En Ukraine, les drones bousculent l’emploi des avions de chasse et des bombardiers. Coûts, production, efficacité et choc moral : la doctrine change sur le terrain.
En résumé
La guerre en Ukraine a cassé une idée confortable : l’aviation ne “domine” plus automatiquement un théâtre d’opérations. Les avions de chasse et les bombardiers restent décisifs, mais leur valeur dépend désormais d’un facteur brutal : la survivabilité face à une défense antiaérienne dense et à une guerre électronique agressive. Dans le même temps, la guerre des drones a transformé le rapport de force. Les drones se produisent vite, se remplacent facilement et s’emploient par milliers, jusqu’à devenir un outil quotidien d’attrition, de renseignement et de frappe. L’Ukraine et la Russie ont adapté leurs méthodes. Elles protègent leurs avions, privilégient la frappe à distance et confient la masse des actions tactiques aux drones. Ce basculement a aussi un effet psychologique. Les drones créent une menace permanente, visible, proche, qui pèse sur les fantassins, les villes et les chaînes logistiques. Cette guerre ne rend pas l’aviation obsolète. Elle redéfinit, de manière impitoyable, ce qui “vaut” réellement dans le ciel.
La fin d’un réflexe doctrinal hérité du siècle dernier
Pendant des décennies, les armées de l’air occidentales ont construit leurs doctrines sur une promesse simple : obtenir la supériorité aérienne, puis exploiter la liberté d’action. Cette logique a fonctionné dans des conflits où l’adversaire ne disposait pas d’un réseau sol-air dense, moderne et bien coordonné.
L’Ukraine casse ce schéma. Le ciel y est contesté en permanence. Les deux camps opèrent sous la menace d’une couche sol-air multi-niveaux, allant du MANPADS proche du front aux systèmes de moyenne et longue portée. Résultat : un avion qui “entre” trop loin prend un risque disproportionné, même s’il est performant.
Le point le plus important est là. La valeur d’un avion ne se mesure plus seulement à sa vitesse ou à son radar. Elle se mesure à sa capacité à survivre, à frapper à distance et à être disponible le lendemain. Dans ce cadre, le rôle central n’est plus l’avion isolé. C’est l’architecture de frappe et de renseignement, au-dessus comme au sol.
La montée des drones comme arme de masse et de routine
La rupture la plus visible est la montée des drones à tous les étages. Les drones ne sont plus un “plus” technologique. Ils sont l’outil standard. Reconnaissance, correction de tirs d’artillerie, frappe ponctuelle, minage, brouillage, interception d’autres drones : tout passe par eux.
Les chiffres donnent le vertige. En 2024, l’Ukraine aurait produit environ 2,2 millions de drones de différents types. En 2025, la production attendue dépasserait 4,5 millions, dont plus de 2 millions de drones FPV selon des estimations structurées. Le ministère ukrainien de la Défense a, de son côté, communiqué sur des volumes de commandes et des budgets dédiés au drone atteignant des niveaux industriels, avec plus de 110 milliards de hryvnias annoncés pour les achats de drones en 2025.
Cette réalité crée une nouvelle norme : la production de masse. Un avion se fabrique lentement, en petite série, avec des cycles longs. Un drone se fabrique vite, en flux continu, avec une capacité d’adaptation hebdomadaire. C’est un choc doctrinal. La puissance ne vient plus seulement de la qualité. Elle vient de la cadence et de la capacité à accepter des pertes.
Le rapport coût-efficacité qui malmène l’aviation classique
Sur le terrain, le débat n’est pas philosophique. Il est économique et opérationnel. Une sortie avion coûte cher, mobilise du carburant, une infrastructure, une chaîne de maintenance et un pilote difficile à remplacer. Un drone, lui, est consommable. Il coûte peu, s’entraîne vite, et peut être sacrifié pour révéler une position ou forcer une réaction.
