
La Russie pourrait utiliser la géoingénierie solaire pour déstabiliser le climat européen. Risques, données et enjeux de sécurité.
Depuis l’intensification de sa guerre hybride en 2022, la Russie multiplie les actes de sabotage, de désinformation et de cyberattaques en Europe. À ces menaces s’ajoute une possibilité inquiétante : l’usage de la géoingénierie solaire comme levier de déstabilisation. En modifiant artificiellement le climat — par l’injection d’aérosols dans la stratosphère ou la modification de la couverture nuageuse — un État pourrait causer sécheresses, inondations ou pertes agricoles sur un territoire ciblé. Ces techniques, encore mal encadrées juridiquement, sont expérimentées dans plusieurs pays, dont le Royaume-Uni, les États-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie. Le risque d’un usage militaire ou coercitif de ces technologies est désormais pris au sérieux par les services de renseignement. L’absence de normes internationales et de mécanismes de détection renforce leur potentiel de déstabilisation. L’enjeu est désormais de bâtir une doctrine de prévention et de réponse.

Une guerre hybride en expansion, des méthodes de plus en plus imprévisibles
Depuis 2022, la campagne d’agressions hybrides russes en Europe s’est intensifiée. Entre 2014 et 2024, plus de 200 incidents documentés incluent sabotage industriel, interférences électorales, brouillages GPS, incendies d’entrepôts logistiques et actions psychologiques. 86 % de ces événements ont eu lieu après l’invasion de l’Ukraine. Le changement est autant quantitatif que qualitatif : en 2024, on compte six fois plus d’incidents qu’en 2023, et une diversification marquée des cibles.
Parmi les exemples récents, on note le détérioration d’un réseau d’eau sur l’île suédoise de Gotland en mai 2025, des relevés sous-marins illégaux au large du Royaume-Uni, ou encore la diffusion de fausses lettres de mobilisation aux réfugiés ukrainiens en Pologne. Ces actions visent à désorganiser les sociétés européennes, détourner leur attention du soutien à Kiev, et créer un climat d’instabilité propice à l’affaiblissement politique de leurs gouvernements.
L’Europe réagit. Le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Finlande, la Norvège et les pays baltes ont renforcé leur législation sur les actes hostiles non conventionnels. L’OTAN, de son côté, a lancé la mission Baltic Sentry en janvier 2025 pour mieux surveiller les câbles sous-marins et infrastructures critiques.
Mais ces mesures restent défensives. Or la guerre hybride évolue. Selon plusieurs rapports de renseignement (MI6, DGSI, FSB dissidents), la Russie pourrait élargir son spectre d’actions à des manipulations climatiques. L’objectif ne serait pas nécessairement de provoquer des catastrophes visibles, mais plutôt d’introduire une incertitude persistante dans la gestion des ressources naturelles, de l’agriculture ou de l’eau potable.
La géoingénierie solaire — par exemple, l’injection de particules de soufre dans la haute atmosphère pour refléter une partie des rayons solaires — est peu coûteuse à déployer, difficile à détecter, et permet une négation plausible. Une opération ponctuelle pourrait, à court terme, provoquer des pluies torrentielles dans une zone agricole, ou, inversement, bloquer des précipitations essentielles. L’ampleur d’un tel effet dépend des quantités dispersées, de la localisation et des conditions atmosphériques, mais les simulations climatiques montrent que de faibles interventions peuvent déjà produire des déséquilibres mesurables.
Ces scénarios sont encore hypothétiques, mais la fenêtre de vulnérabilité est réelle. Les Européens n’ont aujourd’hui aucune capacité de surveillance atmosphérique dédiée à l’identification d’une opération climatique délibérée. Les agences météo ne croisent pas systématiquement leurs données avec des analyses de sécurité. De plus, l’absence de cadre juridique international contraignant laisse la porte ouverte à des expérimentations à visée stratégique.
Enfin, les opinions publiques européennes, peu informées sur le sujet, pourraient être profondément déstabilisées en cas de crise climatique attribuée — à tort ou à raison — à une action humaine. Le simple soupçon d’un acte de géoingénierie hostile suffit à créer de la confusion, à renforcer la défiance, voire à saper la cohésion sociale en période de tensions économiques ou agricoles.
L’état de la recherche et défis techniques de la géoingénierie solaire
Depuis 2024, le Royaume‑Uni mène un programme très structuré d’expérimentation sur la géoingénierie solaire, combinant recherche en salle, modélisation et tests terrain contrôlés. Doté de £56,8 M (≈ 63 M€), ce programme soutient 21 projets diversifiés : injection d’aérosols stratosphériques, blanchiment des nuages marins, renforcement de la banquise arctique, amincissement des cirrus et étude de miroirs spatiaux. Par exemple, un projet de ballon‑gondole testera des particules non toxiques à 20 km d’altitude, avec récupération pour analyses (aucune libération atmosphérique) .
