Comment Moscou veut briser l’Ukraine avec un déluge de drones

drones kamikazes russes

Moscou prépare un hiver de drones kamikazes pour saturer le ciel ukrainien, épuiser sa défense aérienne et remodeler sa doctrine de guerre à bas coût.

En résumé

Depuis l’automne 2024, la Russie a fait des drones suicides l’outil central de sa campagne d’attrition contre l’Ukraine. Selon les estimations occidentales et ukrainiennes, Moscou a dépassé le seuil de 5 000 drones kamikazes russes par mois à l’été 2025, avec un record d’environ 6 200 appareils lancés en juillet, principalement des Shahed-136 rebrandés en Geran-2 et des drones FPV bon marché. Cette stratégie vise à saturer la défense aérienne ukrainienne, forcer Kyiv à tirer des missiles coûteux sur des munitions à bas prix, et frapper l’infrastructure énergétique ukrainienne à l’approche de l’hiver. Derrière ce déluge se cache un effort industriel massif : usines à Alabuga, production de 1,5 million de drones militaires en un an, aide initiale de l’Iran et flux de composants chinois. Les drones ne sont plus un simple appoint aux missiles : ils façonnent désormais la doctrine de guerre russe, réduisent l’exposition de l’aviation pilotée et transforment l’artillerie en système de tir de précision guidé par capteurs. L’hiver qui arrive sera un test de résistance, autant pour les villes ukrainiennes que pour l’économie de la défense occidentale.

Le choix du drone kamikaze comme arme d’usure stratégique

La Russie a progressivement fait basculer la guerre en Ukraine dans l’ère de la saturation de drones. À partir de septembre 2024, le nombre de drones Shahed / Geran-2 utilisés chaque semaine est passé d’environ 200 à plus de 500, puis davantage, jusqu’à atteindre en 2025 un rythme mensuel supérieur à 5 000 appareils. En juillet 2025, les services de renseignement britanniques évaluent ainsi à près de 6 200 le nombre de “drones kamikazes” envoyés contre l’Ukraine, un record depuis le début de l’invasion.

Le principe est simple : ces drones à bas coût, souvent préprogrammés avec un GPS et parfois dotés d’un guidage terminal électro-optique, sont envoyés en vagues successives. Ils visent les centrales électriques, les sous-stations, les dépôts de carburant, les nœuds ferroviaires, mais aussi les villes de l’arrière comme Lviv ou Dnipro. Lors d’attaques de pointe, la Russie a déjà lancé plus de 700 drones en une nuit, et certains responsables occidentaux jugent crédible la capacité d’en envoyer 2 000 en 24 heures d’ici la fin 2025.

La logique est double. D’un côté, saturer les radars et les batteries de missiles ukrainiennes. De l’autre, imposer un calcul économique asymétrique : un drone de type Shahed-136 / Geran-2 peut coûter entre 20 000 et 80 000 dollars, alors que le missile sol-air employé pour l’abattre – Patriot, NASAMS, IRIS-T ou même AIM-9 tiré depuis un avion – peut valoir plusieurs centaines de milliers de dollars, voire plus de 600 000 dollars pour un seul tir.

Ce modèle d’attrition par les drones s’inscrit dans une “économie de la guerre longue” que Moscou assume désormais ouvertement : multiplier les frappes à faible coût pour épuiser les stocks occidentaux, endommager l’économie ukrainienne et miner la résilience de la population pendant l’hiver.

La montée en puissance industrielle de la Russie des drones

La transformation des Shahed iraniens en Geran russes

Au début de la guerre, la Russie dépend largement des livraisons iraniennes de Shahed-136, des drones delta à moteur à pistons, capables de parcourir plus de 1 000 km avec une charge explosive d’environ 40 à 50 kg. Progressivement, Moscou intègre cette technologie dans son propre complexe militaro-industriel. Un accord avec Téhéran aboutit à la création d’une ligne d’assemblage dans la zone économique spéciale d’Alabuga, au Tatarstan.

Les rapports d’experts indiquent qu’au printemps 2025, l’usine d’Alabuga produit en moyenne environ 170 Geran-2 par jour, soit plus de 5 000 drones par mois. Au total, plus de 26 000 drones Geran-2 auraient été déjà fabriqués, avec un objectif annuel de 40 000 unités, complétés par 24 000 drones “Gerbera” plus simples, utilisés comme leurres.

Les autorités ukrainiennes et plusieurs think tanks spécialisés estiment qu’en septembre 2025, la capacité théorique de production des drones de type Shahed atteint environ 2 700 unités par mois, uniquement pour cette famille de munitions. Cette montée en cadence repose sur des composants électroniques largement importés – microcontrôleurs, capteurs, GPS – en grande partie d’origine chinoise, malgré les sanctions.

En parallèle, les drones ont évolué technologiquement. Certains Geran-2 récupérés intègrent désormais des caméras infrarouges, des modules Nvidia Jetson pour le traitement d’image et des liaisons de données qui permettent une navigation plus intelligente, la recherche autonome de cibles et la collecte de renseignement électromagnétique pendant le vol. Cette sophistication reste compatible avec une production de masse, car la cellule reste simple et les volumes permettent de réduire le coût unitaire.

