Entre Ariane 6, Vega-C et l’arrivée des microlanceurs, l’Europe joue sa souveraineté spatiale. Budgets, retards et concurrence privée créent un moment décisif.
En résumé
L’Europe retrouve progressivement un accès autonome à l’espace, mais ce retour reste fragile. Après une « crise des lanceurs » marquée par la retraite d’Ariane 5, l’arrêt de Soyuz en Guyane et l’immobilisation de Vega-C, le premier vol d’Ariane 6 en juillet 2024 puis le retour en vol de Vega-C en décembre 2024 ont rouvert la porte des orbites institutionnelles européennes. Dans le même temps, la European Space Agency (ESA) vient d’obtenir un budget record de 22,1 milliards d’euros sur trois ans, dont 4,4 milliards pour le transport spatial, afin de financer Ariane 6, Vega-C et une nouvelle génération de microlanceurs privés. Pourtant, la dépendance ponctuelle à SpaceX, l’explosion des besoins (Galileo, Copernicus, Iris², défense) et l’absence d’une vision vraiment unifiée rendent ce « moment SpaceOps » déterminant : soit les lanceurs européens gagnent en fiabilité et en compétitivité, soit le continent restera durablement client des autres puissances spatiales.
Le retour sous tension de l’accès autonome à l’espace
Pendant près d’un an, l’Europe n’a plus disposé d’aucun lanceur opérationnel pour placer ses propres satellites en orbite. La fin d’Ariane 5 en juillet 2023, l’échec du premier vol Vega-C fin 2022 et l’arrêt des Soyuz russes en Guyane après l’invasion de l’Ukraine ont créé une « trappe de lancement » inédite.
Le premier vol d’Ariane 6, le 9 juillet 2024, a permis de rétablir une capacité lourde, malgré un problème de manœuvre de désorbitation de l’étage supérieur, sans impact sur la mise en orbite des charges utiles. Le lanceur lourd a ainsi validé sa capacité à placer jusqu’à 21,6 tonnes en orbite basse (LEO) et environ 11,5 tonnes en orbite de transfert géostationnaire (GTO) dans sa configuration A64.
Le 5 décembre 2024, Vega-C a réussi son vol de retour en plaçant Sentinel-1C sur orbite héliosynchrone à environ 700 kilomètres, confirmant sa capacité à emporter jusqu’à 2,2 tonnes en orbite polaire.
Aujourd’hui, le socle du lancement spatial européen repose donc sur un duo clairement identifié :
- Ariane 6, lanceur lourd pour missions gouvernementales, commerciales et constellations, capable de lancer jusqu’à 80 petits satellites sur une seule mission en orbite basse.
- Vega-C, lanceur léger à moyen pour satellites d’observation, missions scientifiques et petits clusters commerciaux.
Ce retour en vol ne signifie pas que la crise est close. Les premiers vols opérationnels d’Ariane 6, repoussés à 2025, laissent encore un carnet de commandes sous tension, tandis que certains programmes européens – satellites Galileo ou missions Proba, par exemple – ont dû s’en remettre à SpaceX ou à des lanceurs indiens pour éviter de nouveaux retards.
La bataille des budgets et la question de qui paie
Le Conseil ministériel de l’ESA réuni à Brême en novembre 2025 a acté un tournant financier. Les 23 États membres ont validé un budget de 22,1 milliards d’euros sur trois ans, soit une hausse d’environ 30 % par rapport à la période 2023-2025 (16,9 milliards d’euros).
Sur ce total, 4,4 milliards d’euros sont dédiés au transport spatial, incluant les évolutions d’Ariane 6, Vega-C, ainsi que le financement du « European Launcher Challenge » destiné à stimuler une offre concurrentielle de microlanceurs privés.
Ce budget se superpose aux enveloppes de l’Union européenne :
- le programme spatial européen 2021-2027 (Galileo, EGNOS, Copernicus) à 14,8 milliards d’euros ;
- la constellation sécurisée Iris², un programme de l’ordre de 10 à 10,6 milliards d’euros financé à 61 % par l’argent public et à 39 % par l’industrie.
