme fragilisent encore la crédibilité opérationnelle. En clair : Londres achète un rôle stratégique, mais ne maîtrise ni la facture finale ni le calendrier nucléaire.
Le choix d’une participation directe à la mission nucléaire de l’OTAN
Le Royaume-Uni a annoncé son intention d’acheter 12 F-35A Lightning II. Ces appareils seront capables d’emporter une arme nucléaire tactique américaine du type B61. Il ne s’agit pas d’un achat marginal. Il s’agit d’une décision politique claire : réintégrer une capacité aéroportée nucléaire britannique au sein du dispositif de l’OTAN.
Ce choix marque une rupture stratégique. Depuis la fin de la guerre froide, la dissuasion nucléaire britannique repose presque exclusivement sur la dissuasion sous-marine basée sur les sous-marins de la classe Vanguard, armés des missiles Trident. La capacité de frappe nucléaire depuis un avion de chasse avait disparu à la fin des années 1990. Le gouvernement réactive donc une posture nucléaire aéroportée. Il le fait au moment où la Russie multiplie les menaces nucléaires régionales et où la garantie américaine en Europe est considérée comme moins automatique qu’il y a dix ans.
Le Premier ministre Keir Starmer a présenté cette décision comme une réponse à l’« incertitude stratégique » en Europe. Le message est compréhensible : Londres veut montrer que le Royaume-Uni reste un acteur central de la dissuasion nucléaire de l’OTAN, pas seulement un suiveur du parapluie américain. Le signal envoyé à Moscou est limpide : le territoire britannique restera une plateforme de frappe nucléaire aérienne possible au profit de l’Alliance.
Mais ce choix a un coût opérationnel immédiat. Participer à la mission nucléaire « Dual Capable Aircraft » de l’OTAN impose des standards stricts : sécurisation des bases aériennes, entraînement des équipages, certification technique des avions, intégration des procédures de tir sous contrôle américain. Cela ne se décrète pas. Cela se finance. Et c’est précisément là que le système britannique commence à craquer.
Le coût annoncé des F-35A : une estimation largement incomplète
Le ministère de la Défense affirme que le F-35A coûte entre 20 % et 25 % de moins que le F-35B actuellement en service au sein de la Royal Air Force et de la Royal Navy. Le F-35B est la version à décollage court et atterrissage vertical. Le F-35A est plus simple, plus léger et moins cher à l’achat. On parle d’environ 80 millions de livres (environ 92 millions d’euros) par avion selon des estimations communiquées à la presse économique britannique. Pour 12 avions, cela mettrait l’enveloppe aux alentours du milliard de livres (environ 1,15 milliard d’euros).
Sur le papier, cette économie paraît rationnelle. Le F-35A coûterait moins cher à la fois à l’achat et au soutien technique courant. Le ministère pousse cette idée : même mission, meilleure autonomie, coût d’exploitation inférieur. Donc bon calcul financier.
C’est une présentation très partielle.
D’abord, ce prix unitaire ne comprend pas l’adaptation au rôle nucléaire OTAN. Or cette adaptation n’est pas qu’une ligne logicielle. C’est une chaîne complète : procédures de stockage des armes, protection physique des sites, renforcement des abris, durcissement des communications sol-air, entraînement dédié des pilotes, police militaire, équipes de sécurité nucléaire 24 h/24. Ces coûts ne sont pas encore budgétés de façon claire. Le Public Accounts Committee parle d’un programme « à un stade précoce » et admet que le ministère de la Défense est seulement « en train de comprendre » les exigences de cette mission.