L’essor des drones Lancet et des drones FPV

Au-delà des Shahed, Moscou a investi massivement dans les drones d’attaque tactiques. Le système drones Lancet, une munition rôdeuse conçue pour détruire l’artillerie, les systèmes de défense antiaérienne et les véhicules blindés, est devenu l’un des symboles de cette mutation. Selon plusieurs analyses, plus de 2 800 Lancet ont été utilisés contre les forces ukrainiennes, avec un taux de réussite revendiqué de près de 78 % sur les cibles d’artillerie.

À l’échelle de l’ensemble du spectre, Vladimir Poutine a admis en 2025 que l’industrie russe avait produit plus de 1,5 million de drones militaires en un an, tout en reconnaissant que la demande du front restait supérieure à l’offre. Il ne s’agit pas seulement de grandes munitions rôdeuses, mais aussi d’une masse de drones FPV bon marché, souvent construits à partir de châssis civils et équipés d’une charge creuse. Ces appareils, pilotés en vue subjective grâce à un casque vidéo, sont devenus l’extension “low cost” de l’artillerie, capables de frapper un blindé ou un poste de commandement avec quelques kilogrammes d’explosifs.

Cette galaxie de programmes est soutenue par un maillage d’usines nouvelles ou réorientées : Udmurtie pour les Lancet, entreprises privées “patriotes” pour les drones FPV, et grands groupes publics pour la production de cellules, moteurs thermiques et composants structurels. La Russie a ainsi reconfiguré en trois ans une part importante de son industrie pour alimenter une guerre de drones à très grande échelle.

La stratégie de saturation pour casser la défense aérienne ukrainienne

La logique de l’épuisement économique et psychologique

La stratégie russe d’un “hiver de drones” vise explicitement la défense aérienne ukrainienne. En multipliant les attaques massives, Moscou cherche à ouvrir plusieurs fronts simultanés : drones sur le réseau électrique, missiles balistiques sur les villes, bombes planantes sur la ligne de front. Les frappes combinent souvent des drones leurres, programmés pour voler haut et lentement, avec des munitions plus dangereuses volant à très basse altitude ou suivant des trajectoires complexes.

Chaque vague impose aux Ukrainiens un dilemme : utiliser un missile sol-air moderne pour assurer la protection d’une centrale thermique ou accepter qu’un drone à 30 000 dollars frappe un transformateur stratégique. Au fil des mois, ce calcul érode les stocks occidentaux. Certains rapports évoquent des périodes où plus de 60 % des frappes russes sont menées par des drones, le reste par des missiles de croisière ou balistiques.

L’impact psychologique est tout aussi recherché. Les drones arrivent souvent la nuit, sur plusieurs villes en même temps. Leur bruit caractéristique de moteur à piston, comparé à une “tondeuse volante”, est devenu un marqueur sonore de la guerre moderne. Les alertes répétées, les coupures d’électricité, les dégâts sur les réseaux de chauffage en plein hiver font partie de la stratégie d’usure visant les civils autant que l’armée.

Un outil pour frapper l’arrière tout en préservant l’aviation pilotée

L’aviation russe traditionnelle demeure présente, en particulier sous la forme d’avions de chasse larguant des bombes planantes à distances de sécurité ou de bombardiers tirant des missiles de croisière depuis le territoire russe. Mais le recours massif aux drones permet de limiter l’exposition des pilotes aux systèmes sol-air ukrainiens.

Là où, dans la doctrine soviétique, la supériorité aérienne reposait sur la masse d’avions et l’artillerie antiaérienne, la doctrine actuelle mise sur une combinaison de drones, de missiles, de guerre électronique et d’aviation pilotée opérant hors de portée. Les drones kamikazes, eux, peuvent survoler pendant des centaines de kilomètres le territoire ukrainien sans mettre en danger un équipage. Leur perte est acceptée : ce sont des consommables.

Cette approche renforce la profondeur de frappe russe. Des objectifs situés à 700 ou 900 km de la frontière – dépôts de carburant, hubs logistiques, infrastructures d’exportation – peuvent être visés régulièrement, ce qui était plus complexe avant la généralisation de ces drones longue portée. Elle rend également plus difficile la tâche des planificateurs ukrainiens, qui doivent protéger simultanément la ligne de front, les nœuds ferroviaires, les villes et les installations énergétiques.

drones kamikazes russes

La doctrine de guerre russe remodelée par les drones

Du feu d’artillerie massif au tir de précision guidé par drone

Avant 2022, la doctrine russe mettait déjà l’accent sur l’artillerie de masse et la profondeur de feu. La nouveauté tient à l’intégration systématique des drones dans la boucle de tir. Des quadricoptères légers repèrent les positions ukrainiennes à quelques kilomètres, transmettent les coordonnées en temps réel, et des drones Lancet ou des obus guidés viennent terminer le travail.

