FCAS : le rôle de l’Allemagne dans l’avion européen du futur

FCAS : le rôle de l'Allemagne dans l'avion européen du futur

Industrie, technologies, budget et jeu politique : comment l’Allemagne tente d’imposer ses intérêts dans le programme FCAS/SCAF face à la France et l’Espagne.

En résumé

Le FCAS / SCAF est présenté comme le futur système de supériorité aérienne européen. Il doit remplacer le Rafale français et l’Eurofighter allemand et espagnol à l’horizon 2040, autour d’un écosystème qui combine un chasseur de nouvelle génération (NGF), des drones d’accompagnement (Remote Carriers) et un réseau de données de combat (Combat Cloud). Ce programme dépasse le simple développement d’un nouvel avion de combat européen : c’est une architecture de combat collaboratif qui engage des milliards d’euros, des compétences critiques et la souveraineté stratégique des pays impliqués. L’Allemagne cherche à y défendre son industrie aéronautique et électronique (Airbus Allemagne, MTU Aero Engines, Hensoldt, Diehl), son budget de défense en hausse, et son poids politique au sein de l’Union européenne. Mais Berlin se heurte à la volonté française, portée par Dassault Aviation, de garder la maîtrise du design du chasseur, et à un partage industriel contesté. Les tensions actuelles menacent le calendrier, déjà glissant vers 2045, et posent une question directe : l’Europe aura-t-elle un avion de combat européen commun ou deux programmes concurrents.

Le cadre du programme FCAS / SCAF

Le FCAS (Future Combat Air System), appelé SCAF en français (Système de combat aérien du futur), n’est pas seulement un avion. Les trois pays partenaires – France, Allemagne, Espagne – travaillent sur un « système de systèmes » qui intègre un chasseur de nouvelle génération, appelé NGF, des essaims de drones appelés Remote Carriers, et un Combat Cloud tactique qui connecte tous les capteurs et toutes les armes en temps réel. L’objectif opérationnel est clair : obtenir la supériorité aérienne et frapper loin dans la profondeur en environnement contesté vers 2040, en combinant capteurs distribués, guerre électronique, interconnexion sécurisée et frappe collaborative.

Ce système doit succéder au Rafale français et à l’Eurofighter Typhoon allemand et espagnol, avec une première capacité visée autour de 2040. Les prototypes de démonstrateurs (chasseur habité, drones accompagnateurs, cloud de combat) sont censés voler avant la fin de la décennie, avec des essais annoncés entre 2027 et 2029. Mais les retards politiques et industriels font déjà glisser cette ambition vers 2045 selon plusieurs acteurs du programme, y compris côté français.

Le positionnement stratégique du FCAS est double. Militaire, parce qu’il doit garantir aux trois pays une capacité aérienne de très haut niveau sans dépendre des États-Unis. Politique, parce qu’il matérialise l’idée d’« autonomie stratégique européenne » face à l’incertitude des garanties américaines à long terme, en particulier sur la dissuasion et la défense aérienne du continent.

La contribution industrielle allemande

La première contribution allemande est industrielle. Sur le pilier avion piloté (NGF), Dassault Aviation reste le maître d’œuvre désigné par la France, mais Airbus Allemagne – souvent désignée comme Airbus Defence and Space côté allemand – est partner principal pour Berlin (et Madrid) et revendique un rôle de codéveloppement, pas de simple sous-traitance.

Sur le moteur du NGF, l’Allemagne impose MTU Aero Engines comme acteur central. Le moteur est développé au sein d’une coentreprise 50/50 entre Safran Aircraft Engines (France) et MTU Aero Engines (Allemagne), regroupées dans la JV EUMET. L’Espagne, via ITP Aero, intervient comme partenaire majeur. Ce partage moteur est politiquement sensible : la propulsion est considérée comme technologie souveraine et un levier d’autonomie stratégique.

