F-35 trop cher : la Suisse contrainte de réduire sa flotte de chasse

F-35 Suisse

Le prix des F-35A dépasse l’enveloppe votée. Berne veut acheter “le maximum” sous 6 milliards CHF, au risque de rogner sa défense aérienne.

En résumé

La Suisse s’apprête à acheter moins que les 36 F-35A initialement prévus, parce que l’enveloppe d’acquisition validée par référendum — budget de 6 milliards CHF — ne suffit plus. Après une séance du Conseil fédéral, Berne a demandé au DDPS d’acquérir le plus grand nombre possible d’avions dans ce plafond, alors que Washington conteste l’idée d’un prix fixe. Les hausses annoncées s’expliquent par l’inflation, des tensions de chaîne d’approvisionnement, et des ajustements de configuration. Le débat dépasse la commande : il touche la crédibilité du processus Air2030, la soutenabilité du coût d’exploitation sur 30 ans, et la capacité réelle à tenir la mission de capacité de police du ciel quand les F/A-18 arriveront en fin de vie. La Suisse se retrouve face à trois options : payer plus, acheter moins, ou réduire des éléments associés (simulateurs, équipements, armements), au prix d’une capacité amoindrie.

Le cadre politique et budgétaire qui enferme Berne

La décision suisse est d’abord un problème de gouvernance. La somme de 6 milliards de francs suisses n’est pas un chiffre “indicatif”. Elle vient d’un vote, donc d’un contrat politique interne. Quand le Conseil fédéral annonce désormais qu’il faut acheter “le maximum possible” dans ce plafond, il admet implicitement que le plan “36 avions” n’est plus tenable sans rallonge.

Le point dur, c’est la divergence d’interprétation sur le prix. Côté suisse, l’achat a été présenté comme compatible avec un plafond, avec l’idée que l’accord garantissait un montant maîtrisé. Côté américain, des échanges ultérieurs ont contredit cette lecture et évoqué une incompréhension sur le caractère réellement verrouillé du prix. Dit simplement : Berne a vendu à l’opinion une sécurité budgétaire que Washington ne reconnaît pas pleinement. Dans une démocratie directe, ce type de décalage est toxique. Il crée une suspicion durable : si la promesse de départ ne tient pas, le reste du programme devient politiquement fragile, même si l’avion est jugé performant.

La conséquence immédiate est mécanique. Si le prix unitaire “packagé” augmente, la quantité diminue. Et comme une flotte de chasse n’est pas une collection d’appareils, réduire le nombre impacte la disponibilité opérationnelle (maintenance, entraînement, alertes), pas seulement l’affichage.

Les raisons techniques et industrielles derrière la hausse des coûts

Les explications mises en avant convergent : hausse des matières premières, énergie, inflation, perturbations industrielles, et effets de calendrier. Sur le papier, cela paraît banal. En réalité, sur un programme comme le F-35, ces facteurs se transforment vite en addition lourde, car tout est interconnecté : cellule, moteur, avionique, logiciels, cybersécurité, chaînes logistiques et standards de certification.

Le premier moteur, c’est l’inflation et l’indexation implicite de coûts de production et de sous-traitance. Les États-Unis ont pointé des hausses liées aux coûts globaux et à la supply chain. Même si le F-35 est désormais produit à cadence industrielle, il reste dépendant d’un réseau international de pièces et de composants, dont certains sont sous contrainte depuis la période post-Covid.

Le second moteur, c’est la configuration réelle livrée. Un avion de combat n’est pas “complet” sans ses équipements de mission, ses liaisons, ses suites de guerre électronique, ses moyens de simulation, et surtout ses armements. Une partie du débat suisse porte justement sur ce qui est inclus ou non dans la facture d’acquisition, et sur ce qui bascule vers des achats futurs. Là, la franchise est utile : si l’avion arrive “nu” sur certains segments, la dépense ne disparaît pas, elle est seulement repoussée, et elle revient en pleine figure au moment où l’avion doit être réellement employable.

