
La vente d’avions de chasse est guidée par bien plus que des critères techniques. Alliances militaires, influence politique et intérêts économiques se mêlent pour orienter ces méga-contrats. Comment le lobbying industriel et la diplomatie d’État pèsent-ils sur les choix d’appareils en France, aux États-Unis, en Russie ou en Chine ?
La diplomatie au cœur des ventes d’avions de chasse
L’acquisition d’un avion de chasse moderne n’est jamais un simple achat : c’est l’entrée dans une relation stratégique de plusieurs décennies avec le pays fournisseur. En effet, acheter un chasseur implique une coopération sur 30 ans ou plus pour la formation des pilotes, la maintenance des appareils et l’évolution de leur armement. Seules quelques nations produisent ces avions de haute technologie, et chacune voit leurs exportations comme un outil d’influence géopolitique. Vendre un avion de combat, c’est aussi vendre une alliance. Les ambassadeurs et attachés de défense s’investissent donc activement pour promouvoir les avions de leur pays auprès des gouvernements étrangers. Ils savent qu’aucun État ne livre de tels armements sans une forte convergence politique. Un diplomate français résumait ainsi que « quand on vend des chasseurs à un pays, c’est qu’on est sûr de notre relation pour 25 ans ».
Cette dimension diplomatique transparaît dans la géographie des ventes. Les États-Unis équipent prioritairement leurs alliés (par exemple les pays de l’OTAN en Europe ou des partenaires asiatiques comme le Japon et la Corée du Sud). Inversement, ils refusent de vendre aux gouvernements hostiles ou jugés peu fiables. La Russie fournit traditionnellement en avions ses proches partenaires et les États auxquels l’Occident refuse de vendre. La vente d’armes envoie un message politique clair : on n’exporte pas des chasseurs vers un pays avec lequel on ne partage pas un minimum de confiance. Ces contrats sont donc autant de signaux d’alliance ou d’influence. Par exemple, jusqu’en 2014 la France avait accepté de vendre des porte-hélicoptères Mistral à la Russie, un geste de rapprochement stratégique à l’époque. De même, la fourniture par Israël de quelques drones et missiles à certains pays asiatiques ou africains a souvent servi à normaliser des relations diplomatiques.
Pour l’acheteur, choisir un avion de chasse étranger implique aussi d’accepter la tutelle technique du vendeur. Utiliser des avions américains, russes ou français signifie adopter leurs standards : armements compatibles, entraînements communs, pièces détachées dépendant du fournisseur. Cela crée de facto une dépendance et souvent une fidélité dans le temps. À l’inverse, acheter à un nouveau fournisseur peut marquer une réorientation stratégique. Ainsi, lorsqu’un pays rompait avec Washington, il se tournait vers Moscou pour ses chasseurs (et vice-versa), symbolisant un changement de camp géopolitique. Ce fut le cas de l’Égypte qui, pendant la guerre froide, a successivement opéré des avions soviétiques puis américains au gré de ses alliances. Aujourd’hui encore, le choix d’un avion de chasse est un choix de partenaire. C’est pourquoi lobbying intense, promesses économiques et pressions diplomatiques entourent systématiquement ces méga-contrats. Chaque constructeur d’avions de combat – et le gouvernement qui le soutient – déploie une stratégie d’influence pour convaincre les décideurs du pays client, parfois jusque dans les coulisses des palais présidentiels.

Les États-Unis : un leadership soutenu par le lobbying
Premier exportateur mondial d’armes, les États-Unis dominent largement le marché des avions de combat. Leur part a atteint environ 40 % des ventes mondiales ces dernières années, portée par le succès des appareils comme le F-16 puis le F-35. Washington considère l’exportation de ses chasseurs comme un pilier de sa politique étrangère. D’une part, elle renforce l’interopérabilité militaire avec ses alliés ; d’autre part, elle assure le maintien de son industrie de défense. Le gouvernement américain n’hésite pas à mobiliser son réseau diplomatique pour appuyer ses constructeurs. Dans de nombreux pays, l’ambassadeur des États-Unis vante publiquement les mérites des avions américains et exerce en privé des pressions pour orienter le choix du gouvernement hôte. Par exemple, lors de la compétition pour remplacer les F-16 de la Belgique, l’ambassadrice américaine a multiplié les interventions en faveur du F-35, insistant sur ses performances et sur les synergies avec les forces de l’OTAN. Ce jeu d’influence politico-industriel a porté ses fruits : la Belgique, comme les Pays-Bas, la Pologne, la Norvège ou le Danemark, a fini par commander le chasseur furtif de Lockheed Martin. Aujourd’hui, pas moins de 14 pays de l’OTAN prévoient d’exploiter le F-35, un record pour un avion de combat récent. Washington s’appuie sur cet argument de standardisation pour convaincre d’autres alliés hésitants, en soulignant qu’intégrer le “club F-35” facilite les opérations conjointes et l’accès aux mises à jour technologiques partagées.