Ensuite, le coût « avion » ne dit rien du coût « système ». Le Royaume-Uni n’achète pas 12 appareils d’arme comme on achète 12 voitures. Il achète une capacité stratégique durable sur plusieurs décennies. Le cycle de vie complet du F-35 britannique est chiffré à 57 milliards de livres (environ 67 milliards d’euros) sur 56 ans. Ce chiffre intègre achat, maintien en condition opérationnelle, formation, pièces de rechange, soutien logiciel. Il ne comprend pas tout. L’instance de contrôle National Audit Office estime que la facture réelle devrait atteindre 71 milliards de livres (environ 83 milliards d’euros). Cette différence de 14 milliards de livres (environ 16 milliards d’euros) provient notamment du personnel, de l’infrastructure et du carburant, que le ministère a longtemps sous-estimés.
Il faut être direct : le Royaume-Uni a acheté une place à la table nucléaire. Il ne sait pas encore combien coûte la chaise.
Le problème structurel des effectifs et du soutien technique
Le rapport parlementaire va encore plus loin. Il ne critique pas seulement l’incertitude budgétaire. Il parle d’un manque de préparation organisationnelle du ministère de la Défense.
Le Comité des comptes publics explique que le ministère a mal calculé le nombre d’ingénieurs nécessaires par avion. Il n’a pas intégré des éléments de simple réalité humaine : congés, rotations, tâches annexes. Résultat : pénurie « inacceptable » de techniciens qualifiés. Cela a des effets directs. Sans assez de mécaniciens pour maintenir les avions, les disponibilités opérationnelles chutent. Si les disponibilités chutent, les pilotes volent moins. S’ils volent moins, les heures d’entraînement baissent, donc le niveau opérationnel recule. Ce n’est pas théorique. Le rapport du National Audit Office a déjà noté que la flotte F-35 britannique ne remplissait qu’environ un tiers de ses objectifs d’activité au cours de l’année précédente. Autrement dit, on parle d’un avion présenté comme « le meilleur chasseur que le pays ait jamais possédé », mais qui ne vole pas autant qu’il devrait.
Il faut regarder cela froidement. Le F-35 n’est pas un Tornado des années 1990. C’est un système extrêmement complexe, bourré de capteurs, dépendant d’un volume de maintenance élevé et d’un flux constant de mises à jour logicielles. Il ne suffit pas de former un pilote. Il faut aussi entretenir un écosystème d’ingénieurs avioniques, d’ingénieurs logiciels, de spécialistes furtivité, de maintenanciers cellule-moteur. On a sous-estimé tout cela. On a vendu au public l’argument « haute technologie + emploi industriel national = bonne affaire », sans dire que les ressources humaines doivent suivre derrière, sur 20 ans.
Le Comité parlementaire est sec sur ce point : l’optimisme du ministère sur l’état de préparation du F-35 n’est pas réaliste.
Le court-termisme budgétaire britannique : économiser tout de suite, payer plus tard
Le Comité des comptes publics décrit un schéma récurrent. Le ministère de la Défense repousse certaines dépenses pour faire baisser la facture annuelle. Puis il finit par payer plus cher plus tard, tout en perdant des capacités opérationnelles entre-temps.
Deux exemples concrets sont cités. D’abord, le retard volontaire dans l’investissement d’une installation d’essai de la furtivité du F-35. Décaler l’investissement a permis une économie apparente de 82 millions de livres (environ 94 millions d’euros) sur l’année fiscale 2024-2025. Mais ce choix ajoute 16 millions de livres (environ 18 millions d’euros) au coût global du programme, tout en créant une lacune temporaire dans la capacité à vérifier la discrétion radar de l’avion.
Deuxième exemple : le décalage des investissements d’infrastructure pour le 809 Naval Air Squadron jusqu’en 2029. En reportant ces travaux, le ministère a réduit la pression budgétaire immédiate. Mais ce report a à la fois réduit la capacité opérationnelle de l’escadron et ajouté près de 100 millions de livres (environ 115 millions d’euros) de coûts supplémentaires plus tard.
