L’échec structurel du cosmodrome de Vostotchny et les dérives de Roscosmos

Russie espace

Roscosmos, miné par la corruption, peine à faire de Vostotchny une alternative viable à Baïkonour malgré plus de 8 milliards d’euros investis.

Le programme spatial russe, hérité de l’époque soviétique, est aujourd’hui confronté à des problèmes systémiques. Le cosmodrome de Vostotchny, projet phare censé incarner une nouvelle autonomie technologique et géographique, a été miné par la corruption, les malfaçons, et une gestion inefficace. Malgré une enveloppe supérieure à 8 milliards d’euros, le site reste sous-utilisé avec à peine cinq lancements réussis en cinq ans. Pendant ce temps, la Russie continue de dépendre du site de Baïkonour, situé au Kazakhstan, pour ses missions les plus sensibles. L’objectif de souveraineté spatiale reste donc inachevé, illustrant les limites profondes de Roscosmos.

Une corruption endémique autour du projet Vostotchny

Le cosmodrome de Vostotchny, implanté dans l’oblast de l’Amour en Russie orientale, devait incarner un renouveau du spatial russe, loin de la dépendance à Baïkonour. Mais la réalité a été marquée par une gestion défaillante, illustrée par des détournements massifs de fonds.

Le coût total du site a dépassé les 8 milliards d’euros, pour un rendement minimal : seulement cinq lancements entre 2016 et 2019. Parmi les irrégularités constatées, la construction de la première rampe de lancement a été retardée par l’utilisation de béton de mauvaise qualité, contraignant à démolir puis reconstruire une grande partie des structures.

Les services d’audit russes ont reconnu que la confidentialité excessive des projets étatiques favorisait les détournements. À ce jour, plus de 100 responsables impliqués dans la gestion de Vostotchny ont été poursuivis pour corruption. Les fraudes les plus fréquentes concernent la surévaluation des effectifs (employés fictifs ou horaires truqués), les achats surfacturés, et des fournitures inexistantes mais payées.

Le président Vladimir Poutine, bien qu’informé et frustré par ces dérives, n’est pas parvenu à instaurer un réel changement : les remplaçants des premiers responsables démis se sont rapidement engagés dans les mêmes pratiques frauduleuses.

Des performances techniques en déclin

Au-delà des questions de corruption, Roscosmos souffre de problèmes structurels de performance. L’entreprise, créée en 1992 pour succéder à l’organisation soviétique, emploie environ 250 000 personnes, soit trois fois plus que la NASA pour un budget annuel équivalent à 2,75 milliards d’euros.

Cette disproportion révèle une inefficience généralisée. Roscosmos ne parvient pas à attirer et retenir des ingénieurs qualifiés en raison de salaires peu compétitifs et de conditions de travail peu attractives. Depuis trente ans, la qualité des personnels scientifiques a baissé tandis que l’âge moyen a augmenté.

Les retards, les échecs partiels ou totaux de lancement, et la maintenance déficiente des équipements traduisent un déficit technique croissant. Par exemple, le deuxième lancement à Vostotchny, en 2017, a échoué. Ce type d’incident réduit fortement la crédibilité internationale de la Russie dans le secteur des services de lancement commercial.

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Une stratégie géopolitique affaiblie

La création du cosmodrome de Vostotchny avait aussi une dimension stratégique. Après l’indépendance du Kazakhstan en 1991, la Russie a continué d’utiliser Baïkonour grâce à un bail annuel de 115 millions d’euros, auquel s’ajoutaient environ 45 millions d’euros de frais d’entretien.

Mais les exigences croissantes de la partie kazakhe, notamment en termes de redevances et de sécurité, ont incité Moscou à vouloir réduire sa dépendance. En menaçant de quitter Baïkonour, la Russie a contraint le Kazakhstan à réviser ses ambitions financières.

La réalité est cependant moins favorable : faute de fiabilité et de rythme suffisant, Vostotchny n’a pas permis de relocaliser l’essentiel des lancements. En 2020, au lieu des 50 % prévus, moins de 15 % des lancements russes ont eu lieu à Vostotchny. Baïkonour reste donc indispensable, notamment pour les missions habitées ou les satellites géostationnaires.

Cette dépendance à un territoire étranger fragilise la posture géopolitique russe, d’autant que les sanctions occidentales liées à la guerre en Ukraine ont limité l’accès aux marchés internationaux de lancements commerciaux. De nombreux clients étrangers ont cessé d’utiliser les services russes, réduisant d’autant les recettes de Roscosmos.

Un modèle économique non viable sans clients étrangers

Le projet Vostotchny devait s’autofinancer à terme grâce à la vente de lancements à des clients étrangers. Or, les tensions diplomatiques, les sanctions économiques, et la perte de confiance dans les infrastructures russes ont détruit la rentabilité escomptée.

À titre de comparaison, SpaceX facture environ 60 millions d’euros pour un lancement de Falcon 9, tout en offrant une fiabilité éprouvée et un carnet de commandes saturé. En face, les rares clients restants de Roscosmos sont essentiellement russes ou issus de pays alliés à Moscou.

Sans ouverture vers des clients internationaux, Vostotchny reste un centre sous-exploité, qui coûte plusieurs centaines de millions d’euros par an à entretenir. Même l’ajout d’une deuxième rampe de lancement, en cours de construction, n’a pas relancé l’intérêt commercial du site.

Les experts russes eux-mêmes reconnaissent que le secret autour des projets publics nuit à la transparence, donc à la confiance nécessaire pour attirer des investisseurs ou opérateurs internationaux. Le manque de normalisation comptable, de transparence logistique et de coopération avec les agences étrangères empêche toute montée en puissance.

Une vision compromise de l’autonomie spatiale russe

Malgré des débuts prometteurs, la relance du spatial russe par Vostotchny illustre les limites du modèle étatique fondé sur une gouvernance centralisée, peu réactive, et sujette à la corruption. En comparaison, les programmes spatiaux occidentaux, souvent hybrides (public/privé), ont su conjuguer compétitivité technologique et flexibilité économique.

La priorité stratégique donnée par la Russie à l’autonomie dans le domaine spatial est remise en cause par l’incapacité à sortir de la logique rentière, héritée de l’URSS. Le sous-investissement dans l’innovation, le maintien de pratiques opaques, et l’absence de marché domestique compétitif limitent fortement la modernisation.

Tant que Roscosmos ne réformera pas profondément sa gouvernance, ses critères de recrutement et ses méthodes de gestion, la Russie restera en marge de la dynamique mondiale dans le secteur spatial. Le cas de Vostotchny en est l’illustration concrète : un chantier symbolique, devenu structurellement défaillant, incapable de porter les ambitions du pays.

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