Au-delà du discours stratégique, les États-Unis savent aussi attirer les clients avec des compensations industrielles. Historiquement, le fameux contrat du siècle F-16 dans les années 1970 a été conclu en offrant aux petits pays de l’OTAN (Belgique, Pays-Bas, Danemark, Norvège) la production locale sous licence de centaines d’avions. La Belgique, par exemple, a pu assembler environ 200 F-16 et développer tout un tissu d’entreprises aérospatiales autour de ce programme, créant des milliers d’emplois qualifiés. De même, le programme F-35 a associé dès son origine huit pays partenaires dans le développement, ce qui leur a garanti des retombées industrielles (fabrication de pièces, maintenance régionale) et les a incités à acheter l’appareil par la suite. Ce lobbying économique – promettre des investissements et des emplois en échange d’un achat – est une arme essentielle des constructeurs américains. Lockheed Martin et Boeing l’utilisent systématiquement, que ce soit pour vendre des chasseurs en Europe, en Asie ou au Moyen-Orient. Les autorités américaines soutiennent ces démarches, intégrant souvent les offres d’offset (sous-traitance locale, transferts de technologies mineurs) dans les accords gouvernementaux.
Les considérations géopolitiques jouent également. Washington lie parfois ses ventes d’armes à des enjeux diplomatiques plus larges. Un exemple frappant est la promesse de vente de F-35 aux Émirats arabes unis après la signature des accords d’Abraham : ce rapprochement historique avec Israël a ouvert la voie, sous l’administration Trump, à l’accès d’Abou Dabi au chasseur furtif américain. Inversement, les États-Unis savent utiliser le levier des sanctions pour dissuader leurs partenaires d’acheter ailleurs. La loi CAATSA, adoptée en 2017, prévoit des sanctions contre les pays acquérant du matériel militaire russe. Elle a refroidi plusieurs clients potentiels de Moscou, comme la Turquie ou l’Indonésie, en les faisant réfléchir à deux fois. Ankara, pour avoir acheté des missiles S-400 russes, s’est vu exclu du programme F-35 et priver des 100 avions qu’elle comptait recevoir : un signal très clair aux autres pays. De même, l’Inde, pourtant proche de la Russie, a subi de fortes pressions américaines au sujet de ses achats d’équipements russes, au point de diversifier ses fournisseurs. Cette diplomatie de la carotte et du bâton est devenue courante : d’un côté, l’accès privilégié aux technologies américaines pour les bons élèves ; de l’autre, la menace de pertes stratégiques pour ceux qui s’écartent de la ligne occidentale.
Grâce à ces méthodes, les États-Unis ont verrouillé une grande partie du marché mondial. Le Moyen-Orient reste notamment une chasse gardée : l’Arabie saoudite, premier client d’armes américain, aligne des flottes de F-15 et de F-16 depuis des décennies et pourrait à terme acquérir le F-35. Le Japon, la Corée du Sud, l’Australie ont tous opté pour des chasseurs américains afin de bénéficier du parapluie de sécurité US face à la Chine ou la Corée du Nord. Même en Europe, où l’on parle d’« autonomie stratégique », les faits montrent une dépendance renforcée : plus de 60 % des importations d’armes européennes proviennent des États-Unis ces cinq dernières années. Les pays européens ont collectivement commandé près de 500 avions de combat américains en 2020-2024, preuve que l’industrie américaine est plus que jamais incontournable sur le vieux continent. Pour changer cette dynamique, il faudrait un investissement politique et financier énorme de la part de l’Europe – effort difficile à soutenir, alors que les besoins sont urgents et que l’offre américaine est immédiatement disponible. En somme, le lobbying américain s’appuie sur un triptyque efficace : supériorité technologique perçue, réseau diplomatique actif et avantages industriels pour les partenaires. Cette combinaison maintient l’hégémonie des États-Unis dans les ventes d’avions de chasse, au détriment de ses concurrents.