Les coûts de déploiement
Selon des études de la Belfer Center, injecter cinq millions de tonnes d’aérosols nécessite entre 2 et 8 milliards USD/an, soit 500 à 1 600 \$/tonne déployée. Une estimation à long terme donne ≈ 2,25 Mds \$/an sur 15 ans . L’effort implique environ 4 000 vols/an, croissant annuellement, nécessitant potentiellement in fine près de 100 avions dédiés à terme.
Une complexité technique
Pour atteindre la stratosphère (11–17 km), on étudie l’adaptation d’avions civils (Boeing 747, Gulfstream), ravitailleurs militaires, ballons ou canons à haute altitude. Les contraintes sont multiples : coût du carburant, surveillance du voyage des particules, interactions avec l’ozone, retombées au sol.
Les risques et incertitudes
Ces méthodes induisent des risques précis : perturbation des cycles de précipitations, atteinte de la sécurité alimentaire, effets régionaux asymétriques (créant un gagnant et un perdant) . L’arrêt brutal des injections pourrait provoquer un réchauffement rapide et des ruptures écologiques majeures. L’impact carbone du déploiement — via émissions de CO₂eq liées à la flotte dédiée — n’est pas négligeable.
Un enjeu scientifique et stratégique
Avec des financements passant de 30 M\$/an à plus de 60 M£ en 2025, le Royaume‑Uni devient un des principaux financeurs mondiaux. Ce leadership offre l’opportunité de définir protocoles, gouvernance et normes éthiques internationales. Mais l’absence de cadre juridique contraignant laisse ouverte la possibilité d’une utilisation militaire ou coercitive, notamment face au risque d’induire des crises climatiques ciblées par manipulation, avec un armement climatique clandestin susceptible d’engendrer des dégâts économiques, sociaux et politiques régionales ou transfrontières.
Les usages potentiels de la géoingénierie à des fins hostiles
Alors que les expérimentations climatiques poursuivent des objectifs de recherche ou de prévention environnementale, leur utilisation comme outil de guerre non conventionnelle est désormais envisagée avec sérieux par plusieurs services de renseignement. La géoingénierie solaire se prête particulièrement à cette dérive, en raison de son coût modéré, de la difficulté d’attribution, et de ses effets potentiellement différés ou indirects, ce qui rend tout acte de représailles ou de dissuasion complexe.
Dans le cadre d’une stratégie de guerre hybride, un acteur hostile pourrait par exemple cibler une région agricole en provoquant un déficit de précipitations, entraînant une baisse de rendements, une hausse des prix alimentaires, voire des tensions sociales. Inversement, une pluviométrie excessive peut inonder des cultures, perturber les chaînes logistiques ou bloquer l’acheminement de biens stratégiques. En milieu urbain, des vagues de chaleur artificiellement amplifiées ou des cycles météo déréglés peuvent affaiblir la consommation électrique ou provoquer des tensions hydriques localisées.
Ces effets n’ont pas besoin d’être massifs pour être efficaces : l’ambiguïté, le soupçon, et le climat de confusion politique qu’ils génèrent suffisent à désorganiser un pays. Dans un contexte européen marqué par des tensions économiques, une défiance sociale élevée et une dépendance énergétique toujours forte, de telles perturbations climatiques ciblées auraient des effets démultipliés. L’arme ne serait donc pas tant physique que psychologique et systémique.
Les experts évoquent également le risque d’accusation infondée : dans un contexte tendu, une sécheresse ou une inondation naturelle pourrait être interprétée comme un acte de guerre climatique, entraînant une réponse politique disproportionnée. Cette situation créerait une zone grise stratégique, exploitée par l’agresseur pour déstabiliser sans intervenir directement. Le flou juridique international sur la géoingénierie renforce cette possibilité.
Aujourd’hui, aucune organisation internationale ne supervise de manière effective les expérimentations climatiques. Le protocole adopté sous la Convention sur la diversité biologique n’est pas juridiquement contraignant, et aucun traité ne limite ou encadre l’usage de la géoingénierie en situation de conflit. Ce vide normatif ouvre la voie à des abus, à des opérations secrètes, et à l’absence de mécanisme de sanction. En d’autres termes, la climat-manipulation pourrait devenir la prochaine frontière de la guerre discrète.