Sur les drones d’accompagnement, baptisés Remote Carriers, Airbus Allemagne est chef de file industriel. Les industriels allemands travaillent sur des drones furtifs d’escorte capables de brouiller, de renseigner ou d’attaquer, en essaim, à plusieurs centaines de kilomètres en avant de l’avion habité. Des groupes comme Diehl Defence participent à l’architecture capteurs, au ciblage et aux charges utiles d’attaque. L’idée est de projeter des effets – reconnaissance, guerre électronique, frappe de précision – sans risquer le pilote.

Sur le Combat Cloud, Airbus Allemagne est à nouveau pilote. Le Combat Cloud doit devenir le réseau de données tactiques et stratégiques du système, une bulle numérique résiliente qui connecte avions habités, drones, satellites, stations au sol et moyens navals. L’enjeu est de distribuer l’information de ciblage, de commander des tirs collaboratifs et de fusionner tous les capteurs en temps réel dans un environnement brouillé. Pour l’Allemagne, cette compétence réseau, cyber et guerre électronique n’est pas accessoire : c’est un domaine où ses industriels veulent devenir incontournables en Europe.

L’autre pilier où Berlin pèse lourd est celui des capteurs. Un consortium allemand, FCMS (Future Combat Mission System), qui regroupe Hensoldt, Diehl, ESG et Rohde & Schwarz, développe le réseau de capteurs distribués du système. Il s’agit de radars actifs, de suites optroniques, de moyens de guerre électronique, mais aussi de la capacité à fusionner ces données et à les pousser dans le Combat Cloud de façon chiffrée, furtive et anti-brouillage. Hensoldt, groupe allemand spécialisé dans les capteurs militaires, a reçu des contrats de l’ordre de 100 millions d’euros pour développer ces briques critiques, preuve que Berlin n’accepte pas de rester simple client des solutions françaises.

Enfin, l’Allemagne revendique aussi un rôle dans la furtivité du futur avion habité. Airbus Allemagne est impliquée dans les travaux sur la réduction de signature radar et infrarouge, en lien avec les équipes françaises et espagnoles. Le but est de garantir que le futur chasseur restera difficile à détecter par les radars adverses de nouvelle génération, à longue portée et en bande multiple.

Autrement dit, Berlin ne se limite pas à fabriquer des bouts de fuselage. Elle revendique la maîtrise de trois briques structurantes du futur système : la connectivité de combat, la guerre électronique et la gestion collaborative des capteurs. C’est la colonne vertébrale numérique de l’ensemble.

Le poids budgétaire et l’engagement financier de Berlin

Le budget FCAS est massif. La phase dite « 1B », qui couvre la conception détaillée, la mise au point des démonstrateurs volants (avion habité, drones, cloud), représente environ 3,2 milliards d’euros répartis entre la France, l’Allemagne et l’Espagne sur environ trois ans et demi. Cette enveloppe finance le saut technologique initial et doit déboucher sur des prototypes en vol avant 2030.

Mais cet effort n’est qu’un avant-goût. À long terme, le coût global du FCAS est évalué à plus de 100 milliards d’euros. Berlin assume publiquement que ce sera l’un des plus gros programmes militaires européens de l’histoire récente. Cela explique pourquoi le Bundestag surveille étroitement l’allocation des tâches et la protection de la propriété intellectuelle des industriels allemands. Lorsqu’il valide des tranches budgétaires, le comité budgétaire impose des clauses : pas question que des technologies financées par l’argent public allemand deviennent ensuite verrouillées par un partenaire étranger.

Ce suivi budgétaire s’inscrit dans un contexte de réarmement allemand. Depuis la guerre en Ukraine, Berlin a augmenté son effort de défense et injecte des milliards dans l’aérien, l’électronique, la défense sol-air. Des groupes comme Hensoldt affichent un carnet de commandes record, nourri par la hausse des achats nationaux et par des commandes liées à la guerre électronique, à la défense aérienne et aux radars longue portée. L’Allemagne considère donc le FCAS comme un multiplicateur industriel, qui doit nourrir son tissu technologique pour plusieurs décennies, et pas comme un simple achat de jet de 5e ou 6e génération.