La France : partenariats stratégiques et influence commerciale
Face au mastodonte américain, la France a choisi de jouer sa propre carte sur le marché des avions de chasse, avec le Rafale comme produit-phare. Longtemps à la peine pour exporter ce chasseur, Paris a redoublé d’efforts diplomatiques dans les années 2010 et en récolte les fruits aujourd’hui. La France est même devenue le deuxième exportateur d’armes au monde sur la période récente (environ 10 % du total), dépassant la Russie. Ce succès tient à une stratégie assumée de diplomatie commerciale au plus haut niveau de l’État. En clair, chaque déplacement du président français ou de son ministre de la Défense dans un pays client potentiel se transforme en opération de promotion du Rafale. Les contrats signés ces dernières années reflètent cette implication personnelle : l’achat de 24 Rafale par l’Égypte en 2015 a été conclu après une négociation directe entre Le Caire et l’Élysée, de même que la vente à l’Inde (36 Rafale en 2016) a mobilisé le Premier ministre indien et le ministre français de la Défense lors de tractations au sommet. L’avionneur Dassault n’est jamais seul pour démarcher un client important : l’État français le soutient systématiquement, via ses diplomates, ses militaires (démonstrations en exercices conjoints) et ses officiels.
Paris met en avant un argument politique qui séduit nombre de pays : acheter français garantit une grande liberté d’utilisation des avions et une relative indépendance vis-à-vis des grandes puissances. Contrairement aux États-Unis, la France n’impose pas de contraintes strictes sur l’emploi des armes vendues, hormis le respect des embargos de l’ONU. Elle n’a pas l’équivalent des réglementations américaines ITAR qui peuvent bloquer un transfert de technologie ou un missile de fabrication US si Washington s’y oppose. De plus, la position diplomatique française – membre de l’OTAN mais souvent critique envers l’unilatéralisme américain – rassure certains pays souhaitant diversifier leurs alliances. C’est ainsi que l’Égypte, après 2011, s’est tournée vers la France pour moderniser son armée : Hosni Moubarak déchu, les États-Unis avaient gelé certains livraisons à l’armée égyptienne, incitant Le Caire à chercher un partenaire alternatif « non aligné ». Le pari a été gagnant des deux côtés : l’Égypte est devenue le premier client du Rafale, recevant 54 avions au total, et Paris a consolidé son influence dans le monde arabe sans se heurter frontalement aux intérêts américains.
L’argument de la souveraineté stratégique revient aussi souvent dans la bouche des commerciaux français : on assure aux clients qu’en achetant le Rafale, ils évitent la dépendance totale envers Washington ou Moscou. Cette rhétorique parle aux puissances moyennes qui veulent garder une marge de manœuvre. Au Moyen-Orient, plusieurs États ont profité de cette « troisième voie ». Les Émirats arabes unis, par exemple, exploitent depuis des années une flotte mixte d’origine américaine (F-16) et française (Mirage 2000). Ils ont franchi un pas supplémentaire en 2021 : déçus des incertitudes autour du F-35 et confiants dans leur relation avec Paris, les EAU ont commandé 80 Rafale F4 pour un montant d’environ 15 milliards d’euros. Il s’agit du plus gros contrat à l’exportation jamais obtenu par l’industrie de défense française. Dans cette affaire, la confiance politique de long terme a joué un rôle clé. Abou Dabi entretenait des liens profonds avec Paris (coopération militaire, base navale française sur place, projets culturels comme le Louvre Abou Dabi). Les Émiratis ont aussi apprécié la stabilité de l’engagement français, moins sujet aux revirements qu’à Washington où chaque changement de président peut modifier les autorisations d’exporter. En choisissant le Rafale, ils savent pouvoir l’employer librement et obtenir les évolutions futures de l’appareil sans veto extérieur. C’est un engagement bilatéral privilégié, symbolisé par des exercices conjoints réguliers et la présence de conseillers militaires français dans la région.