C’est ici que le concept de coût-efficacité devient central. Détruire un drone avec un missile sol-air sophistiqué pose une question immédiate : combien coûte l’interception, et combien coûte l’objet intercepté ? Cette asymétrie pousse les armées à chercher des solutions “low cost” : canons, brouilleurs, lasers à terme, et désormais drones intercepteurs.
Dans une guerre d’attrition, l’avion redevient un actif rare. Il n’est pas inutilisable. Il devient précieux. Et ce qui est précieux est protégé, donc moins exposé. Cela réduit mécaniquement le volume de missions “au contact” que l’aviation peut assumer.

La transformation des missions de l’aviation de combat
L’aviation n’a pas disparu. Elle a changé de posture.
Côté russe, l’emploi des avions de chasse et bombardiers s’est largement déplacé vers la frappe à distance. L’idée est simple : rester en dehors des zones les plus denses en défenses sol-air et frapper avec des missiles ou des bombes guidées planantes. Cela limite les pertes, mais change la nature de l’appui aérien. On ne “nettoie” plus un secteur au plus près. On frappe des zones, des infrastructures, des points logistiques, et des positions repérées.
Côté ukrainien, l’aviation a été contrainte à l’ingéniosité. Les missions existent, mais elles sont souvent conçues comme des opérations à risque contrôlé, avec des profils de vol très bas, des fenêtres courtes, et des tirs à distance. La guerre électronique y joue un rôle critique : elle peut sauver un avion en perturbant l’engagement adverse, mais elle peut aussi rendre une munition moins précise si les signaux sont dégradés.
Cette réalité transforme le métier. Le pilote n’est plus seulement un chasseur. Il devient un gestionnaire de menaces, un opérateur de capteurs et un “livreur” de munitions stand-off dans un environnement saturé.
La concurrence directe entre drones et avions sur le front
Le front ukrainien ressemble à une ligne continue d’environ 965 km (600 miles), avec une densité de capteurs et d’observateurs qui réduit les surprises. Dans cet espace, les drones sont les rois de la tactique. Ils repèrent, corrigent, frappent. Ils maintiennent une pression constante. Ils font payer chaque mouvement.
L’avion, lui, excelle dans d’autres domaines : vitesse d’intervention à grande distance, emport lourd, capacité à délivrer des effets complexes, et surtout frappe dans la profondeur. Les drones de longue portée existent, mais ils emportent peu, sont plus lents et plus sensibles au brouillage. Ils sont excellents pour harceler, saturer et user. Ils sont moins adaptés pour délivrer un effet massif unique.
C’est la nouvelle répartition. Le drone fait la guerre du quotidien. L’avion fait la guerre des coups décisifs, quand il peut.
La résistance industrielle comme facteur de supériorité
L’industrie est devenue un champ de bataille. L’Ukraine a structuré un écosystème de production et d’achat à grande échelle. La Russie aussi, avec une montée en cadence de drones d’attaque et de leurres.
Des estimations crédibles évoquent une production russe de drones de type Shahed/Geran se comptant en milliers par mois, avec des volumes mensuels rapportés autour de 2 700 unités pour certains types, en parallèle d’un effort sur des leurres. Ce niveau de cadence change tout : la défense ne doit plus arrêter “quelques” drones. Elle doit en arrêter des centaines sur une fenêtre courte.
Dans ce contexte, les avions et bombardiers sont confrontés à une réalité impitoyable : la masse. Ils peuvent détruire, mais ils ne peuvent pas être partout. Les drones comblent ce vide, pas en remplaçant l’avion, mais en multipliant les points de friction.
La nuisance et l’attrition comme nouvelles monnaies militaires
La guerre moderne en Ukraine ne cherche pas seulement la percée. Elle cherche l’épuisement. Les drones sont parfaits pour cela. Ils imposent une tension permanente, de jour comme de nuit. Ils obligent à camoufler, à disperser, à ralentir. Ils dégradent la logistique. Ils coûtent du temps et des nerfs.
