
Le système Mozyr visait à protéger les silos soviétiques ICBM grâce à un tir de projectiles métalliques — analyse technique et stratégique.
En résumé
Pendant la Guerre froide, l’URSS a développé le système “Mozyr”, un dispositif d’active protection pour silos ICBM, qui devait détruire des ogives entrantes à l’aide de nuages de tiges métalliques lancées en vol terminal. Le programme, débuté vers 1975, a été testé sur la base de Kura missile test range en Sibérie orientale (Kamchatka) durant la seconde moitié des années 1980. Il n’a jamais été déployé opérationnellement, mais il représente une approche singulière de défense de silos fixes face aux frappes nucléaires. D’un point de vue stratégique, le projet illustre les efforts soviétiques pour maintenir une dissuasion crédible tout en tentant de réduire la vulnérabilité de ses silos ICBM face à une attaque de masse.
Le système : concept, mécanique et caractéristiques techniques
La création du système Mozyr répond à une vulnérabilité structurelle : les silos de missiles restent des cibles fixes et connues, même bien dissimulées. À cette fin, le dispositif visait à intercepter des ogives balistiques ennemies dans leur phase terminale, peu avant l’impact ou la mise à feu nucléaire. Concrètement :
- Le système utilisait un lanceur multi-canons, parfois décrit comme “quelques centaines de tubes” ou “80 tubes”.
- Chacun de ces tubes était chargé d’une charge de propulseur et d’un projectile en alliage acier-tungstène.
- Le tir créait un nuage dense de tiges métalliques ou de fléchettes, délibérément projetées sur la trajectoire de l’ogive en descente, à une vitesse relative de l’ordre de 6 km/s (environ 21 600 km/h).
- Un radar à réseau phasé, notamment le modèle 5N65 « Flat Twin », fut déployé pour le suivi-détection des objets entrants à basse altitude.
- Le site de test prévu était situé à environ 19 km du volcan Shiveluch, sur la péninsule de Kamchatka, à proximité de Kura. Le déplacement logistique nécessita près de 250 vols de transport aérien.
D’un point de vue fonctionnel, ce procédé se rapprochait d’un système hard-kill d’autoprotection (APS) adapté aux silos. Habituellement, un APS protège un véhicule en combat rapproché ; ici l’idée était d’appliquer ce concept à une infrastructure stratégique fixe. L’intérêt technique résidait dans la simplicité relative du principe (fléchettes cinétiques plutôt que missiles guidés coûteux) et le besoin de rapidité dans la phase terminale d’une ogive. Le dispositif aurait pu intervenir à une altitude pouvant atteindre environ 6 km selon certaines sources.
En termes de chiffres : le programme impliqua 250 entreprises réparties dans 22 ministères d’État soviétique. Le missile que ce système visait à protéger, le R-36M2 Voevoda (OTAN : SS-18 Mod 5/6 « Satan »), pouvait porter jusqu’à 10 MIRV de 500–750 kT ou une unique ogive de 8 Mt selon la version.
À cet égard, la démarche technique est remarquable : elle rejette l’usage de missiles intercepteurs lourds pour privilégier un tir cinétique à courte portée. Toutefois, elle impose des contraintes extrêmes : détection ultra-rapide, viseurs automatiques très fidèles, densité de tir très élevée, et absence d’erreur possible. Tout retard ou dispersion du nuage de projectiles réduit drastiquement la probabilité d’interception.
Le contexte et le marché stratégique des armes balistiques
Durant la Guerre froide, la course aux missiles balistiques et à la défense antimissile marqua profondément la stratégie nucléaire. Le développement de MIRV (warheads indépendamment ciblables) augmentait la complexité de la défense : un tir unique pouvait délivrer plusieurs ogives sur différentes cibles, rendant les systèmes de défense existants vulnérables. Ainsi, la R-36M2 visait à contrer la dissuasion américaine.
La Russie contemporaine investit aux côtés de la Chine dans la modernisation des forces stratégiques, y compris les boucliers antimissiles. Le rapport d’une institution stratégique indique que les projets comme Mozyr faisaient partie d’un ensemble plus vaste de recherche soviétique en défense antimissile.
Aujourd’hui encore, la Russie maintient des silos et des missiles hérités de l’URSS, tels que l’UR-100N (SS-19). Le marché mondial de la défense antimissile est estimé à plusieurs dizaines de milliards d’euros par an. Bien que Mozyr n’ait pas été adopté, son principe reste un exemple de solution à coût potentiellement plus faible qu’un système ABM standard. Le problème majeur demeure la probabilité de destruction d’un RV MIRV par interception cinétique, qui chute fortement si des leurres et aides à pénétration sont utilisés.