Le volet économique n’est pas en reste dans la stratégie hexagonale. Consciente que le prix des avions occidentaux est élevé, la France s’efforce de proposer des compensations industrielles adaptées aux besoins du client. Le Rafale peut être livré avec des participations de l’industrie locale : assemblage de certaines pièces sur place, maintenance par une coentreprise dans le pays acheteur, voire transfert de savoir-faire technique. Avec l’Inde, Dassault Aviation s’est engagé à investir 50 % du montant du contrat en Inde même (sous forme d’achats locaux, de formation, etc.). Ce type d’offset a pesé dans le choix indien, tout comme la promesse d’une coopération à plus long terme sur les moteurs et drones. De plus, Paris n’hésite pas à intégrer l’offre de financement via des prêts d’État, permettant à des pays d’acquérir des avions malgré des trésoreries limitées. La récente vente de 42 Rafale à l’Indonésie en est un bon exemple : Jakarta, dont le budget défense est modeste au regard du coût, bénéficiera d’un étalement des paiements et sans doute de facilités financières françaises. Ces arrangements renforcent l’attractivité du Rafale face au tout-cash exigé parfois par les Américains.
Enfin, la démonstration opérationnelle a consolidé la crédibilité de l’avion français, ce qui aide considérablement le discours diplomatique. Le Rafale a été engagé par l’armée française sur de nombreux théâtres (Afghanistan, Libye, Sahel, Syrie) et a prouvé sa fiabilité dans des conditions extrêmes. Mieux, il a opéré aux côtés des avions américains en coalition : lors des frappes en Syrie en 2018, seuls les chasseurs furtifs F-22 américains et les Rafale français étaient considérés aptes à pénétrer un espace aérien dangereux gardé par des missiles russes S-400, tandis que d’autres alliés ont dû rester en retrait. Ce genre d’épisode, largement commenté chez les clients potentiels, a levé le doute sur les capacités du Rafale et montré que la France disposait d’une armée de l’air de premier plan. En outre, Paris a utilisé sa force aérienne comme vitrine à l’export : des déploiements lointains (mission « Pégase » jusqu’en Asie-Pacifique) ou la participation à des exercices internationaux prestigieux (Red Flag aux États-Unis) ont mis en scène le Rafale aux côtés des appareils alliés, prouvant son interopérabilité. Chaque vente du Rafale, enfin, s’accompagne d’un partenariat militaire durable : formation des pilotes et mécaniciens du client en France, échanges réguliers, fourniture de munitions et possibilité d’entraînement conjoint. Ainsi, au-delà de l’aspect purement commercial, Paris s’assure qu’exporter un avion de chasse renforce son influence diplomatique sur la durée. Le contrat avec la Grèce en 2020 en est l’illustration : la France a cédé rapidement quelques Rafale d’occasion de son armée de l’air à Athènes pour l’aider à faire face aux tensions avec la Turquie, montrant qu’elle était prête à épauler un partenaire européen – un geste politique fort autant qu’un accord de vente.
La Russie : vendre des chasseurs pour maintenir son influence
Héritière d’une longue tradition d’exportation d’armes soviétiques, la Russie a longtemps occupé la deuxième place sur le marché mondial des avions de combat. Ses Sukhoi et Mig ont volé sous les cocardes de dizaines de pays en Asie, en Afrique, au Moyen-Orient. Moscou a vu dans ces ventes un moyen de conserver un rôle géopolitique majeur, même après la guerre froide. Fournir des chasseurs à un pays ami, c’est s’assurer de son attachement durable, car il dépendra du soutien technique russe. Ainsi, l’Inde a reçu des centaines d’avions soviétiques puis russes pendant plus de 50 ans, ce qui a cimenté un partenariat stratégique privilégié entre New Delhi et Moscou. De même, des nations comme l’Algérie, le Vietnam, la Syrie ou l’Angola ont largement équipé leurs forces aériennes en MIG-29, Su-27, Su-30, renforçant l’influence militaire russe sous les tropiques ou au Moyen-Orient. L’atout de la Russie : ses armes étaient souvent moins coûteuses que leurs équivalents occidentaux, et vendues avec peu de conditions politiques. Le Kremlin se targuait d’être un fournisseur fiable « sans leçons de morale » : pas d’embargo pour cause de droits de l’homme, pas d’ingérence dans l’usage qui serait fait des avions – une différence marquante avec Washington. Cette souplesse diplomatique a rendu les chasseurs russes attractifs pour des gouvernements isolés sur la scène internationale. Par exemple, dans les années 2000, le Venezuela de Hugo Chavez, brouillé avec les États-Unis, s’est tourné vers Moscou pour acheter 24 Su-30 flambant neufs, contournant ainsi le refus américain de lui fournir des pièces détachées pour ses F-16 vieillissants.