L’enjeu technologique pour la Luftwaffe

Pour la Luftwaffe, le FCAS doit remplacer l’Eurofighter Typhoon à partir de 2040, avec une plateforme de supériorité aérienne capable d’opérer dans un espace saturé de défenses sol-air avancées, de capteurs multi-bandes et de brouillage intensif. L’NGF sera le cœur de cette capacité. Il devra emporter des armements air-air longue portée, conduire des frappes de précision profondes, et piloter des Remote Carriers qui élargiront son rayon d’action.

Mais les besoins allemands ne sont pas identiques aux besoins français. Paris exige une capacité d’emport nucléaire pour assurer la mission de dissuasion aéroportée française, ainsi qu’une aptitude à opérer depuis un porte-avions. Berlin, elle, ne demande ni capacité nucléaire nationale intégrée au futur chasseur, ni appontage. L’Allemagne a en revanche acheté des F-35 américains pour la mission de partage nucléaire OTAN, ce qui réduit la pression immédiate sur le FCAS pour cette mission spécifique. Cette divergence opérationnelle alimente les tensions industrielles : si la cellule du NGF est optimisée pour les demandes françaises, Airbus Allemagne craint d’être reléguée sur des sous-ensembles alors qu’elle veut cogérer la conception globale.

Pour Berlin, l’enjeu est aussi de ne pas devenir dépendante à long terme du matériel américain haut de gamme. Abandonner le FCAS, c’est accepter que la haute technologie aérienne européenne reste dominée par le Rafale français et par les chasseurs américains, avec une marge réduite pour l’industrie allemande. Les responsables allemands martèlent que l’industrie de défense nationale doit rester capable de produire des systèmes critiques, y compris dans l’aérien de combat.

FCAS : le rôle de l'Allemagne dans l'avion européen du futur

L’influence politique de l’Allemagne

Le programme illustre aussi la façon dont l’Allemagne utilise son poids politique. Berlin a posé des lignes rouges sur trois sujets : le partage du travail, la gouvernance technique et les exportations.

D’abord le partage du travail. L’Allemagne refuse l’idée d’un leadership presque exclusif de la France sur l’avion habité. Des élus du Bundestag ont menacé de quitter le programme si Paris impose une répartition où la France récupérerait jusqu’à 80 % des tâches industrielles sur le chasseur. Pour Berlin, une telle répartition reviendrait à transformer Airbus Allemagne en exécutant de Dassault Aviation, ce qui est politiquement impossible à vendre aux électeurs et aux salariés des sites allemands.

Ensuite, la gouvernance technique. Airbus Allemagne veut un droit de regard sur l’architecture du NGF, pas seulement l’assemblage. Paris répond que la conception d’un avion de combat de très haut niveau ne peut pas être dirigée par un comité et relève historiquement du maître d’œuvre qui a déjà conçu un chasseur complet – en l’occurrence Dassault Aviation avec le Rafale. C’est le nœud industriel du conflit entre Dassault et Airbus Defence and Space.

Enfin, les exportations. L’Allemagne a historiquement bloqué ou freiné certaines exportations d’armement pour des raisons politiques, ce qui a crispé Paris sur d’autres programmes. Berlin affirme désormais qu’elle « ne se mettra pas en travers » des futures exportations du FCAS, en clair qu’elle ne veut pas devenir l’otage politique de sa propre opinion publique si un client est jugé sensible. C’est un signal d’apaisement envoyé au ministère des Armées français, qui a besoin d’exporter pour amortir le coût du futur système.

Ces positions montrent que le programme est devenu un dossier de souveraineté autant qu’un projet technique. Chaque pays veut en sortir avec un levier industriel pour les trente prochaines années, pas seulement avec un avion.

La comparaison avec les autres partenaires européens

Face à Paris, Berlin n’est pas seule. Madrid, via Indra et Airbus Espagne, soutient une gouvernance plus équilibrée où Airbus reste indispensable dans plusieurs piliers technologiques. L’Espagne voit d’un mauvais œil une prise de contrôle française quasi exclusive sur le chasseur, car cela marginaliserait Airbus Espagne et remettrait en cause l’accord tripartite de départ.

