
Les universités de défense chinoises renforcent leurs partenariats sino-russes, contournant sanctions et contrôles à l’export et accélérant l’aérospatial.
En résumé
Depuis 2019, toutes les 68 universités chinoises liées au complexe militaro-industriel ont « intensifié » leurs liens avec des établissements russes. Cette dynamique, documentée par l’ASPI, connecte des pôles clés : Beihang–MAI sur les moteurs d’avions, Xi’an Technological University–Peter the Great SPbPU sur les systèmes d’armes, et le Harbin Institute of Technology (HIT) avec Bauman et d’autres partenaires russes. Effet de ciseau : Moscou récupère du savoir-faire et de la R&D à technologies à double usage malgré les sanctions, Pékin puise dans les niches d’excellence russes (propulsion, hydro-aérodynamique) tout en offrant son avance en drones, matériaux et algorithmie. Le commerce bilatéral a atteint environ 245 Md$ (≈ 228 Md€) en 2024, signe d’un écosystème en forte interdépendance. Pour les Européens et les Américains, l’enjeu est clair : sans gouvernance des collaborations académiques et contrôle des flux de connaissances, les régimes de sanctions et contrôles à l’export perdent en efficacité.
Le constat : un maillage académique qui compense les sanctions
Les travaux récents de l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI) indiquent que les 68 établissements chinois officiellement rattachés au système de défense ont « approfondi ou fortement approfondi » leurs collaborations de recherche avec des institutions russes depuis 2019. Ce n’est pas un épiphénomène : la trajectoire s’inscrit dans le « partenariat sans limites » proclamé par Pékin et Moscou le 4 février 2022, puis consolidé par des visites d’État en 2024–2025. Dans les faits, ce maillage donne à la Russie un accès indirect à des résultats scientifiques, à des plateformes d’essais et à des compétences humaines à technologies à double usage dont elle est privée par les sanctions occidentales. À l’inverse, il ouvre aux groupes et laboratoires chinois des niches d’excellence russes en aéro-propulsion, mécanique des fluides, mesures à haute température ou essais d’endurance. Autrement dit, les sanctions ralentissent les flux matériels, mais la connaissance circule via des co-encadrements, doubles diplômes et laboratoires conjoints.
Les partenariats clés : de l’atelier moteur aux essaims de drones
Plusieurs duos structurent la coopération. Beihang University (membre des Seven Sons of National Defense) et le Moscow Aviation Institute (MAI) mènent un master conjoint depuis 2017 en aéronautique et moteurs d’avions, avec un objectif explicite : passer de la « copie et test » à la conception indépendante côté chinois. À la clé : transferts croisés en conception de turbomachines, matériaux à haute tenue et essais bancs. Xi’an Technological University a, pour sa part, ouvert en 2023 un institut commun avec Peter the Great St. Petersburg Polytechnic University (SPbPU), doté de capacités de recherche en hydro-aérodynamique et connecté au tissu militaro-industriel russe. Enfin, le Harbin Institute of Technology (HIT) — sanctionné par Washington en 2020 — pilote l’Association des Universités Techniques Sino-Russes (ASRTU) depuis 2011 et multiplie centres et programmes conjoints (dont un centre de science avec St. Petersburg State University). Ces architectures académiques servent de « ponts » pour des thèmes sensibles : dynamique d’essaims, navigation autonome, matériaux CMC, contrôle thermique et capteurs embarqués.
Dans le domaine des drones, la Russie s’appuie sur des plateformes éprouvées telles que Orlan-10 (conçue par le Special Technology Center, sanctionné par les États-Unis et l’UE). Les besoins opérationnels liés à l’Ukraine (reconnaissance, acquisition d’objectifs, guerre électronique) créent une demande de composants, de logiciels et de méthodes de production où les laboratoires chinois sont compétents. Ce continuum recherche-industrie alimente des gains incrémentaux : gestion du spectre, liaisons de données redondantes, intégration de désignateurs laser, et résistance aux brouillages.
Le moteur d’avion : un échange d’intérêts très concret
Côté chinois, l’axe critique reste la propulsion. Malgré les progrès du WS-10 et l’arrivée du WS-15 sur J-20 (vols d’essais et montée en cadence annoncée depuis 2023), la fiabilité à très long terme et la tenue matériaux sous températures extrêmes demeurent des points durs. La Russie conserve ici un avantage historique (familles AL-31/AL-41), fruit de décennies d’ingénierie et de retour d’expérience. Pour Pékin, coopérer avec MAI, Bauman ou d’autres pôles russes sécurise des briques de savoir-faire appliquées : géométries d’aubes et aubes creuses, refroidissement transpirant, segmentations de joints, roulements à grande vitesse, et protocoles d’essais endurants. Pour Moscou, l’intérêt est symétrique : matériaux, simulation numérique avancée, fabrication additive, et méthodes d’optimisation issues de l’écosystème chinois peuvent compenser le tarissement de composants occidentaux. Le résultat est un contournement technologique : pas d’export direct d’un turbofan sous sanctions, mais un continuum de résultats académiques et de talents qui raccourcit les cycles de maturation.