Cependant, l’influence par les armes de la Russie a subi de rudes revers récents. Le conflit en Ukraine, déclenché en 2022, a non seulement mobilisé l’industrie militaire russe pour les besoins nationaux, mais aussi porté un coup à la réputation de ses avions. Les performances mitigées des chasseurs russes face à la défense ukrainienne, largement équipée de systèmes occidentaux, ont semé le doute chez certains acheteurs. Surtout, les sanctions internationales perturbent fortement les exportations : interdiction de transactions bancaires, difficultés logistiques pour livrer des pièces, et crainte pour les clients de s’exposer aux foudres de Washington (via la loi CAATSA mentionnée plus haut). Résultat, plusieurs contrats envisagés avec Moscou ont été gelés ou annulés. L’Indonésie, qui négociait l’achat de 11 Su-35, a finalement renoncé sous pression américaine et s’est reportée vers le Rafale français et le F-15 américain. La Malaisie, un temps intéressée par le Mig-35, a opté pour des chasseurs légers de conception coréenne et italienne. Même l’Inde, pourtant cliente historique, a ralenti ses commandes : New Delhi n’a pas donné suite à l’idée d’acheter le Su-57 de cinquième génération et mise désormais sur des appareils occidentaux (Rafale supplémentaires, chasseurs furtifs américains à l’étude) pour moderniser sa flotte. Le recul de la Russie est spectaculaire : sa part dans les exportations mondiales d’armes est tombée en dessous de 8 %, alors qu’elle dépassait 20 % quelques années auparavant. Ses revenus à l’export se sont effondrés de moitié entre 2016-2021 et 2022-2023. En 2023, la France lui a ravi la place de deuxième exportateur mondial, une bascule inimaginable il y a encore dix ans.
Moscou tente de compenser cette perte de vitesse en se rabattant sur les marchés où la concurrence occidentale est absente. L’Iran, sous embargo occidental, discute pour recevoir des Su-35 russes ; la Birmanie, dirigée par une junte isolée, a commandé plusieurs MiG-29 et JF-17 (ce dernier étant un modèle sino-pakistanais co-développé avec la Chine). En Afrique, la Russie mise sur des offres souples et des livraisons rapides d’appareils d’occasion ou légèrement modernisés, couplées à des accords de coopération sécuritaire (présence de conseillers, mercenaires du groupe Wagner, etc.). L’Algérie, cliente majeure depuis des décennies, continue de s’équiper en Sukhoi et Mig, quoique plus prudemment : Alger chercherait à diversifier ses acquisitions pour ne pas dépendre exclusivement de Moscou. Il se murmure même que la perspective d’une future ouverture vers les avions occidentaux (comme le F-35) incite l’Algérie à ne pas s’engager trop avant dans l’achat du Su-57 russe. Le cas de la Turquie a servi d’avertissement : membre de l’OTAN, Ankara avait évoqué la possibilité d’acheter des chasseurs russes après son éviction du F-35, mais face aux conséquences diplomatiques et aux réticences internes, elle s’est ravisée et concentre ses efforts sur un chasseur national. Cela montre que la pouvoir d’attraction de l’aviation russe s’est affaibli dès lors qu’une alternative existe.
Par ailleurs, la Russie voit surgir un concurrent inattendu sur certains de ses marchés traditionnels : la Chine. Pékin était autrefois un client (avions Sukhoi sous licence), il est devenu un rival proposant ses propres avions aux mêmes pays friands d’équipements bon marché et sans conditions politiques. Ainsi, le Pakistan, allié de longue date de la Chine, achète désormais des JF-17 et des J-10 chinois plutôt que des Mig-29 russes. La concurrence sino-russe se fait jour aussi en Afrique ou en Asie centrale, où des chasseurs légers chinois peuvent venir damer le pion aux appareils russes d’ancienne génération. Cette situation complique l’avenir de Moscou sur le marché des chasseurs : pressée par l’Occident d’un côté, talonnée par Pékin de l’autre, la Russie risque de peiner à retrouver son rang. Son unique atout reste son expérience et quelques domaines de pointe (missiles air-air performants, par exemple) ainsi que la volonté de certains États de ne pas mettre tous leurs œufs dans le panier occidental ou chinois. Mais à moyen terme, beaucoup dépendra de l’issue de la guerre en Ukraine et de la capacité russe à restaurer la confiance dans son industrie. Si son armée montre des faiblesses, qui voudra acheter un avion russe ? Déjà, les images d’hélicoptères et de Sukhoi abattus ou tombés en panne alimentent une perception négative. En clair, la diplomatie par les ventes d’avions, jadis atout du Kremlin, est en crise. Moscou devra redoubler d’efforts, peut-être brader ses prix ou offrir des arrangements exceptionnels, pour conserver ses derniers clients et éviter que son influence ne s’étiole encore plus.