Troisième moteur, plus sournois : le temps. Plus un programme s’étire, plus il faut gérer l’obsolescence, la mise à jour logicielle, la requalification d’équipements et l’intégration de standards. Sur le F-35, l’actualité récente des modernisations (notamment les sujets de mise à niveau et de livraison de capacités complètes) rappelle que l’avion est une plateforme logicielle autant qu’une cellule. Or le logiciel coûte, et il coûte longtemps.

Les ordres de grandeur : acquisition, exploitation et maintenance sur 30 ans

Sur l’acquisition, la Suisse avait communiqué dès 2021 sur une enveloppe d’achat sous le plafond, et un coût total sur 30 ans estimé à environ 15,5 milliards CHF pour l’achat et l’exploitation du système (soit autour de 16 à 17 milliards d’euros selon le taux). Cette projection de long terme est centrale, car la dépense principale d’un chasseur n’est pas l’achat, mais le maintien en condition opérationnelle et l’activité (carburant, pièces, main-d’œuvre, rechanges, réparations, mises à niveau).

Sur le plan américain, les chiffres publics donnent aussi une idée de la pente : la GAO indiquait en 2024 que le DoD estimait à environ 6,6 millions de dollars par an le coût pour opérer et soutenir un F-35A côté US Air Force. Ce n’est pas la Suisse, ce n’est pas la même structure de coûts, mais l’ordre de grandeur rappelle une réalité : l’avion est cher à faire voler et à maintenir disponible, même après des années d’efforts d’optimisation.

Il faut donc distinguer trois lignes qui finissent toujours par se rejoindre :

  • L’acquisition (avions, simulateurs, infrastructures, soutien initial).
  • Le fonctionnement annuel, lié au coût d’exploitation : heures de vol, maintenance programmée, rechanges, personnels.
  • Les modernisations, qui sont le “quatrième terme” souvent sous-estimé : mises à jour logicielles, adaptations, nouvelles menaces, nouvelles munitions, cybersécurité.

Enfin, il y a le coût à l’heure de vol. Les chiffres varient selon méthodes (coût direct vs coût complet), mais le fait important n’est pas le chiffre exact : c’est la tendance. Les autorités américaines cherchent depuis des années à réduire ce coût, précisément parce qu’il conditionne le volume d’entraînement et donc le niveau de préparation. Pour un petit pays, la sensibilité est encore plus forte : si chaque heure coûte trop, on vole moins, et si on vole moins, la compétence baisse.

F-35 Suisse

Les conséquences opérationnelles pour l’armée suisse

Réduire la flotte touche trois capacités concrètes.

D’abord, la permanence d’alerte. La mission de police du ciel impose des avions armés, prêts, avec des équipages entraînés, 24h/24 si la posture l’exige. Une flotte plus petite signifie moins d’avions disponibles en même temps, car une partie est toujours immobilisée (maintenance, inspections, mises à jour). La Suisse peut compenser en volant moins ou en acceptant des fenêtres de vulnérabilité. Ce sont des choix politiques, mais il faut les nommer : “acheter moins” n’est pas neutre.

Ensuite, la formation. Avec moins d’avions, on tend à concentrer l’activité sur quelques appareils, ce qui accélère l’usure et augmente la dépendance au soutien industriel. On peut remplacer une part de vol réel par de la simulation, mais cela ne règle pas tout : certaines compétences (gestion du stress, météo, incidents, intégration réelle) exigent du vol.

Enfin, la crédibilité de dissuasion. La Suisse n’est pas dans une posture de projection, mais elle doit garantir l’intégrité de son espace aérien. Si la flotte descend sous un seuil critique, l’adversaire potentiel (ou même un acteur opportuniste) peut intégrer l’idée qu’il existe des moments où la couverture est plus faible. La dissuasion repose aussi sur la continuité.