Cette boucle capteur-tireur raccourcie a des effets concrets. D’un côté, l’artillerie ukrainienne doit se déplacer beaucoup plus vite pour éviter d’être détectée et engagée dans les minutes qui suivent un tir. De l’autre, les Russes peuvent économiser des munitions : plutôt que de saturer une zone avec des dizaines d’obus, un seul drone kamikaze correctement guidé suffit parfois à neutraliser un canon automoteur ou un radar.

Les drones FPV jouent ici un rôle de “scalpel”. Ils visent les insuffisances de la ligne adverse : un char mal camouflé, un camion munitions, une tranchée, une antenne radio. Leur portée limitée (quelques kilomètres), compensée par leur précision, complète les capacités de portée longue des Geran-2. L’ensemble forme une architecture de feu multi-niveaux, qui combine saturation, précision et profondeur.

Vers une possible “armée des drones” dédiée

Les autorités russes évoquent désormais la création d’une branche spécifique des forces armées, centrée sur les drones, avec ses propres écoles, centres de doctrine et chaînes logistiques. Des centres d’entraînement dédiés se multiplient déjà, où les opérateurs apprennent à piloter des drones FPV, à coordonner des essaims, à travailler sous forte guerre électronique et à intégrer les flux de données dans les systèmes de commandement.

Cette évolution doctrinale va au-delà du champ ukrainien. En Ukraine, la Russie teste un modèle de guerre aérienne où les capteurs et les vecteurs non habités jouent un rôle central, préfigurant potentiellement ce que Moscou pourrait déployer, à terme, face à l’OTAN. La collecte de données sur la réaction des systèmes occidentaux, sur les faiblesses des radars, des communications et des réseaux électriques, fait partie intégrante de cette expérimentation à grande échelle.

L’intégration d’algorithmes embarqués – reconnaissance d’images, détection automatique de cibles, optimisations de trajectoire – ouvre aussi la voie à des munitions de plus en plus autonomes. Si l’homme demeure “dans la boucle” pour la décision de tir, la vitesse de traitement et le volume de données traitées par ces systèmes tendent à réduire les délais de réaction côté défense.

Les limites et les faiblesses d’un déluge de drones

Malgré cette montée en puissance, le “déluge” de drones kamikazes russes n’est pas sans limites. D’abord, la Russie reste contrainte par l’accès aux composants électroniques avancés. Les sanctions obligent à passer par des circuits commerciaux détournés, des sociétés écrans et des importations parallèles qui renchérissent les coûts et introduisent des fragilités dans la chaîne logistique.

Ensuite, l’Ukraine s’adapte. À côté des missiles sol-air, Kyiv déploie des équipes mobiles équipées de mitrailleuses, de canons antiaériens légers, de brouilleurs portables et de drones intercepteurs. Des systèmes plus simples et moins coûteux, comme des canons automatiques ou des missiles à courte portée, sont privilégiés contre les drones de faible valeur. Les villes renforcent leurs abris, protègent leurs transformateurs, multiplient les réparations rapides. Cette “résilience de tranchée” réduit l’efficacité stratégique de chaque frappe isolée.

Enfin, la prolifération de drones ne garantit pas une percée décisive. En saturant le ciel, Moscou a indéniablement renforcé sa capacité d’attrition, mais au prix d’une dépendance croissante à un outil vulnérable aux sauts technologiques adverses : meilleure guerre électronique, lasers de défense rapprochée, munitions anti-drones dédiées. L’écosystème ukrainien de drones, très innovant et soutenu par des financements occidentaux, réplique par des solutions asymétriques, ce qui transforme le conflit en laboratoire mondial des contre-mesures.

Alors que l’hiver s’installe de nouveau sur le front, la Russie parie sur la quantité et sur le temps. L’Ukraine, elle, compte sur la créativité technologique et sur l’aide occidentale pour encaisser cette nouvelle campagne de saturation de drones. L’issue de ce duel industriel et doctrinal dira beaucoup de la capacité des démocraties à rester dans la course face à un adversaire prêt à transformer tout son appareil productif en machine à fabriquer des UAV.

Sources (sélection) :

– CSIS, « Drone Saturation: Russia’s Shahed Campaign », 13 mai 2025.
– The Kyiv Independent, chiffres de drones russes lancés en juillet 2025.
– Adapt Institute / HUR Ukraine, analyses de la production de Shahed / Geran-2 à Alabuga, septembre 2024–2025.
– Wikipedia / HESA Shahed-136, données techniques et estimations de production Geran-2 2024–2025.
– Army Recognition, rapports sur l’emploi des drones Lancet et Gerbera.
– Reuters, déclaration de Vladimir Poutine sur 1,5 million de drones produits en un an, avril 2025.
– Economic Times, analyse des coûts des drones Geran-2 et des missiles d’interception occidentaux, septembre 2025.
– AP / Business Insider, articles sur la montée des frappes massives de drones russes et la capacité potentielle d’en lancer 2 000 en une nuit, été 2025.

Avion-Chasse.fr est un site d’information indépendant.

A propos de admin 2167 Articles
Avion-Chasse.fr est un site d'information indépendant dont l'équipe éditoriale est composée de journalistes aéronautiques et de pilotes professionnels.