En pratique, le lancement spatial européen est donc payé trois fois :
- par les contributions obligatoires à l’ESA, calculées au prorata du PIB national ;
- par les programmes optionnels auxquels les États « s’abonnent » (lanceurs, télécommunications, exploration) ;
- par les lignes budgétaires de l’UE, qui achètent des lancements pour les missions Galileo, Copernicus ou Iris².
Cette architecture financière complexifie la gouvernance : chaque pays cherche un retour industriel proportionnel à sa mise, ce qui limite les restructurations et rend difficile la concentration sur la seule compétitivité face à Falcon 9 ou aux futurs lanceurs de Blue Origin.
La dépendance à SpaceX et l’enjeu de souveraineté
La « crise des lanceurs » a mis en lumière une réalité politique embarrassante : pour lancer des satellites Galileo, piliers de sa propre navigation par satellite, l’Europe a dû affréter des Falcon 9 américains en 2024.
Au-delà du symbole, cette dépendance pose plusieurs problèmes concrets :
- risque d’arbitrage politique en cas de crise transatlantique ou de tensions commerciales ;
- priorité donnée, en dernier ressort, au manifeste de SpaceX et à ses clients privés ;
- exposition aux règles ITAR américaines pour certaines charges utiles sensibles.
Les industriels européens ne s’y trompent pas. Le PDG de Thales a publiquement mis en garde contre une dépendance excessive à des constellations privées type Starlink, rappelant que les infrastructures critiques doivent rester sous contrôle direct des États ou de l’Union.
La mise en place d’Iris² illustre cette volonté de reprendre la main : avec environ 290 satellites prévus et un début de service autour de 2030, le système doit offrir des liaisons sécurisées aux gouvernements européens ainsi que des services commerciaux, en complément des opérateurs privés.
L’accès au lancement devient donc un enjeu de souveraineté spatiale au même titre que la constellation elle-même. Sans lanceurs fiables et compétitifs, Iris² risquerait d’être… mise en orbite par les concurrents de l’Europe.
Les nouveaux microlanceurs et la montée en puissance du NewSpace européen
Face au duo Ariane 6 / Vega-C, une galaxie d’acteurs privés tente d’occuper le créneau des petits lancements dédiés. L’objectif est double : offrir des solutions plus flexibles et faire émerger un « SpaceX européen », ou au moins un écosystème capable de tirer les prix vers le bas.
Parmi les candidats les plus avancés :
- Isar Aerospace (Allemagne), avec la fusée Spectrum, a réalisé un premier vol d’essai depuis Andøya (Norvège) en mars 2025. Le vol a duré une trentaine de secondes avant une destruction contrôlée en mer, mais l’entreprise revendique un succès technologique et vise jusqu’à 40 fusées produites par an.
- Rocket Factory Augsburg (RFA) prépare RFA One, un microlanceur de 30 mètres capable d’emporter environ 1,3 tonne en orbite polaire, avec un coût annoncé autour de 3 millions d’euros par lancement. L’entreprise vise un premier vol orbital depuis SaxaVord, en Écosse, à partir de 2025.
- PLD Space (Espagne) développe Miura 5, lanceur partiellement réutilisable destiné aux petites charges en orbite basse, avec un premier vol prévu depuis Kourou à partir de 2026.
- MaiaSpace (France) conçoit Maia, mini-lanceur réutilisable propulsé au biométhane et à l’oxygène liquide, ciblant des charges de 500 à 4 000 kg selon l’orbite, avec un premier vol visé vers 2026.
Ces projets bénéficient d’un soutien indirect via l’European Launcher Challenge (plus de 900 millions d’euros engagés par les États), mais restent soumis à une dure loi économique : pour être crédibles face à Falcon 9 rideshare ou aux lanceurs indiens, ils doivent atteindre des cadences élevées et un prix au kilogramme compétitif, tout en composant avec un marché européen encore modeste.