Si une ogive entre dans l’atmosphère à 7 000 m/s (25 200 km/h) et que la densité de fléchettes doit atteindre plusieurs milliers par mètre carré à 2 km de distance pour garantir l’impact, les exigences techniques sont considérables. Cette réalité explique que malgré son intérêt stratégique, Mozyr fut abandonné en 1991, faute de contexte favorable et de moyens après l’effondrement soviétique.
Les conséquences stratégiques et opérationnelles du système
L’existence d’un tel système aurait plusieurs conséquences majeures.
Pour la vulnérabilité des silos
La posture nucléaire repose sur la capacité de seconde frappe : un pays doit conserver assez d’armes pour riposter après une frappe ennemie. Si un silo est perçu comme vulnérable, la logique de dissuasion peut être ébranlée. Le déploiement d’un système comme Mozyr aurait réduit cette vulnérabilité, améliorant la stabilité stratégique en diminuant la valeur d’un premier coup.
Pour la course aux systèmes pénétrateurs et aux contre-mesures
La montée des MIRV et des leurres rendait l’interception de plus en plus difficile. Le développement de la défense conduit donc à une escalade : chaque amélioration défensive incite l’adversaire à améliorer l’offensive (leurres, manœuvres, hypersonique). Mozyr s’inscrivait pleinement dans cette dynamique.
Pour l’économie de la dissuasion
L’un des avantages du principe Mozyr était son coût comparativement faible face à un réseau complet d’intercepteurs anti-balistiques. Il offrait une alternative potentielle pour renforcer les silos sans multiplier les missiles intercepteurs coûteux. Cependant, la densité de tir et la précision requises limitaient les gains économiques réels.
Pour l’évolution des menaces
Depuis les années 1980, les ogives balistiques ont gagné en vitesse, en agilité et en manœuvrabilité. Les systèmes comme Mozyr devraient être entièrement repensés pour contrer ces évolutions. Protéger efficacement un silo contre un véhicule hypersonique serait presque impossible avec cette approche.
Mozyr aurait pu rendre moins lucrative une attaque de silo, mais il exigeait des technologies de pointe et restait soumis à l’escalade offensive et défensive.

Pourquoi le programme n’a-t-il pas été déployé ?
Plusieurs raisons expliquent que Mozyr n’ait jamais été déployé opérationnellement :
- L’effondrement de l’Union soviétique : le financement a été interrompu après la tentative de coup d’État de 1991.
- La complexité technologique : bien que testé, l’installation exigeait une logistique lourde et une fiabilité extrême.
- La mutation du contexte stratégique : après le traité ABM de 1972 puis sa disparition en 2002, la priorité passa aux systèmes mobiles et aux armes hypersoniques.
- Le rapport coût-efficacité : la performance réelle restait incertaine, surtout face aux progrès offensifs américains.
Certaines analyses soulignent que la densité de projectiles et le contrôle du tir à plusieurs kilomètres par seconde rendaient toute erreur fatale. Un écart de quelques millisecondes suffisait à compromettre l’interception.
Portée et perspectives actuelles
Même aujourd’hui, l’idée d’un bouclier pour silos n’est pas obsolète. En 2012, des sources russes évoquaient la possibilité d’un retour de ce concept. Les États-Unis avaient envisagé un programme similaire, Swarmjet, qui n’a jamais dépassé le stade de conception. La Chine, de son côté, étend rapidement ses capacités terrestres et maritimes, rendant concevable une protection localisée de silos par des moyens cinétiques.
La question demeure : dans un monde où les ogives manoeuvrantes et les leurres prolifèrent, un système comme Mozyr peut-il encore être viable ? Techniquement, il pourrait servir de défense terminale complémentaire, mais il ne remplace pas la mobilité ni la redondance des systèmes de lancement.
Le projet Mozyr illustre de manière frappante la recherche d’une défense active des silos ICBM soviétiques à l’époque de la Guerre froide. Ce concept ambitieux, qui prévoyait de neutraliser des ogives entrantes à l’aide de nuages de projectiles métalliques, reste un des épisodes les plus originaux de la dissuasion nucléaire.
Bien qu’il n’ait jamais été mis en service, il met en lumière :
- la vulnérabilité persistante des silos fixes et les efforts pour y remédier ;
- la course continue entre attaque et défense balistique ;
- l’importance d’une logique économique dans la dissuasion : la recherche de solutions efficaces sans explosion budgétaire.
Aujourd’hui, alors que les menaces balistiques se multiplient et que les puissances nucléaires modernisent leurs arsenaux, le concept Mozyr retrouve une forme d’actualité. Il rappelle que la protection des silos peut passer par des approches radicales et techniques, mais que la fiabilité, la précision et l’évolution des contre-mesures demeurent des défis majeurs. Ce projet témoigne de la complexité stratégique et technique de la dissuasion nucléaire : un équilibre fragile entre innovation, pragmatisme et survie.
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