L’Espagne explore le chasseur turc KAAN après l’abandon des F-35

avion de chasse TAI KAAN

Madrid envisage l’acquisition du chasseur TAI KAAN comme alternative aux F‑35 Lightning II, alors que le programme européen Future Combat Air System prend du retard.

En résumé

L’Espagne, confrontée à des retards dans le programme européen de futur chasseur et à la montée des coûts liés aux F-35 Lightning II, examine désormais l’option du chasseur turc KAAN développé par Turkish Aerospace Industries (TAI) comme solution de remplacement. Ce choix potentiel traduit un double souci : réduire la dépendance aux États-Unis et sécuriser une capacité aérienne de pointe dans un contexte stratégique incertain. Le KAAN, dont les vols d’essai démarrent, offre des caractéristiques avancées (notamment furtivité, super-croisière, réseaux de capteurs) et figure déjà dans les radars d’exportation. Pour l’Espagne, l’intégration de ce système impliquerait un effort industriel conjoint, un ajustement budgétaire et un positionnement direct dans les dynamiques européennes et atlantistes. Le choix reste encore informel mais marque un tournant potentiel dans la politique d’acquisition de chasseurs de Madrid.

Le contexte de la renonciation aux F-35 par l’Espagne

L’Espagne a pendant longtemps envisagé l’acquisition de l’avion de combat F‑35 Lightning II du constructeur Lockheed Martin afin de moderniser ses forces aériennes et navales. Toutefois, plusieurs facteurs ont conduit Madrid à mettre ce projet en doute. D’abord, le coût global d’acquisition et de maintien du F-35 s’est révélé particulièrement élevé pour des pays de taille moyenne. Selon des sources spécialisées, le coût unitaire annoncé de l’avion pouvait dépasser 100 millions $ et, avec les coûts de soutien, le programme pour l’Espagne aurait pu s’élever à plus de 10 milliards d’euros.
Ensuite, les responsables espagnols ont souligné un souci de souveraineté technologique : le F-35 impose un fort niveau de dépendance vis-à-vis des États-Unis, tant pour les mises à jour logicielles que pour le soutien logistique. Le choix de plateforme américaine risquait d’entraver la participation espagnole à des programmes européens futurs. Enfin, l’Espagne est engagée dans le programme européen Future Combat Air System (FCAS) avec la France et l’Allemagne, dont les retards et les incertitudes renforcent la nécessité d’un plan de rechange.
Ainsi, l’abandon ou la suspension des négociations autour du F-35 par Madrid s’inscrit dans un mouvement stratégique où elle préfère orienter ses moyens vers des systèmes européens ou offrant un meilleur équilibre coûts-avantages.

Le programme KAAN : caractéristiques et état d’avancement

Le chasseur turc TAI KAAN, anciennement désigné TF-X, est un projet de l’industriel turc TAI visant à produire un avion de combat de nouvelle génération. Le prototype a effectué son premier vol de manière publique en février 2024.
D’un point de vue technique, l’appareil est présenté comme suit : longueur d’environ 21 m, envergure d’environ 14 m, masse maximale au décollage estimée à 34 750 kg. Il est annoncé capable d’atteindre une vitesse de l’ordre de Mach 1,8 et d opérer à une altitude maximale proche de 16 764 m.
Le KAAN est conçu pour intégrer des caractéristiques furtives (réduction de la signature radar), des baies internes pour les armements, un radar à antenne active (AESA), et une architecture susceptible de traiter une guerre centrée sur les réseaux. Cependant, il est essentiel de noter que le programme est encore en développement et n’atteint pas encore la pleine maturité opérationnelle comme les chasseurs déjà en service.
Sur le plan export, l’Indonésie a signé un contrat de 48 unités avec TAI en juin 2025, ce qui constitue la première commande à l’export pour le KAAN.
L’industriel turc affirme que plusieurs pays sont en contact pour l’acquisition ou la participation au programme.
Le KAAN apparaît comme un chasseur prometteur, mais il reste un projet dont la pleine capacité opérationnelle n’est pas encore atteinte.

Pourquoi l’Espagne envisage le KAAN comme alternative

Le choix envisagé par l’Espagne de regarder vers le KAAN comme alternative au F-35 s’explique par plusieurs raisons. Premièrement, la substitution du F-35 permettrait à Madrid de rompre avec la dépendance exclusive à Washington en matière de défense et d’intégrer une logique d’autonomie stratégique européenne ou tiers-partenaire. Deuxièmement, le programme européen FCAS étant retardé, l’Espagne veut éviter un « trou de capacité » entre l’ancien matériel et les chasseurs de nouvelle génération. Le KAAN pourrait servir de pont technologique en attendant la mature entrée en service du FCAS.
Troisièmement, le KAAN offre un potentiel de collaboration industrielle pour l’Espagne, via un partage de production, de maintenance ou de co-développement. Cela peut renforcer le secteur aérospatial espagnol et dynamiser l’industrialisation nationale dans un cadre stratégique. Quatrièmement, du fait de l’abandon des F-35, l’Espagne doit sécuriser un effectif aérien crédible pour ses forces aériennes et navales, et le KAAN s’inscrit dans ce besoin. Enfin, le choix reflète aussi un arbitrage budgétaire : l’Espagne peut tenter d’obtenir des coûts d’acquisition et de maintien plus maîtrisés que ceux associés au F-35, tout en investissant dans des plateformes plus en ligne avec ses priorités industrialo-stratégiques.