Une autre conséquence, rarement dite : la planification des achats futurs. Des sources récentes évoquent que le besoin suisse à terme pourrait être supérieur au seul lot de 36, avec une réflexion plus large sur la défense aérienne. Si c’est le cas, réduire maintenant revient soit à repousser une partie du besoin, soit à préparer une seconde commande plus tard, dans un contexte politique encore plus tendu. On retarde alors le problème, sans le supprimer.

Le nœud du scandale : la confiance entre promesse publique et contrat réel

Ce dossier devient explosif pour une raison simple : la Suisse n’a pas seulement acheté un avion, elle a “vendu” une équation au pays. Le message de 2021 tenait en une phrase : meilleur rapport capacité/prix, dans le plafond. Si, quatre ans plus tard, l’État explique que le plafond ne permet plus d’acheter le nombre annoncé, une partie de l’opinion conclura que l’évaluation a été trop optimiste, ou que la communication a été volontairement rassurante.

Il faut être direct : dans ce type de programme, l’ambiguïté sur le prix est une faute politique. Soit le prix est réellement verrouillé, juridiquement opposable, et alors il faut le faire respecter. Soit il ne l’est pas, et il fallait le dire dès le départ, en assumant qu’il existe un risque de hausse. Le “malentendu” est une zone grise qui détruit la confiance, parce qu’il ressemble à une pirouette : chacun peut prétendre avoir raison.

Et ce débat a un prolongement stratégique : dépendance aux États-Unis pour la fourniture, les mises à jour, une part du soutien, et la dynamique de politique commerciale (les épisodes de tensions tarifaires ont alimenté le malaise). Même si l’armée suisse n’est pas alignée sur l’OTAN comme membre, elle s’insère de plus en plus dans un environnement européen où l’interopérabilité compte. Le F-35 apporte une compatibilité, mais il apporte aussi une dépendance structurelle. C’est un arbitrage, pas une évidence.

Les scénarios réalistes pour Berne et ce qu’ils impliquent

Berne a, en pratique, trois trajectoires.

La première : payer plus. C’est la voie la plus simple techniquement, mais la plus dure politiquement. Il faut revenir devant le Parlement, et surtout assumer face au pays que le plafond du référendum ne suffit plus. Dans le contexte actuel, ce sera interprété comme un échec de pilotage.

La deuxième : acheter moins, ce qui est l’option annoncée. Elle préserve la règle politique du plafond, mais elle réduit la capacité. Elle peut être masquée temporairement par de la simulation et une gestion fine des disponibilités, mais elle finit par se voir : moins d’avions, c’est moins de marge.

La troisième : réduire des éléments associés. Moins de simulateurs, moins de stocks, des options repoussées, des armements achetés plus tard. C’est souvent le compromis “comptable” préféré, parce qu’il permet d’afficher un nombre d’avions. Mais c’est aussi le plus risqué : on se retrouve avec une flotte qui existe sur le papier, mais qui manque de profondeur logistique ou de munitions, donc qui ne tient pas un scénario de crise.

Le pire serait de choisir un mélange non assumé : acheter moins, rogner l’écosystème, et promettre que “tout ira bien”. L’aviation de chasse est un domaine où les demi-mesures se paient cash, parce que la technique et l’entraînement ne pardonnent pas.

Sources

  • Dépêches Reuters du 25 juin 2025, 13 août 2025 et 12 décembre 2025 sur le différend de prix, les risques de surcoûts et la décision suisse de réduire l’achat.
  • Communiqué officiel du Conseil fédéral (DDPS/VBS) du 30 juin 2021 sur Air2030 : choix du F-35A et estimation de coût total sur 30 ans.
  • Breaking Defense, 12 décembre 2025 : estimation de hausse d’environ 610 millions de dollars et explications (inflation, matières premières, supply chain).
  • GAO, avril 2024 : rapport sur la soutenabilité du F-35, coûts d’exploitation et de soutien, et trajectoire de coût total.
  • CBO, juin 2025 : analyse des coûts d’exploitation et de soutien du F-35 et des tendances de dépenses.

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