La Chine : un nouvel acteur ambitieux sur le marché aéronautique militaire
Jusqu’à récemment, la Chine était absente du club des vendeurs de chasseurs haut de gamme. Mais en à peine une décennie, Pékin s’est lancé agressivement à la conquête de ce marché stratégique. Fort d’une industrie aéronautique en progrès constant, appuyé par des offres politico-économiques globales, le régime chinois utilise la vente d’avions de combat comme une extension de son initiative des Nouvelles Routes de la Soie. Chaque nouveau partenariat économique noué par la Chine dans le monde s’accompagne désormais d’une composante militaire. On l’a vu en Afrique (vente de drones armés, de jets d’entraînement), au Moyen-Orient (missiles et drones aux alliés de seconde ligne) et de plus en plus en Asie et Amérique latine. Pékin entend concurrencer la Russie et l’Occident sur le terrain des avions de chasse pour asseoir son statut de grande puissance.
Son argumentaire de vente défie frontalement les modèles américain et russe : la Chine promet des avions modernes à coût réduit, sans condition politique ni restriction d’usage. Cela signifie qu’un pays acheteur de chasseurs chinois n’aura pas à craindre un embargo de munitions ou une désactivation à distance du logiciel en cas de brouille diplomatique. Pékin se pose en fournisseur “neutre” ne se mêlant pas des affaires intérieures. Cette approche séduit des États cherchant à diversifier leurs acquisitions pour échapper aux pressions occidentales. Un cas emblématique vient d’Amérique latine : la Colombie, alliée traditionnellement alignée sur Washington, a récemment adhéré à la stratégie chinoise des Routes de la Soie. Dans la foulée, lors d’une visite du président Gustavo Petro à Pékin fin 2023, la Chine a proposé un accord de défense incluant la vente de 24 chasseurs J-10CE à Bogota. Officiellement, ces avions seraient cédés en tant que « partenariat stratégique » et non comme une simple transaction commerciale, presque comme un “cadeau” pour sceller la nouvelle entente. Surtout, Pékin garantit à la Colombie aucune restriction sur l’utilisation de ces J-10, aucun risque de pénurie de pièces détachées imposée de l’extérieur, et aucune ingérence quant à leur déploiement opérationnel. Ce discours de non-ingérence militaire tranche avec les politiques américaines souvent perçues comme intrusives. Pour Bogota, encore hésitante, l’offre est alléchante car elle lui permettrait de montrer son indépendance vis-à-vis des États-Unis tout en renforçant ses capacités aériennes. Si elle se concrétise, cette affaire marquerait un tournant : voir un pays d’Amérique du Sud équipé de chasseurs chinois signerait l’entrée de Pékin dans une zone historiquement réservée à l’influence US.
