
Madrid renonce à un contrat avec Elbit Systems pour des lance-roquettes sous licence israélienne. Analyse des raisons, impacts et enjeux stratégiques.
En résumé
Le gouvernement espagnol a annulé un contrat évalué à près de 700 millions d’euros pour l’acquisition de lance-roquettes conçus par Elbit Systems, qui devaient être produits sous licence locale. Cette décision s’inscrit dans la suspension des coopérations militaires avec Israël, annoncée en mai 2024 par Madrid, en réaction au conflit de Gaza. L’annulation représente un revers industriel pour Elbit et une réorientation forcée pour l’Armée de terre espagnole, qui comptait moderniser son artillerie à roquettes vieillissante. Le choix révèle une volonté politique de pression diplomatique mais soulève aussi des interrogations : l’Espagne affaiblit-elle sa propre capacité militaire au profit d’une posture symbolique ? Cette rupture interroge la stratégie européenne face à l’industrie de défense israélienne, reconnue pour ses technologies avancées. Les alternatives possibles — coopération avec des industriels européens ou recours aux États-Unis — imposeront des délais et un surcoût, laissant l’Espagne face à un dilemme entre cohérence politique et efficacité opérationnelle.
Le contrat annulé et ses caractéristiques
L’accord signé en 2023 portait sur la fourniture de plusieurs dizaines de systèmes de lance-roquettes à longue portée, dérivés du modèle PULS (Precise and Universal Launching System) conçu par Elbit Systems. L’objectif était de remplacer ou compléter les moyens vieillissants de l’artillerie espagnole, dont une partie repose sur des lanceurs Teruel obsolètes. La valeur du contrat avoisinait 700 millions d’euros, incluant non seulement les lanceurs mais aussi les munitions guidées de 122 à 300 mm, la formation et le soutien logistique. La particularité de ce programme résidait dans la production locale : l’Espagne devait assembler et entretenir les systèmes via son industrie, avec transfert partiel de savoir-faire.
La décision politique de Madrid
La rupture ne découle pas d’un problème technique, mais d’un choix politique. Depuis mai 2024, Madrid a annoncé la suspension de toutes les coopérations militaires avec Israël, invoquant des préoccupations humanitaires liées au conflit de Gaza. Dans ce cadre, l’exécution du contrat avec Elbit est devenue incompatible avec la ligne gouvernementale. Le ministère de la Défense a donc notifié l’annulation, malgré les besoins opérationnels identifiés. Cette mesure illustre la volonté du gouvernement de Pedro Sánchez d’aligner sa politique de défense sur des considérations diplomatiques, quitte à accepter des pertes industrielles et des retards capacitaires.
L’impact pour Elbit Systems
Pour Elbit Systems, ce contrat représentait une percée importante sur le marché européen. Outre la valeur financière, il offrait une vitrine pour son système PULS, déjà sélectionné par plusieurs pays membres de l’OTAN. La perte du marché espagnol prive l’industriel d’une implantation en Europe du Sud et risque d’affecter ses perspectives commerciales avec d’autres clients sensibles aux pressions politiques. Même si Elbit dispose d’un carnet de commandes solide, l’annulation d’un contrat de près de 700 millions d’euros reste un revers stratégique, surtout dans un contexte où les industriels israéliens cherchent à diversifier leurs partenariats.

Les conséquences pour l’Espagne et son armée
Pour l’Armée de terre espagnole, l’annulation entraîne une difficulté immédiate : l’absence de solution alternative équivalente à court terme. Les systèmes Teruel ont été retirés et le pays ne dispose pas de capacités modernes comparables au HIMARS américain ou au PULS israélien. La recherche d’une alternative impliquera de longues négociations et des coûts plus élevés. Les options européennes restent limitées, car il n’existe pas encore de système de lance-roquettes multiple pleinement mature au standard OTAN équivalent. L’Espagne pourrait se tourner vers les États-Unis, mais cela reviendrait à substituer une dépendance à une autre. Sur le plan capacitaire, cela signifie un retard de plusieurs années dans la modernisation de l’artillerie à roquettes espagnole.
Une stratégie de pression sur Israël
Madrid présente cette décision comme un levier diplomatique. L’idée est d’exercer une pression économique et politique sur Israël, en renonçant aux transferts financiers et technologiques. Toutefois, l’impact réel de cette mesure reste relatif : Elbit Systems demeure un géant de la défense, soutenu par de nombreux contrats dans le monde, notamment aux États-Unis et en Europe de l’Est. Pour Israël, la perte d’un client n’est pas négligeable mais reste absorbable. Le véritable enjeu se situe davantage sur le plan symbolique : l’Espagne affiche une position distincte de celle de nombreux partenaires européens, parfois critiqués pour la poursuite de leurs achats d’armement israélien malgré le contexte de guerre.
Une inversion de valeurs ?
Cette décision alimente aussi un débat de fond. L’Espagne sacrifie une capacité militaire importante pour affirmer une position politique. Certains analystes y voient une inversion de priorités : l’État renonce à équiper son armée pour projeter une image diplomatique. Dans un contexte de tensions internationales, réduire ses propres moyens d’artillerie à roquettes peut être perçu comme un affaiblissement stratégique. D’autres estiment au contraire que ce choix illustre une cohérence entre discours humanitaire et action politique, donnant du poids à la diplomatie espagnole. La question reste ouverte : ce geste pèsera-t-il réellement sur Israël ou affaiblira-t-il surtout la défense espagnole ?
Les alternatives possibles
Madrid devra désormais explorer d’autres pistes. Les États-Unis proposent le système HIMARS, déjà largement adopté par les armées occidentales, mais la file d’attente est longue et les coûts élevés. L’Europe, de son côté, cherche à développer une capacité commune de lance-roquettes dans le cadre de la coopération structurée permanente (CSP). L’Allemagne, par exemple, investit dans le système Euro-PULS, mais son calendrier industriel ne permet pas de livraisons rapides. Pour l’Espagne, l’équation est complexe : il s’agit de trouver une solution compatible OTAN, disponible rapidement et politiquement acceptable. Cela suppose probablement un investissement supplémentaire et un délai d’attente prolongé.
Un choix révélateur d’une ligne diplomatique
L’annulation du contrat illustre une tendance croissante de certains États européens à utiliser la politique de défense comme outil diplomatique. Elle révèle aussi les tensions entre intérêts militaires, industriels et politiques. L’Espagne envoie un signal clair à ses partenaires et à Israël, mais prend le risque d’un affaiblissement temporaire de son outil militaire. Le débat sur cette décision reflète une question plus large : jusqu’où un État peut-il sacrifier sa propre efficacité opérationnelle pour affirmer une posture internationale ?