Ce comportement est rationnel politiquement à court terme (on montre qu’on tient la dépense annuelle). Il est toxique militairement. On économise cette année. On paie plus dans cinq ans. Et surtout on dégrade la capacité réelle des forces. Dans l’aérien, cette baisse de capacité n’est pas symbolique. Si un escadron n’a pas ses infrastructures prêtes, il ne projette pas de puissance. Point.
Le Royaume-Uni n’est pas le seul pays touché par cette tentation comptable. Mais ici, l’ironie est évidente : Londres prétend rejoindre la mission nucléaire aéroportée de l’OTAN, donc prendre un rôle stratégique majeur, alors que l’appareil industriel et logistique national peine déjà à faire tourner la flotte existante.
Le calendrier nucléaire : personne ne veut donner de date
Le cœur du dossier est politique autant que technique : à quel moment ces F-35A britanniques seront-ils réellement capables d’embarquer des bombes nucléaires tactiques de type B61, sous commandement OTAN ?
Aucune date publique n’est donnée. Le ministère a reconnu devant les députés qu’il était encore « en train de comprendre » les conditions de certification nucléaire exigées par l’OTAN. Traduction claire : même Londres ne sait pas précisément quand ses avions seront déclarés aptes à la mission nucléaire partagée.
Ce flou n’est pas qu’une question de calendrier administratif. Il révèle la dépendance vis-à-vis des États-Unis. Le F-35A destiné à la mission nucléaire OTAN est certifié pour emporter la bombe américaine B61-12. Cela implique une interface technique et doctrinale contrôlée par Washington. Le Royaume-Uni achète donc une capacité nucléaire dont la clé reste américaine. Dissuasion nationale ? Officiellement oui. Dissuasion sous standard américain ? En pratique oui aussi.
On touche ici à une hypocrisie assumée dans la communication politique. Londres vend cette décision comme un retour de la Royal Air Force dans le jeu nucléaire, presque comme un signal d’autonomie stratégique européenne. Dans la réalité, la capacité nucléaire aéroportée dépendra d’un système d’armes américain, d’une arme américaine, d’une doctrine d’emploi OTAN validée par Washington.
Dire que le Royaume-Uni renforce sa souveraineté est discutable. Il renforce surtout son intégration militaire dans l’OTAN, avec un rôle plus actif. C’est autre chose.
L’argument industriel et social : emplois, filière nationale, retombées
Le ministère insiste sur l’impact économique interne. Selon lui, le programme F-35 soutient environ 20 000 emplois hautement qualifiés au Royaume-Uni. L’industrie nationale participe à la production mondiale du F-35 à hauteur d’environ 15 %. BAE Systems fournit des éléments de cellule et d’avionique. Rolls-Royce contribue à la propulsion. Leonardo UK travaille sur des capteurs et l’électronique embarquée. MBDA est impliquée dans l’armement air-sol et air-air à moyen terme.
L’argument n’est pas vide. Le F-35 fait tourner une base industrielle aéronautique de haut niveau sur le territoire britannique. Selon les chiffres avancés par le ministère de la Défense, le programme génère environ 22 milliards de livres (environ 25 milliards d’euros) de travail industriel cumulé pour les entreprises britanniques. C’est un argument politique puissant dans un contexte économique tendu.
Mais il faut regarder ce que cela signifie réellement. Le Royaume-Uni est dans une situation où il achète une plateforme américaine intégrée, avec une dépendance logicielle américaine, mais où il défend l’achat en expliquant qu’il s’agit de « bons emplois nationaux ». C’est le compromis assumé par Londres : accepter une dépendance stratégique pour garantir une activité industrielle nationale. On promet au contribuable que ces emplois justifient la facture et les retards. On oublie de dire que cette dépendance technologique limite l’autonomie militaire réelle.
Ce choix est cohérent avec la politique industrielle britannique de ces vingt dernières années : rester dans le club des très grandes puissances militaires, mais avec du matériel en grande partie américanisé, plutôt que financer seul une filière souveraine complète comme le ferait une vraie économie de défense intégrée.