Les faiblesses structurelles de l’Europe face aux États-Unis, à la Russie et à la Chine
Sur le papier, l’Europe dispose d’atouts solides :
- un tissu industriel complet couvrant toute la chaîne de valeur ;
- des programmes institutionnels robustes (Galileo, Copernicus, Iris²) ;
- des infrastructures éprouvées comme le Centre spatial guyanais.
Mais les chiffres restent brutaux. Le budget spatial américain représente environ 60 % du budget spatial mondial, contre à peine 10 % pour l’Europe, avec en plus une part de défense bien plus importante outre-Atlantique.
La Chine a multiplié ses lancements (plus de 60 tirs annuels), dispose d’une gamme complète de lanceurs Long March et développe des projets réutilisables. La Russie, malgré les sanctions, conserve une capacité de lancement fiable avec Soyuz et Proton, tandis que le secteur privé américain s’appuie sur des dizaines de tirs Falcon 9 par an, un Starship en montée en puissance, et d’autres acteurs comme Rocket Lab.
Face à cela, l’industrie spatiale européenne souffre de plusieurs faiblesses :
- une fragmentation politique, illustrée par la persistance de la règle du « retour géographique », qui complexifie toute rationalisation industrielle ;
- des coûts structurels plus élevés, liés aux cadences modestes et à la faible réutilisation ;
- une difficulté à attirer massivement les capitaux privés, bien qu’Isar Aerospace ait déjà levé plus de 400 millions d’euros.

La fenêtre d’opportunité à ne pas laisser passer
Le moment « SpaceOps » que connaît l’Europe est donc plus qu’une simple séquence budgétaire. Il s’agit d’une fenêtre d’opportunité étroite où plusieurs dynamiques se croisent :
- un budget ESA au plus haut, avec des marges de manœuvre inédites pour les lanceurs européens ;
- une prise de conscience des risques liés à la dépendance envers SpaceX et les infrastructures américaines ;
- l’émergence de microlanceurs privés capables, à terme, de bousculer l’économie traditionnelle des grands lanceurs.
Si Ariane 6 parvient à enchaîner des vols fiables, si Vega-C maintient son rythme et si deux ou trois nouveaux acteurs privés survivent à la phase de démonstration pour atteindre une cadence industrielle, l’Europe pourrait disposer d’ici la fin de la décennie d’un « bouquet » de solutions couvrant de quelques centaines de kilogrammes à plus de 20 tonnes en orbite basse.
Dans le cas contraire, le continent risque de rester durablement dans une position inconfortable : une puissance spatiale de rang mondial sur le papier, mais dépendante des autres pour envoyer dans l’espace ses propres symboles de puissance – satellites militaires, constellations souveraines et missions scientifiques emblématiques.
Ce moment charnière ne se jouera pas seulement sur les pas de tir de Kourou, d’Andøya ou de SaxaVord, mais aussi dans la capacité politique des Européens à accepter qu’un lanceur doit d’abord être compétitif avant d’être « équitablement » réparti entre les drapeaux.
Sources
Aviation Week, « SpaceOps: Europe Faces A Make-Or-Break Moment In Launch », 25 novembre 2025.
ESA, « Ensuring autonomous access to space for Europe », fiches Ariane 6 et Vega-C, 2024-2025.
ESA, communiqués « Vega-C complete for return to flight » et historique des lancements Vega-C.
Reuters et ESA, articles sur l’accord budgétaire ESA à 22,1 milliards d’euros (Conseil ministériel de Brême, novembre 2025).
Le Monde, « Avec la fusée Vega-C, l’Europe conforte son accès à l’espace », 6 décembre 2024.
EU/Parlement européen, « EU space policy: State of play », novembre 2024.
Articles The Guardian, Spaceflight Now, GPS World sur le recours à Falcon 9 pour Galileo (2023-2024).
Articles The Guardian, Le Monde, AP et communiqués Isar Aerospace sur les vols d’essai Spectrum (2025).
Communiqués RFA, PLD Space, MaiaSpace sur RFA One, Miura 5 et Maia (2024-2025).
Presse européenne (France 24, Euronews, Financial Times, The Guardian) sur Iris² et la stratégie spatiale européenne.
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