avion de chasse TAI KAAN

Les enjeux budgétaires pour l’Espagne

Adopter le KAAN pose une série d’enjeux budgétaires. Le premier est la coût d’achat. Si le F-35 avait des coûts unitaires élevés et des coûts de cycle de vie très lourds, le KAAN pourrait proposer un modèle moins coûteux — bien que les données précises pour l’Espagne ne soient pas encore publiées. Un reportage évoque un coût estimé autour de 100 millions $ par unité pour le KAAN dans certains cas d’exportation.
Ensuite, il faut considérer le coût de la mise en service, la formation des pilotes, la maintenance, les munitions, la logistique et l’intégration dans les structures de l’armée de l’air et de la marine. Le fait que le KAAN soit encore en développement impose un risque de surcoût ou de retard. L’Espagne doit prévoir des marges budgétaires pour ces incertitudes.
Il y a aussi l’effet sur l’industrie nationale. Choisir un avion hors consortium américain ou déjà existant ouvre la possibilité d’impliquer des sociétés espagnoles dans la chaîne. Cela nécessite cependant des investissements de co-production, de maintenance, de mise à niveau, ce qui représente un coût initial mais peut être un gain à moyen/long terme.
Enfin, il faut intégrer les arbitrages budgétaires avec les autres programmes : l’Espagne a augmenté son budget de défense (par exemple un engagement d’affecter 2 % du produit intérieur brut) et souhaite réserver une large part des fonds à des plateformes européennes et à la modernisation.
En résumé, la décision ne se limite pas au prix d’achat, mais concerne l’ensemble du cycle de vie et l’interaction avec l’industrie et la stratégie nationale.

L’intégration dans la force espagnole et européenne

Pour l’Espagne, l’introduction du KAAN impliquerait une transformation profonde des forces aériennes (Ejército del Aire y del Espacio) et de la marine (Armada Española) si la version navale était retenue. Sur le plan matériel, il faudrait adapter les infrastructures de maintenance, former les équipages au nouvel avion, modifier les chaînes logistiques, et garantir l’interopérabilité avec l’OTAN (NATO). Le KAAN — bien que non américain — affirme une architecture compatible réseaux/NATO, élément essentiel pour un membre de l’Alliance.
Au niveau européen, l’enjeu est de taille. L’Espagne est partenaire du programme FCAS, qui vise à développer une génération de chasseurs européens pour les années 2040. Un adoption du KAAN pourrait influencer les dynamiques industrielles et stratégiques en Europe. Elle pourrait offrir un chemin intermédiaire entre les avions actuels (comme le Eurofighter Typhoon) et le futur européen, permettant à Madrid de maintenir une capacité crédible sans dépendre à 100 % des programmes US. Par ailleurs, l’Espagne pourrait collaborer avec la Turquie pour la production, ce qui renforcerait des liens industriels européens hors des circuits traditionnels franco-allemands.
Cependant, cette intégration suppose aussi de dépasser plusieurs obstacles : des délais de livraison, des questions de motorisation (le KAAN dépend encore de moteurs importés), des modalités de partage des technologies, et des garanties de soutien à long terme. L’option navale du KAAN pourrait être une valeur ajoutée pour l’Espagne, notamment si un porte-avions ou un système CATOBAR (décollage et appontage) est envisagé.
En somme, pour que l’intégration fonctionne, l’Espagne devra piloter un ensemble industriel et opérationnel complexe.

Les obstacles techniques et stratégiques à franchir

Choisir le KAAN implique aussi d’affronter un certain nombre de challenges. Le premier est la maturité technologique : bien que le KAAN ait effectué des vols d’essai, le développement est encore en cours, ce qui impose un risque pour les livraisons à court terme. Plusieurs analystes estiment qu’il ne sera pleinement opérationnel qu’à la fin de la décennie.
Deuxièmement, la motorisation est un point de vulnérabilité : le programme dépend pour l’instant de moteurs importés (par exemple GE F110) et la Turquie n’a pas encore un moteur totalement domestique en production pour cette plate-forme. Cela peut poser un frein pour l’exportation vers l’Espagne sous conditions de transfert technologique.
Troisièmement, les enjeux stratégiques et diplomatiques sont importants : un achat du KAAN par l’Espagne pourrait être perçu comme un éloignement de la chaîne américaine F-35/NATO et aurait des implications sur la cohésion de l’Alliance. Certains observateurs parlent d’un « own goal stratégique ».
Quatrièmement, la cohérence industrielle européenne pourrait être perturbée : l’Espagne est membre du programme FCAS et de la fabrication de l’Eurofighter, et un choix vers vers un avion turc hors consortium pourrait compliquer la répartition des tâches et la stratégie européenne. Enfin, au plan budgétaire, il faudra suivre rigoureusement le budget, les retards, les risques de surcoût, ce qui impose une rigueur accrue dans la planification.
L’Espagne doit donc peser soigneusement ces cartes avant de s’engager.