Le risque opérationnel : une flotte encore incomplète
Dernier point, et il est central : la capacité de frappe air-sol à longue portée. Les députés notent que le Royaume-Uni ne dispose pas encore, sur F-35, d’un missile capable de frapper une cible au sol à distance de sécurité. Autrement dit, frapper sans entrer dans la zone létale de la défense adverse.
Sans cette capacité, l’avion est contraint de s’approcher. S’approcher, c’est s’exposer. On ne parle pas ici d’actions symboliques. On parle de pénétrer une bulle de défense sol-air moderne, avec des systèmes capables d’intercepter à plus de 100 km, et d’engager des cibles à haute altitude à des vitesses supersoniques. Le Royaume-Uni affirme que cette lacune doit être comblée dans la prochaine décennie, probablement au début des années 2030, via l’intégration de missiles air-sol de frappe stand-off sur F-35.
Cela signifie que Londres achète aujourd’hui un statut politique – participation à la mission nucléaire OTAN –, alors que certains volets critiques de la capacité de frappe conventionnelle ne seront pas pleinement opérationnels avant plusieurs années.
Si l’on regarde froidement, ce n’est pas un achat prêt au combat. C’est un achat stratégique à crédit.
Où cela mène le Royaume-Uni
Le tableau est clair. D’un côté, le gouvernement britannique achète 12 F-35A qui doivent permettre d’intégrer la mission nucléaire aéroportée de l’OTAN. Il vend cette décision comme un renforcement de la sécurité collective et comme une relance de la Royal Air Force dans la dissuasion. Il insiste sur les emplois locaux et sur la contribution industrielle nationale, avec 20 000 postes et 22 milliards de livres de retombées.
De l’autre côté, les chiffres réels ne sont pas stabilisés. Le coût du programme F-35 atteint déjà 57 milliards de livres (environ 67 milliards d’euros) sur le cycle de vie annoncé, et pourrait en réalité monter à 71 milliards de livres (environ 83 milliards d’euros) en tenant compte des infrastructures, du carburant et du personnel. Les arbitrages budgétaires à court terme ont déjà réduit les performances concrètes des escadrons, retardé des infrastructures essentielles et généré des surcoûts futurs. Les manques d’ingénieurs, les retards d’intégration de certaines capacités d’armement et l’absence de calendrier clair pour la certification nucléaire montrent que la communication politique est en avance sur la capacité militaire réelle.
Le F-35 britannique est vendu au public comme « le meilleur avion de chasse que le pays ait jamais possédé ». Techniquement, ce n’est pas faux : furtivité, fusion de capteurs, liaison de données tactique, capacité air-air et air-sol intégrée dans une même cellule. Mais le reste du tableau est moins flatteur. Le Royaume-Uni achète de la dissuasion aérienne nucléaire sous standard OTAN, sans maîtriser totalement le calendrier ni le coût complet. Il l’achète à crédit opérationnel, avec des trous capacitaires à combler d’ici le début des années 2030. Et il l’achète sous contrôle politique américain.
C’est un choix assumé : payer cher pour rester assis à la table stratégique nucléaire européenne, quitte à accepter que la facture réelle n’est pas encore connue, que la disponibilité technique est fragile et que la souveraineté opérationnelle reste partagée.
Sources
Public Accounts Committee, Chambre des Communes, rapport octobre 2025
National Audit Office, synthèse F-35 Programme UK, juillet 2025
UK Government Defence Procurement Announcements, juin-octobre 2025
Hansard Parliamentary Record, débat “Nuclear-Certified Aircraft Procurement”, 25 juin 2025
Defense Security Cooperation Agency et analyses industrielles F-35 (2024-2025)
Chatham House, commentaire stratégique sur la participation nucléaire britannique à l’OTAN, juin 2025
Reuters, estimation coût unitaire F-35A et rôle nucléaire OTAN, juin 2025
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