Cette dynamique explique pourquoi certains responsables allemands agitent désormais des scénarios alternatifs : rejoindre ou coopérer avec le GCAP, le programme concurrent mené par le Royaume-Uni, l’Italie et le Japon, ou renforcer l’Eurofighter avec de nouveaux standards en attendant mieux. Des élus allemands ont même évoqué l’achat d’environ 60 Eurofighter supplémentaires d’ici 2029 si le calendrier FCAS dérape, pour sécuriser une capacité nationale crédible. Cela sert aussi de pression sur Paris : si la France pousse trop loin son avantage industriel, Berlin peut menacer de partir.

Il faut aussi noter un point souvent sous-estimé : si le FCAS éclate, la France pourra sans doute continuer seule, même à un coût élevé, car Dassault Aviation maîtrise déjà l’intégralité de la chaîne avion de combat (cellule, aérodynamique, intégration capteurs, armement, furtivité). L’Allemagne dépend, elle, d’Airbus pour la plateforme et d’un tissu d’électronique et de capteurs fragmenté entre plusieurs entreprises. En clair, Paris peut envisager un plan B national, Berlin beaucoup moins facilement.

La trajectoire possible du programme

Officiellement, Paris, Berlin et Madrid disent toujours viser un premier NGF opérationnel autour de 2040. Les ministres de la Défense ont affiché leur volonté de « clarifier » le programme d’ici la fin de l’année et de lancer la phase suivante, dite « phase 2 », qui doit financer les démonstrateurs en vol. Un calendrier politique a été posé entre le chancelier allemand Friedrich Merz et le président français Emmanuel Macron pour décider de l’avenir du programme d’ici fin 2025.

Dans les faits, le projet est déjà sous respiration artificielle. La réunion trilatérale Allemagne-France-Espagne prévue pour résoudre le blocage a été repoussée, signe que les divergences ne sont pas seulement techniques mais bien politiques. Les industriels se parlent, mais chacun communique publiquement pour mettre la pression sur l’autre. Des messages très clairs sont passés : Airbus dit pouvoir continuer avec l’Allemagne et l’Espagne même si la France se retire, et Dassault Aviation affirme qu’elle sait concevoir seule un chasseur de nouvelle génération sans Berlin.

Le risque immédiat est l’effet domino. Si le FCAS explose, l’Europe de la défense renverrait au monde le signal d’une incapacité chronique à mener un programme aérien stratégique commun. Les trois pays repartiraient chacun sur des trajectoires nationales ou bilatérales, avec des doublons coûteux et des difficultés d’interopérabilité dans les opérations aériennes de l’OTAN.

La perspective stratégique pour l’Europe de la défense

La question n’est donc pas seulement : « Qui dessinera les ailes du futur chasseur ? » La vraie question est : « Qui contrôlera la grammaire tactique du combat aérien européen dans les années 2040-2050 ? » Aujourd’hui, l’Allemagne tient des briques clefs : réseau de commandement distribué, fusion de capteurs, guerre électronique. Paris, via Dassault Aviation, tient la maîtrise d’œuvre du chasseur habité et veut garder la main sur les choix structurants. L’Espagne sécurise sa place dans l’architecture capteurs et dans le soutien industriel.

C’est brutal, mais c’est la réalité : personne ne veut sortir perdant. Le budget FCAS n’achète pas seulement un avion de combat européen. Il achète une place à table pour les trente prochaines années, dans un monde où les États-Unis, la Chine et d’autres puissances travaillent déjà sur la 6e génération et sur des systèmes de combat collaboratifs homme-machine. Tant que Paris et Berlin ne régleront pas la question du leadership industriel et des exportations, le risque est simple : l’Europe arrivera en retard dans un domaine où le retard ne pardonne pas.

Sources

Reuters (juillet-octobre 2025).
Breaking Defense (octobre 2025).
Defense News (juillet 2025).
DGAP Memo No.38 (août 2025).
Airbus / Dassault / Indra communiqué Phase 1B (décembre 2022).
Hensoldt / FCMS communiqués industriels (2023-2024).
Aviation Week (octobre 2025).
Bundestag Budget Committee briefings (2021).
Analyses publiques sur le calendrier opérationnel 2040-2045 du FCAS/SCAF.

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