Le calendrier prévisionnel et scenario pour l’Espagne

Selon les informations disponibles, l’Espagne n’a pas encore signé de contrat ferme pour le KAAN mais elle est entrée dans une phase de réflexion avancée. Un éventuel scénario pour Madrid pourrait se structurer ainsi : à court terme (2025-2030) → acquisition de chasseurs de transition (mise à niveau de l’Eurofighter, achat d’avions déjà en production) ; à moyen terme (2030-2035) → commande de KAAN si les performances et la maturité sont confirmées ; à long terme (dès 2040) → intégration du chasseur européen FCAS.
Dans cette perspective, l’Espagne pourrait commander une première tranche de KAAN pour combler le vide entre la sortie de service des avions actuels et l’entrée en service du FCAS. Ce calendrier dépend fortement du développement technique, des accords industriels et des fonds alloués.
Une autre variable importante est la version navale du KAAN, qui pourrait intéresser la marine espagnole si celle-ci développe un porte-avions ou un système de porte-avions à catapultes. Cela pourrait modifier encore plus profondément les besoins et l’investissement.
Madrid devra également gérer les aspects liés à la formation, la maintenance et la logistique spécifique au nouvel avion, ce qui implique un effort de planification industriel et budgétaire conséquent. Le gouvernement espagnol a déjà inscrit des fonds substantiels dans son plan de défense et vise à consacrer une large part à des systèmes européens ou coopératifs.
La décision n’est pas encore finalisée mais le tempo est lancé.

Implications pour l’Europe et l’OTAN

Le virage potentiel de l’Espagne vers le KAAN a des répercussions au-delà de Madrid. Au niveau européen, cela signale une diversification des approvisionnements en matière de défense, ce qui pourrait favoriser une plus grande autonomie stratégique européenne. L’entrée d’un avion turc dans les arsenaux européens remet en question les canaux classiques dominés par les États-Unis et les grands programmes franco-allemands.
Pour l’OTAN, l’interopérabilité reste un défi : bien que le KAAN vise à être un avion compatible avec les standards de l’Alliance, son adoption par un membre comme l’Espagne pourrait créer des écosystèmes d’armement distincts, avec des chaînes logistiques, des softwares et des calibres différentes. Certains analystes estiment que cela pourrait fragmenter la capacité de fusion de systèmes et de coalition.
Mais il y a aussi un effet de levier industriel : un accord Espagne-Turquie pourrait générer des collaborations de co-production, des transferts technologiques et renforcer le secteur aérospatial européen dans son ensemble. Cela redessine les alliances industrielles, et pourrait pousser d’autres États à envisager des alternatives aux plateformes américaines.
Enfin, ce déplacement montre que la défense aérienne de l’Europe du Sud est en pleine mutation, et que les acteurs comme l’Espagne cherchent à combiner capacité opérationnelle, indépendance stratégique et intégration industrielle.

Quand et comment Madrid devra trancher ?

Le ministère espagnol de la Défense devra opérer un choix stratégique dans les prochains 12 à 24 mois. Les critères clés seront : la maturité technique du KAAN, les garanties de livraisons, le coût total de possession, l’intégration dans les forces et les engagements industriels associés. Il faudra également mesurer l’évolution du programme FCAS et décider si le KAAN est seulement une solution de transition ou un pilier à long terme.
Sur le plan opérationnel, les premières commandes devront inclure des phases de tests, des unités d’entraînement, des systèmes de maintenance. Sur le plan industriel, il faut prévoir des contrats de participation espagnole dans la production ou la maintenance du KAAN afin de maximiser les retombées nationales.
Stratégiquement, l’Espagne devra gérer la relation avec les États-Unis, l’OTAN, la Turquie et ses partenaires européens. Un tel choix ne sera pas purement technique mais hautement politique. Si le KAAN s’avère viable, l’Espagne pourrait devenir un campus pilote pour son intégration européenne, ouvrant la voie à d’autres clients européens ou à des co-développements.

Le pari d’une nouvelle ère aérienne

Le déplacement de l’Espagne vers le chasseur turc KAAN, s’il se confirme, symbolise un tournant majeur dans la politique de défense européenne : la recherche d’alternatives crédibles aux mastodontes américains, la volonté d’autonomie stratégique et l’ouverture à de nouveaux partenariats industriels. Pour Madrid, ce pari constitue à la fois une opportunité — redéfinir son armée de l’air, moderniser sa flotte, dynamiser son industrie — et un défi — maîtriser les coûts, intégrer un avion encore en développement et assurer l’interopérabilité dans un contexte OTAN.
Le chemin reste sinueux, mais l’Espagne semble déterminée à ne plus se contenter d’une seule voie traditionnelle. Le choix d’un avion tel que le KAAN pourrait anticiper une révolution silencieuse dans les forces aériennes européennes.

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