Sur le plan opérationnel, l’équation est simple : un moteur plus chaud et plus endurant augmente la poussée spécifique, réduit la masse carburant pour un même rayon d’action et libère des marges électriques et thermiques pour capteurs et armements. C’est précisément la zone d’interdépendance : les warfighters russes veulent tenir le tempo en Ukraine et moderniser leur flotte ; les industriels chinois visent la performance sur chasseurs et UCAV lourds à horizon 5–10 ans.

Les chiffres : commerce, co-publications et capacités de formation
Le commerce bilatéral a culminé à ~240 Md$ en 2023 et ~244,8 Md$ en 2024 (≈ 228 Md€), reflet d’une reconfiguration des chaînes d’approvisionnement (énergie vers la Chine, biens industriels vers la Russie). Dans le même temps, la part des articles russes co-publiés avec des auteurs basés en Chine a dépassé les co-publications avec l’Allemagne et les États-Unis, même si le volume total plafonne : la dépendance scientifique russe se déplace vers l’Est. Sur les 68 universités de défense chinoises, l’ASPI observe une intensification systémique des liens avec la Russie depuis 2019, en particulier dans l’aérospatial, la robotique et les technologies à double usage. Sur la formation, l’infrastructure est déjà là : l’institut conjoint HIT–Bauman accueille 59 étudiants de premier cycle (double cursus Russie/Chine) et un nouveau centre scientifique avec St. Petersburg State University forme plus de 1 500 étudiants chinois et russes. Ces ordres de grandeur montrent que la coopération ne repose pas sur des signatures de salons : elle produit des cohortes d’ingénieurs, des thèses co-encadrées et des bases de données expérimentales partagées.
Les réponses occidentales : sanctions, listes et hygiène académique
L’approche occidentale combine sanctions sectorielles, contrôles à l’export (EAR) et listes d’entités : le HIT a été placé sur la liste BIS dès 2020 ; des révisions récentes (2025) durcissent encore les entrées, et des vagues de sanctions ciblent les réseaux d’évasion (dont ceux liés au Special Technology Center, acteur clé de l’Orlan-10). Côté universités, on voit émerger des politiques de « due diligence » : traçabilité des projets, cartographie des co-auteurs, stop-list sur les sujets sensibles (guidage, propulsion, crypto-GNSS, etc.). En Europe, des enquêtes sur des coopérations « sensibles » (ex. essaims de drones avec des membres des Seven Sons) ont conduit à reconfigurer ou suspendre des projets. Soyons francs : sans gouvernance robuste des collaborations académiques et des financements, sanctions et contrôles restent poreux, car l’objet sanctionné (un composant) n’est pas l’objet qui circule (la connaissance).
Les conséquences pour l’Europe et l’industrie : prioriser le risque et choisir ses batailles
Pour les industriels européens de l’aérospatial et leurs partenaires académiques, trois implications :
- Priorisation du risque : cartographier finement sujets, laboratoires et co-tutelles connectés aux Seven Sons of National Defense, et cesser les projets où le transfert est non-contrôlable (code source, algorithmes d’optimisation, data d’essais).
- Réalisme technologique : comprendre que les partenariats sino-russes ne visent pas uniquement des résultats de court terme en Ukraine ; ils cherchent à combler des lacunes structurelles (propulsion) et à capitaliser des forces (navigation, capteurs, essaims) sur 5–10 ans.
- Protection des talents : éviter que des thésards et postdocs financés en Europe alimentent, parfois malgré eux, des lignes de produit duales. Cela suppose des clauses de contrôle de publication, des évaluations éthiques techniques et, oui, la possibilité d’un « non » assumé par les universités lorsqu’un projet coche trop de cases rouges. Enfin, l’UE doit traiter la donnée expérimentale comme un actif stratégique : le « papier » ne dit pas tout, mais des corpus de mesures, modèles et scripts suffisent à accélérer la R&D des deux côtés de l’Oural. C’est la zone où l’Europe peut encore être ferme, sans posture morale inutile : définir des lignes rouges opérationnelles, pas des slogans.
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