Cette logique crée de l’attrition à bas bruit. Elle est moins spectaculaire qu’une grande bataille aérienne, mais plus constante. Elle touche le matériel, mais aussi les habitudes et le moral.
Les munitions rôdeuses illustrent ce phénomène. Elles combinent reconnaissance et frappe. Elles permettent d’attendre, de choisir, de frapper au bon moment. Elles punissent l’erreur et l’immobilité. Elles réduisent la valeur du blindé isolé, du poste de commandement mal protégé, du dépôt trop visible.
Face à cela, l’avion est redéfini : il n’est plus l’outil unique de la punition rapide. Il devient une pièce du système, parfois l’arme du “dernier kilomètre” stratégique, mais rarement l’outil de harcèlement quotidien.
La supériorité aérienne, désormais fragmentée et locale
Un autre changement doctrinal est majeur : la supériorité aérienne n’est plus un état stable. Elle est locale, temporaire, disputée, parfois invisible.
Les deux camps peuvent créer des fenêtres d’opportunité. Mais ces fenêtres sont courtes. Elles reposent sur la surprise, le brouillage, la saturation, et l’exploitation rapide d’une brèche. Dans ce modèle, les drones jouent un rôle d’éclaireur, de leurre, et de saturateur.
L’avion, lui, intervient quand les conditions sont réunies. Il frappe vite, puis s’exfiltre. Cette manière de faire limite les pertes, mais réduit la “présence” aérienne. Et une aviation moins présente laisse davantage de place aux drones et à l’artillerie.
Le choc psychologique, côté russe comme côté ukrainien
Il faut être direct. Les drones pèsent sur le moral parce qu’ils rendent la menace intime. Un avion passe, frappe, disparaît. Un drone peut rester, observer, revenir, et frapper un soldat à quelques mètres. C’est une présence oppressante.
Côté ukrainien, les drones sont aussi un outil de compensation. Ils offrent une capacité d’action malgré l’infériorité numérique sur certains segments. Ils donnent l’impression de pouvoir rendre coup pour coup. Ils créent un sentiment de contrôle local, même quand la pression stratégique est forte.
Côté russe, l’effet est plus ambigu. La Russie a aussi massifié le drone. Mais l’exposition des unités, les pertes visibles et la menace permanente au contact nourrissent l’usure. Là encore, la clé n’est pas seulement la destruction. C’est la fatigue, la vigilance continue, et la sensation d’être observé en permanence.
Cet impact moral est un fait opérationnel. Un soldat épuisé commet des erreurs. Un convoi ralenti devient une cible. Une unité qui ne bouge plus devient repérable.
Le nouvel équilibre qui se dessine pour l’après-Ukraine
La leçon n’est pas “les drones remplacent les avions”. La leçon est plus dure : dans une guerre de haute intensité, le ciel appartient à celui qui combine capteurs, brouillage, masse et cadence industrielle.
L’avion de combat conserve une valeur majeure, mais il doit évoluer. Plus de connectivité. Plus de munitions stand-off. Plus de coopération homme-machine. Et surtout, une intégration complète avec les drones, du plus petit FPV au plus grand drone de reconnaissance.
Le point décisif est là : l’aviation n’est plus une arme séparée. Elle est une fonction du système de combat global. L’Ukraine l’a montré à un prix très élevé. Les armées qui ignoreront cette réalité découvriront, trop tard, que la modernité ne pardonne pas les doctrines figées.
Sources
- OSW (Ośrodek Studiów Wschodnich) — Game of drones: the production and use of Ukrainian …
- Ministère de la Défense de l’Ukraine — In 2025, the Ministry of Defence plans to procure 4.5 million FPV drones
- Reuters — Ukraine to produce thousands of long-range drones in 2024, minister says
- CSIS — Drone Saturation: Russia’s Shahed Campaign
- ISW — Russian Offensive Campaign Assessment (production Shahed-type drones)
- Business Insider — Ukraine’s ground robots are surging in popularity… (données missions drones et part des frappes)
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