La Russie dispose d’atouts dans ce domaine. Historiquement, des scientifiques soviétiques ont publié de nombreux travaux sur la modification du climat, bien avant que ces sujets ne deviennent des priorités dans les cercles anglo-saxons. Malgré son isolement scientifique post-Ukraine, Moscou conserve une culture technico-scientifique sur ces technologies, et une tradition d’innovation tactique asymétrique, souvent en dehors du cadre légal international. La combinaison de ces éléments — compétence scientifique, tolérance au risque, usage de méthodes opaques — rend crédible l’hypothèse d’une militarisation partielle de la géoingénierie à horizon 2030.
En cas d’opération réelle, les services européens seraient mal préparés. Aucun système de détection atmosphérique n’est aujourd’hui capable d’identifier en temps réel une manipulation climatique localisée. Les satellites météorologiques ne croisent pas leurs relevés avec des outils de renseignement militaire. Il en résulte une absence totale de capacité d’attribution, donc de réaction.

Anticiper et contrer la menace : quelles actions concrètes pour les États européens ?
Face à l’émergence d’une menace climatique artificielle dans le cadre de conflits hybrides, les États européens doivent agir selon trois axes prioritaires : détection, attribution, et gouvernance internationale. L’inaction laisserait le champ libre à des stratégies hostiles exploitant les failles juridiques et les lacunes technologiques actuelles.
Le premier enjeu est la capacité de détection. Aujourd’hui, aucun pays européen ne dispose de capteurs atmosphériques spécifiquement conçus pour surveiller une injection d’aérosols ou une modification intentionnelle de la couverture nuageuse. Les outils météorologiques standards ne sont pas calibrés pour identifier des signatures techniques précises liées à des opérations de géoingénierie. Il est donc urgent de développer une infrastructure de surveillance atmosphérique spécialisée, croisant données satellites, modèles climatiques avancés, et mesures in situ. Cette veille technique pourrait s’appuyer sur les agences spatiales nationales, les armées de l’air, et les organismes de recherche en climatologie.
Le deuxième pilier est l’attribution. Même si une anomalie climatique est détectée, il est extrêmement difficile d’en prouver l’origine intentionnelle. Un programme européen de recherche appliquée pourrait combler cette lacune en modélisant les scénarios d’usage offensif de la géoingénierie, en cartographiant les flux d’aérosols, et en comparant les profils chimiques à ceux issus de phénomènes naturels. L’attribution partielle d’un événement, même sans preuve définitive, renforcerait la capacité de réponse diplomatique ou préventive. Sans cela, les États resteront vulnérables à une forme de coercition sans coupable désigné.
Troisièmement, l’encadrement international est essentiel. À l’heure actuelle, la géoingénierie ne relève d’aucun traité multilatéral contraignant. Les États européens doivent impulser la création d’une task force intergouvernementale, placée sous l’égide d’une instance neutre comme l’ONU, pour réguler les expérimentations, évaluer les risques, et définir des lignes rouges opérationnelles. Ce groupe pourrait établir un registre des activités climatiques artificielles et exiger des notifications préalables en cas d’expérimentation atmosphérique.
Le Royaume-Uni, qui finance activement la recherche sur la géoingénierie à travers l’ARIA, pourrait jouer un rôle central en associant les pays nordiques, baltes, ainsi que la France et l’Allemagne à une stratégie commune de résilience climatique contre la guerre hybride. À plus long terme, les données de ces recherches pourraient être croisées avec les systèmes d’alerte militaire (cyber, électronique, spatial) pour constituer une veille multi-domaine intégrée.
Au niveau national, il devient aussi nécessaire d’intégrer ces menaces dans les livres blancs de la défense, les stratégies de sécurité intérieure et les doctrines de protection civile. L’impact potentiel de perturbations climatiques artificielles sur les récoltes, l’eau potable, l’énergie ou la santé publique exige un travail de coordination entre ministères, notamment les armées, la transition écologique, l’intérieur, et l’agriculture.
Enfin, un travail de sensibilisation du public est indispensable. La perception de la géoingénierie comme un domaine « scientifique marginal » doit être corrigée. Si l’opinion n’est pas préparée, une attaque climatique pourrait avoir des effets sociaux amplifiés. La création d’une cellule de communication de crise spécialisée dans les événements climatiques d’origine indéterminée pourrait limiter la panique et structurer la réponse politique.
La militarisation de la géoingénierie n’est plus un scénario théorique. Les technologies existent, les intentions peuvent émerger, et les vulnérabilités sont connues. Refuser de s’y préparer reviendrait à négliger un risque stratégique à la croisée du climat et de la sécurité. La capacité à anticiper, à détecter et à répondre conditionnera la résilience des démocraties européennes dans les conflits à venir.
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