La Chine mise également sur des campagnes de communication offensives pour promouvoir ses avions. Sur les réseaux sociaux et via certains diplomates, elle n’hésite pas à dénigrer les appareils concurrents afin de valoriser les siens. Par exemple, après la révélation qu’un Rafale indien s’était écrasé ou avait été prétendument abattu au Cachemire, la propagande chinoise s’est empressée de clamer la supériorité de ses jets face au fleuron français. Des comptes liés à l’armée chinoise ont diffusé des infographies comparant les performances ou relayé de fausses informations – comme une vidéo truquée montrant un J-20 effectuer un décollage vertical impossible en réalité – pour impressionner le public et semer le doute sur la technologie occidentale. L’objectif est clair : imposer l’image d’une industrie aéronautique chinoise de pointe, au moins équivalente sinon supérieure à celle des Européens ou des Russes, et présenter ses avions comme le choix de l’avenir pour les pays émergents. Pékin sait toutefois que la plupart des alliés des États-Unis lui resteront fermés ; c’est pourquoi il cible les clients situés en dehors de l’orbite occidentale ou désireux de s’en affranchir partiellement. En Asie du Sud, le Pakistan est devenu un véritable laboratoire pour les chasseurs chinois : Islamabad a co-développé le JF-17 Thunder avec Pékin, un avion léger et peu coûteux qui équipe désormais son armée de l’air. Plus récemment, le Pakistan a acquis 25 J-10CE (version export du J-10 chinois) afin de contrer la menace des Rafale indiens. Ces J-10 pakistanais ont été exhibés fièrement lors d’un défilé militaire, signe que la Chine fournit désormais des avions de classe intermédiaire capables de tenir leur rang face aux appareils occidentaux de la région.
D’autres pays ont suivi ce chemin : la Birmanie a réceptionné quelques JF-17 pour moderniser sa flotte, le Nigéria également. Même des États du Golfe commencent à s’intéresser à l’offre chinoise : les Émirats arabes unis ont commandé en 2022 un lot de drones Wing Loong et de petits avions d’entraînement L-15 chinois, diversifiant leurs sources d’armement malgré leur partenariat principal avec l’Occident. La promotion chinoise s’accompagne souvent de conditions financières avantageuses : facilités de paiement, prêts chinois à taux bas, voire troc partiel avec des ressources naturelles. Par exemple, on suspecte que certaines livraisons d’armes chinoises en Afrique ont été réglées via des concessions minières ou pétrolières accordées à Pékin. Cette approche globale – développement d’infrastructures, investissements économiques, et en parallèle ventes d’armes – permet à la Chine de s’implanter solidement dans des pays auxquels elle n’aurait pas eu accès militairement il y a 20 ans.
Techniquement, les chasseurs chinois rattrapent leur retard. Le J-20 est désormais opérationnel en Chine, bien que Pékin le garde pour son usage propre pour l’instant. Mais un projet d’exportation de chasseur furtif existe (souvent évoqué sous le nom de J-35 ou FC-31), explicitement destiné aux partenaires étrangers. Si ce chasseur de 5e génération exportable voit le jour, il pourrait concurrencer le F-35 sur certains marchés non-occidentaux d’ici la fin de la décennie. En attendant, la Chine vend surtout des avions de 4e génération améliorée, comparables aux F-16V américains ou aux Mig-35 russes, avec l’avantage du prix bas et de l’absence de restrictions politiques. Bien sûr, Pékin doit surmonter la méfiance sur la qualité de ses matériels (non éprouvés au combat face à un adversaire moderne) et la réticence de certaines armées à changer de doctrine pour du matériel chinois. Mais sa progression est indéniable. En 2021-2022, la Chine figurait déjà parmi les quatre plus gros exportateurs d’armes. Ses parts de marché restent modestes (environ 5 %), mais en forte hausse. Chaque contrat remporté face à un concurrent occidental ou russe est mis en avant comme une victoire stratégique.
En jouant sur la diplomatie (gains d’alliances via la livraison d’armes sans condition) et sur le lobbying (propagande, démonstrations lors de salons aéronautiques internationaux, etc.), la Chine se positionne en challenger sérieux pour l’avenir. Il est révélateur que dans certaines analyses occidentales, on commence à craindre une “offensive chinoise” dans le domaine des ventes d’armes, avec à la clé une érosion de l’influence américaine dans certaines régions. Le cas de la Colombie évoqué plus haut est surveillé de près à Washington. De même, en Asie du Sud-Est, Pékin courtise des pays comme la Malaisie ou le Bangladesh qui, pour l’instant, achètent encore européen ou russe. Un succès chinois là-bas ferait basculer l’équilibre régional. À terme, le lobbying et la diplomatie chinoise pourraient redessiner la carte des alliances militaires, tout comme l’aide militaire soviétique l’avait fait durant la guerre froide. Cela explique que les contrats d’avions de chasse dépassent largement la simple dimension économique : ce sont des actes politiques, des choix d’orientation mondiale. Chaque Rafale vendu, chaque F-35 livré ou chaque J-10 exporté est le reflet d’un rapport de force et d’influence.
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